L’ampleur de la riposte d’Israël à Gaza suite aux attaques du Hamas le 7 octobre a déclenché en France une vague d’actes antisémites. S’ils sont relativement peu nombreux dans la région bordelaise, le sentiment d’insécurité est bien là, au point de pousser l’association des Anonymes, Justes et persécutés de la période nazie (AJPN), à cesser définitivement son activité. Deuxième enquête de notre dossier, « Bordeaux sous la guerre Israël-Hamas ».

Maxime Longuet

Publié le 20 novembre 2023  ·  

La communauté juive bordelaise est-elle épargnée par l’antisémitisme ?


C’est un message sans équivoque qui s’affiche sur la page d’accueil :

« Le site de l’AJPN est temporairement suspendu en raison des évènements internationaux et de la multiplication des actes antisémites en France. »

Depuis le 30 octobre, l’association Anonymes, Justes et persécutés de la période nazie (AJPN) a mis fin à ses activités. Et ce de manière « définitive » précise sa directrice et fondatrice, la Bordelaise Hellen Kaufmann.

Depuis 2008, cette base de données répertoriait à l’échelle nationale les parcours de communistes, francs-maçons, Tziganes mais aussi juifs cachés pendant la seconde Guerre Mondiale et de leurs sauveurs. Le site mettait également ses 90 000 pages d’archives à disposition du corps enseignant. Mais aussi du grand public.

« Cible dans le dos »

Selon Hellen Kaufmann, mettre un terme à l’AJPN était une décision difficile mais nécessaire au vu du contexte actuel et la riposte d’Israël sur la bande de Gaza après les attaques du 7 octobre menées par le Hamas :

« J’ai eu l’impression de mettre des cibles dans le dos de ces gens dont les noms et lieux de vie étaient accessibles. Car souvent ces personnes ont pris leur retraite ou avaient acheté une maison dans le village où ils ont été sauvés. J’ai pris conscience que je donnais des listes de juifs et de Justes. »

Elle dit avoir eu ce « déclic » au moment de l’attaque du Hamas et la montée des actes antisémites qui s’ensuivirent en France. Pour l’heure, elle estime néanmoins que la communauté bordelaise « échappe » au phénomène. Président du centre culturel israélite Yavné, Hervé Rehby estime lui aussi que Bordeaux est relativement épargné. Il l’explique par « les liens tissés depuis plus de 20 ans avec la communauté musulmane » :

« Nous sommes tous des Français, et si nous avons nos identités religieuses, les valeurs de la France et de la République sont partagées. Les autorités musulmanes de Bordeaux, notamment Tareq Oubrou, sont des amis de longue date. Il y a un respect absolu et une écoute entre nous, les portes ne sont jamais fermées, et le résultat est là. Je passe sur les regards ou les mots adressés dans la rue, ce sont de petites choses. Il est autant déraisonnable de penser que tous les juifs sont des israéliens d’intention et que tous les musulmans sont des candidats au djihad. »

Hellen Kaufmann explique par ailleurs que Bordeaux ne possède pas de quartier juif historique à proprement parler comme dans certaines autres grandes villes en France (Paris, Strasbourg…), la communauté est donc « diluée » et peu identifiable. Aussi, le nombre de juifs ultra-orthodoxes serait très faible et rendrait la communauté encore moins visible.

« Se faire discret »

La majorité des Bordelais juifs auraient donc « une pratique traditionaliste », comprendre moins rigoriste et moins ostensible, selon Hellen Kaufmann. Cette passeuse de mémoires avait également documenté l’histoire des marranes, ces juifs portugais convertis de force au christianisme et qui continuaient de vivre leur religion d’origine en secret et dont un grand nombre se sont installés à Bordeaux, comme les juifs séfarades espagnols il y a déjà plusieurs siècles.

Elle précise cependant :

« A Bordeaux, l’antisémitisme d’extrême droite, on s’y est habitué. Je ne le considère pas comme agressif, ni dangereux. Les grandes familles nous gardent juste à distance. De toute façon, on ne veut pas se marier avec eux non plus… »

La directrice de l’AJPN craint qu’une nouvelle forme d’antisémitisme n’émerge – selon elle – à gauche de l’échiquier politique.

« Le discours de la France Insoumise dans les médias me fait peur. »

Issu de la gauche, Hervé Rehby se dit aussi « consterné par les positions de LFI ».

