Le chercheur béninois Francis Laloupo étudie depuis longtemps les enjeux géopolitiques de l’Afrique et les conflits qui y émergent, particulièrement en Afrique de l’Ouest. Cette région connaît aujourd’hui des soubresauts qui contrecarrent ses avancées vers la démocratie. L’ex-colonisateur français en porte une responsabilité non négligeable, estime le chercheur.

Patrick Piro • 4 janvier

Article paru
dans l’hebdo N° 1739

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« La France n’a pas accompagné la démocratisation de l’Afrique de l’Ouest »

© Maxime Sirvins

Francis Laloupo est chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de la géopolitique de l’Afrique. Né au Bénin, il a été journaliste, dirigeant et éditorialiste de médias écrits et audiovisuels, puis enseignant à l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), entre autres. Il préside l’Observatoire des réformes et géo–politiques d’Afrique et partenaires d’Europe (Orgape).

Guinée-Conakry, Mali et Burkina Faso ont connu récemment des coups d’État. Est-ce en raison d’une fragilité des institutions démocratiques ou bien de la poussée des forces jihadistes dans la région ?

Francis Laloupo : Pour le Mali et le Burkina Faso, il y a une conjonction de ces facteurs. Ce sont aujourd’hui des sanctuaires pour les jihadistes parce qu’ils sont devenus des maillons faibles des processus de démocratisation dans la région sahélienne. En Guinée-Conakry, c’est un pouvoir élu qui n’a pas tenu ses promesses. Alpha Condé a modifié la Constitution pour prolonger sa présidence au-delà de deux mandats, avant d’être démis.

La démocratisation y est apparue, aux yeux d’une jeune génération, comme synonyme de fraude électorale et de crises politiques à répétition. Les coups d’État sont intervenus comme une forme de dénouement résolutoire de crises politiques qui durent depuis une dizaine d’années dans ces pays, installant une désespérance progressive vis-à-vis du projet démocratique au sein d’une catégorie de la population.

Ces protestataires se recrutent majoritairement chez les jeunes…

Il faut y distinguer deux mouvements. Ma génération [Francis Laloupo est né en 1954, NDLR], qui a milité en faveur du renouveau démocratique, combattant les régimes autoritaires appuyés sur des partis uniques, et qui a présidé à l’avènement des processus démocratiques. Et les plus jeunes, qui descendent dans la rue et applaudissent les coups d’État avec le plus d’enthousiasme.

Âgés de 30 à 40 ans, ils n’ont pas connu les régimes précédents et ont vécu dans l’espérance déçue que les promesses de la démocratisation seraient tenues par les pouvoirs issus des urnes. Ces coups d’État « nouvelle génération », comme on les appelle, ont été menés le plus souvent par des militaires quadragénaires.

Cette jeune génération vous semble-t-elle menacer la démocratisation, dans ces pays ?

Non, pas fondamentalement. Car ce ne sont pas les systèmes démocratiques qui sont en cause, mais le non-respect par certains pouvoirs des règles qui les organisent, alimentant des crises qui ont débouché sur le retour des coups d’État. Le processus de démocratisation ne pouvait qu’être long.

On ne sort pas de la longue nuit des dictatures du jour au lendemain, et l’on voit que les systèmes autoritaires des années 1960, 1970 et 1980 ont des effets prolongés. Ce à quoi on assiste, c’est l’échec d’acteurs de la vie civile qui n’ont pas su transformer la donne offerte par l’enclenchement des processus démocratiques dans ces régions dans les années 1980-1990.

Au Mali, le retour des militaires au pouvoir sanctionne un défaut d’alternance d’acteurs politiques décrédibilisés.

Au Mali, le retour des militaires au pouvoir sanctionne un défaut d’alternance d’acteurs politiques décrédibilisés, ainsi que la montée des rébellions et l’irruption de groupes armés non étatiques, jihadistes. Alpha Condé, élu une première fois en 2010 en Guinée-Conakry, fut longtemps un opposant au régime du parti unique. Son cas illustre une crise du « troisième mandat », vécue en Afrique centrale, notamment au Congo-Brazzaville, et qui s’est également manifestée en Côte d’Ivoire.

Au Bénin, longtemps montré comme un exemple d’avancées démocratiques, s’opère un retournement spectaculaire : Patrice Talon, élu en 2016, restaure un parti unique qui ne dit pas son nom, avec une opposition réduite à une vue de l’esprit.

Cette série de coups d’État et de tentations de « troisième mandat » ne serait qu’une parenthèse dans une évolution globale vers la démocratie ?

Certes, dans certains pays, le bras de fer engagé depuis trente ans entre les officiers de l’autocratie et les militants de la démocratie penche en faveur de l’autocratie. Mais pas dans tous ! Le Nigeria vit des alternances fluides, tout comme le Cap-Vert, le Ghana… Et la démocratie reste l’horizon à atteindre pour les quinze pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). C’est inscrit dans sa charte, avec une aspiration quasi idéologique à atteindre cet objectif.

