Un grand mouvement social ne se contente jamais de pousser des revendications. Il porte au jour une aspiration collective à changer la vie ; il saisit ses participants et les métamorphose. C’est l’expérience qu’a vécue l’écrivaine Annie Ernaux lors des manifestations de novembre-décembre 1995.

par Annie Ernaux

 

Le Monde diplomatique
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Marylin Cavin. – « En cadence », 2019 © ADAGP, Paris, 2023 – www.marylincavin.net

Comme souvent, on n’avait pas vu venir les choses. Jacques Chirac venait de remporter l’élection présidentielle en dénonçant la « fracture sociale ». Il incarnait une droite populaire, du moins soucieuse de son électorat populaire. À la différence du projet pour les retraites du pouvoir actuel, celui de 1995 sur la Sécurité sociale, l’alignement du public sur le privé concernant les pensions, et autres points de réforme, n’avait pas été du tout annoncé, préparé par des débats. En novembre 1995, ça nous est tombé dessus et on a mis un peu de temps à comprendre ce qui se jouait. Mais il y avait cette arrogance d’Alain Juppé, le premier ministre et auteur du plan, sa morgue de celui qui sait mieux et donne la sensation humiliante en l’écoutant de faire partie d’une masse forcément stupide. Je crois qu’au début on a surtout refusé ça, cette arrogance. Qu’on avait besoin de relever la tête.

Le 24 novembre 1995, c’est la première grande journée de grève contre le plan Juppé et le début d’une mobilisation de tous les secteurs publics. Ni trains, ni métros, ni postes, ni écoles. Il faisait très froid. Je me souviens d’avoir éprouvé un sentiment exaltant d’incertitude, d’être dans ces moments, rares, où l’histoire se fait, parce que pour une fois les gens qui travaillent en sont les acteurs. Pendant une semaine, je crois ne pas avoir été seule à penser que nous étions dans un temps prérévolutionnaire. À la différence de Mai 68, la population dans son ensemble soutenait la grève. Les travailleurs du privé, qui, eux, ne faisaient pas grève, disaient à ceux du public : « Vous faites la grève pour nous, à notre place. » On sortait brusquement du tunnel des années d’après 1983, de cette fin du politique partout annoncée. En revendiquant leurs droits, les cheminots, les agents d’EDF [Électricité de France] et les postiers s’opposaient au règne inéluctable de l’économie, ils défiaient l’ordre du monde. Je ne sais plus si on a entendu le slogan « Un autre monde est possible », comme au Forum de Porto Alegre et dans les rues de Seattle et de Gênes un peu plus tard.

Mais c’est dans ces jours de décembre 1995 que, en France, s’est faite la prise de conscience que les marchés, l’internationalisation des échanges, la construction d’une Europe libérale dirigeaient la vie des gens. Qu’on a commencé à lier construction de l’Europe et démolition des droits sociaux, ou plutôt qu’on a commencé à dénoncer les réformes comme autant de concessions à la Commission de Bruxelles. Avec beaucoup d’autres, en 1992, j’avais voté « non » au référendum de Maastricht. L’intégration européenne défendue par François Mitterrand, avec tout ce qu’elle impliquait — la concurrence, le démantèlement des services publics —, était passée à presque rien.

Des socialistes au pouvoir, on avait attendu qu’ils changent la vie. Comme ils l’avaient promis. En 1981, il y avait eu beaucoup de mesures sociales importantes, comme la cinquième semaine de congés payés et la retraite à 60 ans. Puis, avec le « tournant de la rigueur », en fait tournant libéral, on était à mille lieues du Front populaire de 1936 espéré. Ma rupture inéluctable avec cette gauche avait été la guerre du Golfe en 1991, la pompe glaciale de Mitterrand — « les armes vont parler » —, l’implication de la France aux côtés des Américains, les milliers de morts sous les bombes à Bagdad et l’enthousiasme médiatique pour l’opération « Tempête du désert ».

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Marylin Cavin. – «Destination inconnue», 2019 © ADAGP, Paris, 2023 – www.marylincavin.net

La gauche du reniement, les éditorialistes, les experts : en 1995, tous ceux-là se sont mobilisés pour Juppé. En soutien à son plan, on trouvait des rocardiens. Il y avait Nicole Notat, qui ira jusqu’à demander au gouvernement d’instaurer un service minimum dans les transports (elle sera huée par des militants de la CFDT [Confédération française démocratique du travail], à la manif du 24 novembre). Il y avait les grands médias, y compris le service public, France Inter par exemple, tous favorables aux mesures du gouvernement.