« C’est une véritable stratégie de Jean-Luc Mélenchon et de ses lieutenants qui ont déséquilibré le débat, et défilent avec des gens qui crient “mort aux juifs”. C’est un double piège car une partie des juifs sont amenés à se positionner avec le RN alors qu’ils ne veulent pas le cautionner. »

Arrivée en 1997 à Bordeaux, Hellen Kaufmann songe maintenant à quitter la France. Un point de non-retour aurait été atteint :

« Je ne suis pas tout à fait sûre qu’on arrive à retrouver un vivre ensemble pour les juifs. Je pense qu’il va falloir se refaire discrets. »

Les portraits des otages détenus par le Hamas affichés sur les portes de la Grande Synagogue de Bordeaux Photo : WS/Rue89 Bordeaux

Hervé Rehby juge également qu’en France, « la situation est peut-être en train de nous échapper » :

« Aujourd’hui des juifs sont attaqués parce qu’ils sont juifs. Si vous vous baladez avec un keffieh propalestinien ou un turban sikh vous ne serez pas agressé, mais il suffit de porter une kippa pour risquer de l’être. C’est quelque chose qu’il faut dénoncer. »

« Sur nos gardes »

« Pour vivre heureux, vivons cachés » : c’est malheureusement une réalité pour la majorité des bordelais de confession juive interrogés. « Prudents », « en alerte », « vigilants », « sur nos gardes », sont des termes qui reviennent souvent dans les conversations avec les personnes interrogées. C’est le cas de Jean-Claude* (*pseudonyme), « bordelais de naissance », retraité de 65 ans.

« J’ai ressenti beaucoup d’émotion lors de la marche du 12 novembre car je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde. Cela m’a rassuré de voir que les Français ont compris ce qu’il se passait. Si Bordeaux reste une ville assez calme et qu’on est plutôt serein on reste méfiant quand même car on ne sait jamais comment ça peut se déclencher. »

Cet habitant de Nansouty affirme ne pas avoir été visé par des actes antisémites.

David*, 26 ans, était l’un des rares jeunes bordelais du cortège. Il a eu des responsabilités au sein de l’Union des étudiants juifs de Bordeaux qui, contrairement à l’Union des étudiants juifs de France, est une cellule qui se veut autonome et non politisée.

« J’étais déçu d’avoir vu très peu de jeunes. Juifs ou non d’ailleurs. J’ai l’impression que la jeunesse ne se sent pas concernée par cette question. »

Un tag « Vive le Hamas »

David n’a jamais été victime directe d’actes à caractère antisémite mais comme beaucoup de ses coreligionnaires, il ne se sent pas suffisamment à l’aise pour porter sa kippa dans la rue. Surtout lorsque les tensions se réveillent au Proche-Orient :

« Beaucoup de gens font encore l’amalgame entre la politique israélienne et les juifs en France », pense-t-il.

Certains de ses amis d’enfance franco-israéliens nés à Bordeaux comme lui ont immigré en Israël il y a quelques années et sont aujourd’hui mobilisés. Contrairement à eux, il ne projette pas de faire son Alyah, littéralement « élévation spirituelle », acte qui consiste à retourner en Israël pour un juif.

« Je suis français, j’aime la France, je n’envisage pas de partir », affirme-t-il.

Il observe néanmoins avec attention les événements en Israël et prône le droit de ce pays à se défendre. Il confie ne plus consulter les réseaux sociaux où fleurissent les intox « des deux côtés » et les discours haineux et signale au passage avoir repéré un tag « Vive le Hamas » sur l’une des colonnes de la place de la Victoire.

« J’ai déjà vu certains de mes contacts relayer des slogans que je trouve violents comme “De la rivière à la mer” ou même “Palestine vaincra” que je considère comme non-pacifistes. Le dialogue est possible avec certains de mes contacts mais j’ai quand même coupé les ponts avec d’autres. Quant aux manifestations pro-palestiniennes ou exigeant le cessez-le-feu, tant qu’elles sont pacifistes et pour la libération des otages ça ne me pose aucun problème », précise David.

« Les clients parle de Palestine et d’Israël, mais c’est tout »

Nathalie* vit à Villenave d’Ornon et a travaillé quelques années pour la synagogue de Bordeaux. Cette comptable d’une trentaine d’années n’a pas été victime directe d’actes antisémites, et elle explique pourquoi :

« Je me souviens qu’à la synagogue nous avions reçu par le passé des menaces sur le cimetière. Plus récemment, j’ai été témoin de paroles lors des discussions entre collègues par exemple, surtout en ce moment. A l’école ou au travail, j’ai toujours caché mon identité, je n’ai jamais dit que j’étais juive. C’est parce qu’on ne prend pas de risque qu’on est tranquille ici. Je crois que si tout va bien pour moi c’est justement parce que je me cache. »

Si dans la société civile certaines voix observent une banalisation de la parole antisémite, certains lieux qui pourraient être identifiés comme « israélites » à Bordeaux semblent épargnés par les passages à l’acte comme la synagogue de Bordeaux, ou le centre culturel Yavné ou encore, le groupe scolaire israélite Gan-Yossef qui accueille des enfants à la crèche, à l’école primaire Edmond J. Safra et au collège Hammel.