Photo : Maxime Sirvins.

On entend parfois questionner la démocratisation en Afrique de l’Ouest, qui serait une importation occidentale, sous pression française notamment, quand François Mitterrand à La Baule, en 1990, conditionne l’aide de la France aux pays africains à leur conversion à la démocratie…

J’entends ça depuis des années, y compris de la part d’intellectuels africains. Certains considèrent que ce discours dit de La Baule est le point de départ de la démocratisation dans nos pays.

Pourtant, il intervient plusieurs mois après la tenue, au Bénin, de la Conférence nationale qui sonne la fin d’une dictature militaire et la mise en place consensuelle et populaire du « renouveau démocratique », comme on l’a appelé.

Ce fut un processus long, sous l’égide des citoyens de ce pays, qui ont toujours considéré la démocratie comme un patrimoine national. Au Ghana, les alternances électorales fonctionnent parfaitement depuis trois décennies. Idem pour le Mali, jusqu’au coup d’État de 2012. Le Sénégal s’est engagé dans un processus démocratique bien avant la fin de la Guerre froide. Il y a aussi la Tanzanie et l’Afrique du Sud.

Il n’y a donc pas, de mon point de vue, d’importation de la démocratie en Afrique. Il y a même une vague de fond, certes silencieuse, mais constante, ancienne et surtout majoritaire, qui s’accroche à cet idéal. Elle date des indépendances. Ce qui se passe dans la plupart des pays africains, parfois depuis avant 1990, ne sort pas du néant. Ce n’est ni une invention ni une importation. Le terme de renouveau démocratique est le plus juste.

Au Mali et dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, la France est devenue l’objet d’un rejet véhément, alors que son influence y est déclinante. Pourquoi ?

Les jeunes qui applaudissent les régimes militaires dans les rues de Bamako et de Ouagadougou jettent conjointement l’anathème sur la France et veulent son départ. Ils ont trouvé le meilleur des ennemis possibles dans la figure de l’ancien colonisateur, accusé de tous les maux, bien que l’époque soit lointaine où un coup de fil de Jacques Foccart (1) décidait du sort d’un régime politique en Afrique francophone.

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Homme d’affaires, il a été secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines et malgaches sous de Gaulle et Pompidou.

Cependant, la rue est aussi la caisse de résonance d’une autre catégorie de pourfendeurs, dont les reproches sont plus argumentés. Ils ont pour trait commun le manque de diplomatie avec lequel Paris est intervenu dans la région.

La gestion par la France de l’action sécuritaire au Mali a été perçue comme émaillée d’injonctions, d’arrogance et surtout d’un flou sur certains dossiers. Comme si la France n’avait pas de comptes à rendre à ses partenaires africains. Ainsi, la gestion de la ville de Kidal, au nord-est du Mali, cédée à la rébellion touarègue lors de l’opération Serval, active entre 2013 et 2014, avait donné le sentiment que la France avait décidé seule de sanctuariser cette région.

L’un des reproches faits à Ibrahim Boubacar Keïta, démocratiquement élu président avant d’être déchu par le coup d’État militaire en 2020, était une forme de connivence insupportable et excessive avec la France, une cogestion par Bamako et Paris du destin collectif du peuple malien sans son aval.

L’opération Barkhane, dans la continuation de Serval, peut-elle être considérée comme une nouvelle « Françafrique » qui serait désormais sous-tendue par la lutte contre le terrorisme ?

Barkhane, c’est un classique dans la gestion d’une crise sécuritaire par une force étrangère. Quand elle s’installe dans le temps long, elle finit toujours par être perçue comme une force d’occupation. Or, la lutte contre des groupes armés non étatiques est un phénomène nouveau, dont nul ne peut prétendre maîtriser le calendrier.

Quand Emmanuel Macron apporte son soutien à une succession dynastique au Tchad, pour les Tchadiens, ce n’était rien d’autre qu’un coup d’État.

Au Mali comme ailleurs, Barkhane a commencé à être perçue comme une force d’occupation. Surtout par l’opinion populaire, faute des résultats qu’elle était en droit d’en attendre. Car la situation sécuritaire n’a cessé de se dégrader au Mali au cours des dix dernières années. Même si les raisons n’en sont pas imputables à la présence militaire française : le recul de la présence de l’État dans plusieurs régions maliennes était manifeste, et la crise, devenue multiforme, entre tensions jihadistes, communautaires et ethniques, s’est nouée bien avant Serval.

Par ailleurs, cette colère de la rue contre la France, à Bamako, est aussi fortement instrumentalisée par les nouveaux dirigeants militaires du pays, dans le but de conforter leur pouvoir.

