Le ministre de la justice relaxé par un tribunal d’exception composé majoritairement de politiques ; le ministre du travail en procès tout en restant en fonctions ; l’ex-ministre du budget fraudeur fiscal qui veut revenir en politique : le mouvement de délitement du rapport que la démocratie française entretient avec l’éthique publique s’accélère.

Fabrice Arfi

29 novembre 2023 à 18h38

Il est, parfois, des hasards de calendrier qui parlent d’eux-mêmes. Ainsi, en l’espace de trois jours, la France aura vu son ministre du travail en fonction être jugé dans une affaire de marché présumé truqué, son ancien ministre du budget condamné pour fraude fiscale annoncer un possible retour en politique et son ministre de la justice en poste être relaxé du délit de « prise illégale d’intérêts » par un tribunal d’exception que l’actuelle majorité présidentielle voulait supprimer il y a quatre ans tant il incarnait à ses yeux une justice d’entre-soi.

Ces trois événements séparés racontent bien une même histoire : le moment où semble s’accélérer le mouvement de délitement total du rapport que la démocratie française entretient avec l’éthique publique et d’effondrement de la confiance collective qu’un peuple offre, dans l’heureuse diversité de ses convictions politiques individuelles, à ses dirigeants.

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Éric Dupond-Moretti, Jérôme Cahuzac, Olivier Dussopt. © Photomontage Mediapart

Les lois de l’actualité commandent de commencer par l’événement le plus récent : la relaxe, mercredi 29 novembre, d’Éric Dupond-Moretti devant la Cour de justice de la République (CJR). Les faits à l’origine du procès sont connus et ont été largement commentés – le garde des Sceaux était accusé d’avoir détourné les moyens disciplinaires de son ministère afin de se venger de magistrats anticorruption avec lesquels il avait eu des démêlés personnels et professionnels quand il était avocat.

La nature du tribunal qui l’a relaxé, allant à l’encontre des réquisitions du procureur général, doit, elle, être rappelée : dans sa formation de jugement, la CJR est majoritairement composée de parlementaires issus des rangs de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ils sont au nombre de douze, les magistrats professionnels ne représentant que trois petites voix. En somme, les politiques se jugent entre eux.

La cour a estimé que si le délit de « prise illégale d’intérêts » était matériellement constitué, le ministre n’avait pas l’intention de le commettre.

Ce vice d’origine de la CJR, ajouté à la clémence dont elle a fait preuve ces trente dernières années dans de nombreuses affaires – confinant parfois à la parodie de justice –, avait poussé François Hollande, en 2012, puis Emmanuel Macron, en 2017, à en demander la suppression. Celle-ci, qui a même été annoncée en conseil des ministres le 24 août 2019, n’a finalement jamais eu lieu, les membres du gouvernement gardant ainsi un incroyable privilège de juridiction que la France continue d’offrir à sa classe dirigeante.

Résultat : quoi qu’il advienne – condamnations ou relaxes –, les jugements de la CJR sont toujours frappés du sceau du soupçon et ne paraissent avoir une véritable autorité que pour celles et ceux qui en profitent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si même le très officiel site vie-publique.fr, pourtant édité par les services de Matignon, présente la cour comme « une institution contestée ».

Le cartel de l’impunité en action

Un ancien président de la CJR, le magistrat Jean-Baptiste Parlos, avait particulièrement bien expliqué la situation en mai 2020 devant une commission parlementaire : « Pour résumer de manière un peu triviale la problématique de la Cour de justice de la République, je dirais qu’elle donne l’impression que les affaires concernant les ministres s’y résolvent par de petits arrangements entre amis. » La relaxe d’Éric Dupond-Moretti, dont les agissements à sa prise de poste avaient provoqué un schisme historique avec la magistrature, n’échappe évidemment pas à la règle.

Jamais en manque d’inventivité, la CJR a d’ailleurs dû déplier un argument qui ne manque pas de souplesse pour relaxer le ministre. La cour a en effet estimé que si le délit de « prise illégale d’intérêts » reproché à Éric Dupond-Moretti était matériellement constitué, le ministre n’avait pas l’intention de le commettre. Selon les juges de la CJR, le ministre n’aurait ainsi pas été assez prévenu que sa situation de conflit d’intérêts objective pouvait se muer en « prise illégale d’intérêts ». Ce qui fait, du coup, d’Éric Dupond-Moretti un savant mélange de Monsieur Jourdain et de Richard Virenque, version droit pénal.