C’est à ce moment-là qu’apparaît une scission de la gauche intellectuelle. Une partie d’elle avait signé une pétition favorable à la réforme. On y retrouvait le philosophe Paul Ricœur, le sociologue Alain Touraine, Pierre Rosanvallon, ou Joël Roman et Olivier Mongin, de la rédaction de l’encore influente revue Esprit. Moi qui avais de l’admiration pour l’œuvre de Ricœur, j’étais atterrée, révoltée de lire qu’il y avait au fond d’un côté une élite qui possède « une compréhension rationnelle du monde » et de l’autre la grande masse des gens qui suit ses passions, colère ou désir. C’est ce que dira Pierre Bourdieu aux cheminots en lutte dans un formidable et mémorable discours à la gare de Lyon, dont je crois qu’il n’y a pas beaucoup à changer en 2023 : « Cette opposition entre la vision à long terme de “l’élite” éclairée et les pulsions à courte vue du peuple ou de ses représentants est typique de la pensée réactionnaire de tous les temps et de tous les pays. »

Pierre Bourdieu aura été l’une des principales figures de l’autre pétition d’intellectuels, celle qui soutenait les grévistes. Je l’ai signée parce que j’étais évidemment de ce côté-là (1). Ce fut l’occasion de m’engager aux côtés de quelqu’un qui avait compté dans mon émancipation intellectuelle et mon devenir d’écrivaine. C’est à la lecture des Héritiers en 1971 que je m’étais sentie autorisée à écrire Les Armoires vides, sorti en 1974. Depuis je continuais de le lire, La Distinction, La Noblesse d’État, et ce livre qui est à la fois un tableau et une analyse de la société française, paru deux ans avant le plan Juppé, La Misère du monde. L’engagement politique de Bourdieu dans la grève a eu pour moi valeur d’obligation, en tant qu’écrivaine, de ne pas rester spectatrice de la vie publique. Voir ce sociologue, internationalement reconnu, s’impliquer dans le conflit social, l’entendre, était une immense joie, une libération. Il nous faisait, lui, nous redresser quand Juppé et les autres voulaient nous faire plier l’échine.

Un acte de mémoire

Les grèves dures et longues ont en commun de briser le cours habituel des jours. Celles de 1995 avaient comme particularité qu’une partie de la population continuait à devoir se rendre à l’usine ou au bureau sans moyen de transport autre que la voiture. Il y avait beaucoup de solidarité, pas mal de débrouille. On improvisait du covoiturage. La vente de vélos a explosé. Je me souviens que mon fils pour aller travailler de Paris en banlieue a dû acheter un VTT et que dans la grande surface où il est allé, c’est Poulidor en personne qui en faisait la promotion ! Mais on a tous marché beaucoup, en files serrées sur des trottoirs généralement vides, comme entre le quartier de la Défense et l’avenue de la Grande-Armée, sur le pont de Neuilly. Il faisait un froid glacial, il y avait de la neige. Dans Les Années, j’ai décrit cette marche hivernale comme un acte de mémoire. Quand les gens crapahutaient dans des villes sans bus ni métro, il y avait dans les corps, obscurément, de la mythologie, celle des grandes grèves racontées, qu’on n’a pas forcément connues.

Je me souviens du sentiment étrange en lisant Le Monde, le soir, comme si celui-ci était au-dessous de la réalité, du présent, sentiment d’ailleurs que provoque tout bouleversement social. D’une manière générale, les journaux et les radios regorgeaient d’éditoriaux raisonneurs, de haine des salariés en lutte. Je me réjouirai de la création quelques années plus tard de PLPL, « le journal qui mord et fuit » (2).