D’autres épisodes ont alimenté l’incompréhension. Ainsi, quand Emmanuel Macron apporte son soutien à une succession dynastique au Tchad, après la mort du dictateur Idriss Déby : pour les Tchadiens, ce n’était rien d’autre qu’un coup d’État. Alors que Paris condamne dans le même temps les coups d’État au Mali, au Burkina Faso ou en Guinée-Conakry !

La France est aussi accusée de duplicité et d’engagement à géométrie variable pour n’avoir pas soutenu les processus de démocratisation dans les pays d’Afrique francophone. Trente ans plus tard, dans la mémoire collective, la France est perçue comme une puissance qui continue à soutenir des régimes rétifs à cette démocratisation.

Photo : Maxime Sirvins.

Pour la génération qui a 30 ans aujourd’hui, elle a validé des dérives. Non que l’on attende d’elle qu’elle soit l’ordonnatrice de la démocratie, mais que son engagement soit « pour l’avenir », et pas dans une forme de continuité des systèmes anciens.

Finalement, la France ne s’intéresse-t-elle à ces pays qu’en fonction de son propre agenda – lutte contre la menace terroriste, contrôle des migrations, etc. ?

Oui, la France s’intéresse aux États, pas aux populations. C’est l’un des grands gâchis de la période : un certain nombre d’acteurs français découvrent qu’il existe dans ces pays des personnes, de chair et de sang, qui s’expriment et ont des aspirations. Ils n’ont pas vu monter les opinions publiques d’Afrique de l’Ouest. C’était un bruit de fond pour eux. Comme à l’époque des partis uniques, la France s’est accommodée de n’avoir pour interlocuteurs que les présidences et les divers pouvoirs.

La France s’intéresse aux États, pas aux populations.

Aujourd’hui, les opinions publiques manifestent une sorte de secousse révolutionnaire. Qu’elles s’expriment parfois dans la confusion, c’est possible. Mais il n’empêche qu’elles existent ! La France n’a pas évolué avec l’actualité africaine ni pris en compte toutes les mutations qui se sont opérées dans l’espace politique de ces sociétés.

La longue persistance du franc CFA a-t-elle joué un rôle dans cette montée du rejet de la France ?

Encore un rendez-vous manqué, et pas n’importe lequel ! La question du franc CFA est l’un des contentieux non soldés. On peut s’étonner que la France ait si longtemps ignoré la charge symbolique que porte cette monnaie, vestige colonial sans équivalent dans le monde, asservie au franc, puis à l’euro. Mais la France a préféré écouter les autorités africaines qui souhaitaient la pérenniser, plutôt que les opinions publiques, travaillées depuis des décennies par la question.

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Qui compte huit pays : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo.

C’est d’ailleurs sous la pression de ces dernières qu’Emmanuel Macron et le président ivoirien, Alassane Ouattara, qui présidait alors l’Union économique et monétaire ouest-africaine (2), ont pris la décision, fin 2019, d’une réforme du franc CFA pour l’Afrique de l’Ouest (3). Mais, si elle est engagée, c’est dans un tango qui ne dit pas son nom entre la France et les pays concernés.

Un nom a été choisi, l’eco. Le décrochage du franc CFA de l’euro est acté, et les réserves de change correspondantes, traditionnellement hébergées à la Banque de France, devraient être remises à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest. Reste à battre monnaie, et il est question que ce ne soit plus en France.

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Il existe un autre franc CFA, en vigueur dans six États d’Afrique centrale francophone. Si les opinions publiques s’y sont moins fortement exprimées qu’en Afrique de l’Ouest, sa réforme est également envisagée.

Cependant, cette monnaie n’a toujours aucune réalité concrète. Et puis c’est la France qui va continuer à en garantir la convertibilité au sein de l’Union européenne. Cette réforme annoncée n’a donc pas fait taire toutes les critiques à l’égard des liens endogamiques entretenus avec l’ancienne colonie.

Sans parler des tensions créées avec les pays anglophones et lusophones au sein de la Cedeao : l’organisation est engagée de son côté dans la création d’une monnaie unique pour toute l’Afrique de l’Ouest, à laquelle l’eco « francophone » vient couper l’herbe sous le pied.

On le voit : bien qu’ayant révélé ses limites politiques depuis longtemps, le système d’indépendance-association voulu par le général de Gaulle, avec l’aval des pays alors nouvellement indépendants, n’a jamais été remis en cause. 


Les derniers essais et travaux de Francis Laloupo  

Blues démocratique, 1990-2020 (Karthala, 2022)

France-Afrique, la rupture maintenant ? (Acoria, 2013)

– « L’Union africaine vue à travers les médias africains. Problématique du récit panafricain » (Commission de l’Union africaine, 2013).

– « La Conférence nationale au Bénin : un concept nouveau de changement de régime politique » (Centre d’étude d’Afrique noire de l’Institut d’études politiques de Bordeaux-Talence, 1993).

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