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On parle d’un homme qui, avant d’arriver Place Vendôme, a été avocat pendant trente-cinq ans et réputé être l’un des meilleurs de sa génération. On parle aussi du ministère de la justice et du cabinet du garde des Sceaux qui ne sont pas censés être les moins bien informés sur les choses du droit.

Si l’on ajoute à cela l’attitude vindicative, sentencieuse, déplacée qui fut celle du ministre durant les onze jours d’audience de son procès, y compris à l’égard de magistrats témoins ou victimes sur lesquels il a, en tant que ministre, une autorité, le cas Dupond-Moretti a de quoi laisser incrédule. D’autant que, relaxé, il estime avoir encore moins de raisons de démissionner que lorsqu’il était poursuivi, et cela ouvre une période inconnue concernant sa relation avec la magistrature après son procès.

En attendant, il n’est pas difficile d’imaginer combien la relaxe d’Éric Dupond-Moretti va libérer la parole du cartel de l’impunité qui ne digère pas l’idée même de devoir rendre des comptes. Les antiennes sur les dangers de « la République des juges » vont, à n’en pas douter, reprendre de plus belle dans la bouche de tous ceux qui, trop contents de cette « victoire » obtenue par une cour majoritairement… politique, et vont permettre de faire oublier un temps que la loi n’est pas votée par les juges, mais par les élus, les magistrats étant là pour la faire appliquer.

Dans une partie du monde politique, cette règle semble être acceptée à la condition qu’elle ne concerne pas trop la délinquance en col blanc. Le désir de « tolérance zéro » est, en la matière, inversement proportionnel à la nature des délits qui sont jugés, selon que vous serez puissant ou misérable, comme dans Les Animaux malades de la peste. Et c’est évidemment insupportable pour qui est attaché à l’idée de l’égalité des droits et des devoirs, un principe censé avoir un tout petit peu de sens en démocratie.

La doctrine Macron sur la justice : un populisme digne de Trump

Sous le second quinquennat d’Emmanuel Macron quand on se demande où sont les ministres, la réponse est de plus en plus souvent : au tribunal. Car après Éric Dupond-Moretti, qui s’en est sorti, Olivier Dussopt, son collègue de gouvernement, y est à son tour entré, lundi 27 novembre, date de l’ouverture de son procès à Paris pour « favoritisme ».

Le ministre du travail y est jugé pour avoir participé, quand il était maire d’Annonay (Ardèche) en 2009, au truquage présumé d’un marché public de l’eau au profit d’un géant français du secteur, la Saur. Le ministre prévenu, qui dément tout acte illégal dans ce dossier ouvert après des révélations de Mediapart, bénéficie comme tout mis en cause de la présomption d’innocence.

Mais au-delà du dossier en lui-même, le procès Dussopt est intéressant par ce que le chef de l’État en dit politiquement. À en croire une indiscrétion livrée par France Inter, Emmanuel Macron s’est récemment exprimé en conseil des ministres pour apporter son soutien au ministre du travail en disant « voir dans ce procès une nouvelle dérive du système démocratique dans son ensemble ». « Le dernier mot doit revenir au peuple souverain et non aux juges », selon des propos du président rapportés par un ministre présent.

Il faut s’arrêter un instant sur l’articulation de la pensée présidentielle. Que des juges qui jugent représenteraient ainsi pour Emmanuel Macron, qui est le garant constitutionnel de l’indépendance de la justice, une « dérive » de la démocratie en dit long sur son rapport aux institutions.

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Sans des cheveux orange et des WC plaqués or, Emmanuel Macron parle exactement comme Donald Trump aux États-Unis. Ou comme Silvio Berlusconi en Italie. Ou comme Benyamin Nétanyahou en Israël. Ou comme Jair Bolsonaro au Brésil. C’est-à-dire comme tous les pyromanes de la place qui ont fait de leur haine de l’institution judiciaire le carburant d’un populisme échevelé. Celui-ci a plusieurs visages, mais toujours une même fin : conserver le privilège de l’impunité en jouant la carte du « peuple » quand cela les arrange.

Les mots d’Emmanuel Macron, même s’ils tranchent radicalement avec sa posture politique lorsqu’il était le candidat de la moralisation de la vie publique durant la campagne présidentielle de 2017, n’ont cependant rien de surprenant pour qui suit son évolution depuis qu’il est président.

En 2018, affaibli par les secousses de l’affaire Benalla, il s’en était déjà pris dans son fameux discours de la Maison de l’Amérique latine à tout ce qui peut représenter un contre-pouvoir dans une démocratie. Un vrai concours de ball-trap où tout le monde en prenait pour son grade : la presse, la justice, le Parlement et les oppositions…

La responsabilité politique paraît avoir disparu dans les limbes du renoncement.