Dans la mobilisation si rapide et si forte contre le projet du gouvernement, le rôle de deux leaders syndicaux a été important, Marc Blondel pour FO [Force ouvrière], Bernard Thibault pour la CGT [Confédération générale du travail], ainsi que celui de dissidents de la CFDT qui créeront SUD [Solidaires, unitaires, démocratiques] — lequel va s’imposer après 1995 comme un mouvement de lutte majeur. Mais cette mobilisation ne peut se comprendre sans l’espèce d’électrochoc qu’avait produit le plan Juppé dans la société française. Celui-ci remettait en cause la Sécurité sociale, conquête de la Libération, les retraites, donc des choses fondamentales, existentielles même. Peu importait que la réforme vise les fonctionnaires et les salariés des entreprises publiques. Les gens se rendaient compte que l’État, en s’en prenant aux agents des services publics, attaquait indirectement le mode de vie de tout le monde, et on voit bien aujourd’hui que c’est en effet ce qu’il s’est produit en vingt ans. Les manifestants de 1995 l’avaient bien compris qui entonnaient « Tous ensemble ! » pour défendre les « acquis sociaux » — une expression qui, je crois, s’impose à ce moment-là. On l’entend moins aujourd’hui. Des décennies de libéralisme économique ont fini par rendre cette expression quasi honteuse, coupable. Tout est fait pour enlever cette idée de notre tête et de notre vie alors que les acquis des plus aisés sont, eux, légitimes. L’âge légal de départ à la retraite est devenu une variable d’ajustement d’intérêts économiques. Et c’est cela qui est en jeu aujourd’hui : la conscience que l’État a tous les droits sur la vie des citoyens et peut reculer à sa guise le moment où l’on pourra enfin jouir de l’existence. C’est à l’espérance du repos, de la liberté, du plaisir que s’en prend la réforme voulue par Macron. D’où l’opposition de toutes les catégories actives, jeunes et moins jeunes, de la population. Il est sûr, en revanche, que le président peut compter sur le soutien des retraités aisés — son électorat depuis le début — à une réforme qui n’affectera nullement leur vie.

De 1995 reste surtout le souvenir de la dernière mobilisation syndicale victorieuse. Voire plutôt d’une semi-victoire. Si le gouvernement Juppé a renoncé à aligner les retraites du public, il fera passer l’autre volet du plan, les mesures de reprise en main de la Sécurité sociale (lire « Novembre-décembre 1995, qu’en reste-t-il ? »). Surtout, on a échoué à changer d’avenir. Malgré les luttes à l’hôpital, à l’école, à l’université, après vingt-cinq années de libéralisme effréné, on vit dans un pays aux services publics (école, université, hôpital) démantelés.

Tout le monde voit monter une exaspération sans précédent du salariat qui n’en peut plus de la précarité des contrats ou de l’absurdité du travail. Nul ne peut désespérer d’une jeunesse qui a bloqué naguère lycées et universités contre la marchandisation de l’éducation, qui partout se bat contre les grands projets inutiles et pour le climat. Depuis #MeToo en 2017, le féminisme a retrouvé une force extraordinaire. Surtout, il y a eu un tel mépris des classes populaires, de ce que je nomme ma race et qu’on m’a reproché de vouloir venger… On sent bien, quelle que soit l’issue de la lutte en cours, qu’un autre vent de colère se lèvera encore.

« Chacun se croyait seul »

D’ores et déjà, il y a eu cette mobilisation extraordinaire le 19 janvier dernier. Quelle joie ce matin-là de mettre la radio et d’entendre la musique ininterrompue des jours de grève plutôt que les questions plus ou moins perfides des animateurs matinaux, des chansons plutôt que les chroniques du désastre. Et j’ai été comblée le soir quand j’ai appris que deux millions de personnes avaient marché partout en France, pour refuser le projet du gouvernement.

Malgré nos défaites, même si le souvenir de l’hiver 1995 et de ses nuits froides me semble parfois s’estomper comme celui d’un rêve lointain, ces manifestants de janvier 2023, si nombreux qu’ils peinaient à s’extraire de la place de la République, m’ont fait repenser, encore une fois, aux vers d’Éluard : « Ils n’étaient que quelques-uns / Sur toute la terre / Chacun se croyait seul / Ils furent foule soudain ». Je voudrais les en remercier. Ne baissons plus la tête.

Annie Ernaux

Écrivaine, Prix Nobel de littérature. Ce texte est issu d’un entretien. Il a été revu et corrigé par l’auteure.

(1) Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d’agir, Paris, 1998. Cf. aussi, chez le même éditeur, Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis, Le « Décembre » des intellectuels français, 1998.

(2) NDLR. Pour lire pas lu, PLPL, était un journal de critique des médias. Créé en juin 2000, il deviendra Le Plan B en 2006.

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