Bordeaux compte un groupe scolaire accueillant les enfants de la crèche à la troisième. Photo : ML/Rue89 Bordeaux

Par prudence, le centre Yavné le Centre Yavné a d’ailleurs choisi de ne pas engager d’initiatives particulières autour du conflit :

« On y a beaucoup réfléchi mais pour l’instant toute action risquerait soit de tomber à plat, soit de donner matière à des polémiques. Nous avons toutefois un forum au Centre pour permette à chacun de s’exprimer et diminuer son angoisse. Nous recevons des gens qui n’ont pas vécu de drame mais aussi des rescapés de la Shoah de 90 ans, qui ont toujours la mémoire écorchée. Nous leur donnons la possibilité d’échanger de manière un peu psychothérapeutique, pour diminuer leur charge émotive. Il faut arrêter de jeter des anathèmes qui ne serviront aucune cause, même légitimes. »

Au restaurant le Rimon – qui revendique une cuisine israélienne – les employés n’ont constaté ni menaces ou propos déplacés ni même d’appel au boycott envers l’enseigne. Ils n’ont pas non plus reçu de consignes de sécurité particulières de la part de leur employeur. A quelques centaines de mètres plus loin, à la pizzeria certifiée casher le Tâam dont la majorité de la clientèle est issue de la communauté juive pratiquante de Bordeaux, même constat.

« Il n’y a rien à signaler. Bien sûr, les clients parlent de ce qu’il se passe en Israël et en Palestine, mais c’est tout », témoigne Saïd, le pizzaïolo originaire de la région de Djerba en Tunisie qui travaille pour le propriétaire du restaurant depuis 14 ans maintenant.

Quinzaine d’actes antisémites

La Préfecture de Gironde affirme que les lieux de culte font l’objet d’une « attention constante de la part des forces de sécurité intérieure et de Sentinelle et cette sécurisation est renforcée dans le contexte actuel ». Près du centre culturel Yavné, on confirme que des rondes de police ont bien été demandées pour surveiller le site, face à un climat de tension ressenti.

Si l’inquiétude est réelle et le risque accru, qu’en est-il des chiffres disponibles aujourd’hui à l’échelle locale ? Selon la préfecture, « une quinzaine d’actes antisémites a été répertoriée depuis le 7 octobre contre deux entre le 1er janvier et le 6 octobre 2023 ». Il s’agit de « tags ou de menaces verbales ou écrites ».

Le 4 novembre 2023, un habitant de Floirac a été interpellé pour pour avoir proféré des menaces de mort à caractère antisémite contre les animateurs Cyril Hanouna et Arthur. Agé de 29 ans, ce moniteur d’auto-école comparaîtra le 28 mars 2024 devant le tribunal correctionnel.

En Gironde, quelques affaires avaient été relayées auparavant dans la presse : des tags antisémites au Jardin Public (2014) et à Artigues-près-Bordeaux (2019), ainsi qu’une profanation de tombes au cimetière juif portugais en 2019 (le mobile antisémite n’avait pas été retenu pour autant).

Talence touchée

Enfin, des tags en rapport avec le conflit israélo-palestinien et une croix gammée ont été découverts au cours du mois d’octobre. Le chef du cabinet de Talence, Pierre-Etienne Brouté précise :

« Pendant 15 jours nous avons constaté très régulièrement l’apparition de tags. Cela a eu lieu principalement cours Gambetta qui est un haut lieu de passage et s’est surtout concentré autour du 30 octobre. Ces tags ont été faits le long de la ligne de tram. Il y en a eu aussi l’entrée du parc André Curval. »

Plus d’une dizaine de tags ont été effacés à Talence. Ils étaient clairement hostiles à Israël : « Israël tue des enfants palestiniens », « Israël Assassin », « Gaza vivra, Gaza vaincra »… Mais de l’avis du chef de cabinet, il n’y aurait aucun rapport entre les auteurs de ces messages et ceux de la svastika.

Des plaintes ont été déposées et une enquête ouverte. Le 23 octobre, une série de tags en soutien à la Palestine avait été également découverte dans le quartier de Thouars du type « Free Palestine », mais aussi des slogans plus explicites et sans aucun rapport comme… « Fuck la bac ».

Ces inscriptions en lien avec la guerre au Proche-Orient sont plutôt « nouvelles » dans l’historique talençais affirme Pierre-Etienne Brouté. Le chef de cabinet d’Emmanuel Sallaberry rappelle en parallèle que la mosquée de Talence avait été visée par des messages islamophobes en mars 2023.


DossierBordeaux sous la guerre Israël-Hamas

Plus d’un mois après le début de la guerre entre Israël et le Hamas, quelles répercussions sur les Bordelais juifs ou d’origine palestinienne, ainsi que sur l’entente et le dialogue inter-religieux ? Nous sommes allés à la rencontre de citoyens, nous avons interrogé des politiques et des religieux, pour comprendre les craintes comme les colères que ce conflit provoque dans les esprits.

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