Pareillement, durant les premiers développements judiciaires de l’affaire Dupond-Moretti, Emmanuel Macron avait dit, quitte à tuer une deuxième fois Montesquieu, que la justice ne devait pas devenir un pouvoir. Et en pleine révélation de l’affaire Kohler (du nom de son secrétaire général de l’Élysée mis en examen pour « prise illégale d’intérêts »), le président de la République n’avait pas hésité à s’en prendre devant les caméras de Complément d’enquête (France 2) à la société civile, en attaquant l’association Anticor.

Qu’il semble loin le temps où, sur le plateau de Mediapart, en mai 2017, Emmanuel Macron disait regretter qu’« on ait muté la responsabilité politique vers une responsabilité de type pénal ou judiciaire ». « On arrive à faire vivre la responsabilité d’un ministre uniquement quand il a des affaires », ajoutait-il, ne craignant manifestement pas d’être démenti par le président qu’il deviendra.

De fait, aujourd’hui, la responsabilité politique paraît avoir disparu dans les limbes du renoncement et la responsabilité pénale est méprisée un peu plus chaque jour, vu le bras de fer engagé par le chef de l’État avec les magistrats par affaires interposées. Et, au milieu de tout cela, des citoyen·nes qui n’y comprennent plus rien. D’un côté, on leur dit qu’il faut respecter l’autorité, la police, la justice ; de l’autre, que cette même autorité est le symptôme d’une dérive quand elle est curieuse des pratiques du pouvoir…

Cahuzac, Kant y en a plus y en a encore 

Cerise sur le gâteau de cette semaine noire, un revenant s’est invité dans la discussion publique : Jérôme Cahuzac. L’ancien ministre de François Hollande, qui a accepté d’être nommé ministre du budget (c’est-à-dire chargé de la lutte contre la fraude fiscale) tout en détenant des comptes non déclarés en Suisse et à Singapour, a fait part de son désir de revenir en politique cinq ans après sa condamnation en appel à quatre ans de prison dont deux ferme – son avocat était alors Éric Dupond-Moretti.

Que les choses soient claires, personne ne peut être insensible – en tout cas pas ici – à la réinsertion des personnes condamnées qui ont payé leur dette et qu’aucune mort sociale ne doit menacer. Mais dans le cas de Jérôme Cahuzac, vouloir revenir est une chose et la manière avec laquelle il le fait en est une autre.

Sur le plateau de la matinale de France Inter, lundi 27 novembre, l’ancien ministre fraudeur s’est ainsi abrité derrière la philosophie d’Emmanuel Kant (1724-1804) et de son rapport à la morale individuelle/universelle pour nous dire qu’il était désormais en paix avec lui-même – à la bonne heure. Et quand la journaliste Sonia Devillers lui demande comment lui faire désormais confiance, Jérôme Cahuzac a cette réponse extraordinaire : « C’est votre problème, ce n’est plus le mien. »

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L’homme qui, par sa fraude fiscale – l’un des pires crimes sociaux, a fortiori quand il est commis par le ministre du budget –, par ses mensonges et ses manipulations, a durablement détruit la confiance publique, n’a aucun problème à venir expliquer publiquement qu’il se lave les mains des questions, pourtant légitimes, qui se posent. Manifestement ivre de lui-même, il donne l’impression que la seule chose qui compte, c’est lui et son désir intact de pouvoir. En cela, il ne paraît pas si éloigné d’un toxicomane trop longtemps sevré de sa drogue favorite.

Aucune audace ne semble l’impressionner. Par exemple celle-ci, qui vaut son pesant d’avoirs cachés à l’étranger : « Je ne suis pas sûr que sur le plan politique, la création de la Nupes ne soit pas plus grave [que sa fraude fiscale]. » Il faut bien avouer qu’un tel niveau de confusionnisme, à une heure de grande écoute, donne parfois le sentiment de vivre dans un épisode de la série Black Mirror.

En 2017, un homme politique interrogé sur les affaires avait confié sur le plateau de Mediapart qu’« au-delà de la question de justice, la moralité propre de chacun des individus devrait les conduire à s’effacer et à ne plus jamais solliciter la confiance de leurs concitoyens » quand ils ont été définitivement condamnés par la justice dans une affaire d’atteinte à la probité.

Il s’agissait d’Olivier Dussopt.

Fabrice Arfi

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