L’anthropologue Houari Touati répond à la question du président Emmanuel Macron sur l’existence d’une nation en Algérie avant l’arrivée des Français.

Publié le 24 octobre 2021 à 09h00 Temps de Lecture 7 min.

Une statue de l’émir Abdelkader, à Alger, en janvier 2021. RYAD KRAMDI / AFP

Tribune. « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? » Nombreux sont les témoignages historiques qui répondent positivement à cette fausse question – au sens rhétorique du terme – posée par le président Emmanuel Macron et héritée du temps de la colonisation triomphante de la France. Sans encombrer le propos, il est possible de s’en tenir à quelques exemples.

L’un d’eux a pour cadre les environs de Tlemcen, dans le nord-est de l’actuelle Algérie. Au début du XVIIe siècle, un saint local était si attaché à son terroir, rapporte un de ses disciples, qu’il avait coutume de dire à celui qui voulait partir : « Reste où tu es ! Les maux de ce siècle ont envahi le monde. Quant à moi, je préfère mourir entre deux palmiers nains dans ma patrie [waṭan] plutôt que de mourir dans les patries des autres, d’autant que notre pays est le meilleur de tous, bien que lui aussi ait ses infidèles. » Le disciple utilise comme équivalents de « notre patrie » les expressions « notre Maghreb », « notre terre », « notre pays ».

Un contemporain qui habitait à Constantine appelle lui aussi « Maghreb » cette partie occidentale du pays dont Tlemcen fut la capitale au Moyen Age. Mais il le distingue de son pays, le Constantinois, qui continuait comme dans le passé de s’identifier à l’Ifrīqiyā, c’est-à-dire l’actuelle Tunisie.

A la même époque, un document administratif daté de 1632 parle du « waṭan al-Jazā’ir » et de « sa frontière bien connue avec le waṭan de Tunis ». Mais le même document fait mention du « waṭan de Bône » (Annaba), du « waṭan d’Ulād Manṣūr » (région de M’Sila) et même du « waṭan du Tell » (nord de l’Algérie)… Un siècle plus tard, la notion de « patrie » demeure toujours aussi flottante sémantiquement sous la plume du voyageur kabyle al-Warthilānī, qui, lorsqu’il dit « notre waṭan » (ou « notre pays »), désigne tantôt sa tribu, tantôt la Kabylie, tantôt l’Algérie.

Le « waṭan », du village au pays

Le vocable « waṭan » a donc désigné avant la colonisation française de l’Algérie plusieurs cercles concentriques qui vont du plus petit, qui est le lieu de naissance et de résidence, au plus grand, qui est une entité territoriale avec sa frontière connue et reconnue – usage introduit au Maghreb par les Ottomans –, en passant par un cercle intermédiaire, qui est celui de l’unité administrative dirigée par un représentant de l’autorité centrale (khalifa), toujours un autochtone.

Il est en effet remarquable de relever que deux témoins appartenant à deux régions aussi contrastées que la campagne de Tlemcen et la montagne de Kabylie aient le sentiment d’appartenir au même pays et à la même communauté qui l’occupe. La question est de savoir si cette communauté à laquelle nos deux témoins s’identifient est une nation ou non.

Né dans le siècle de l’un de nos deux témoins et ayant vécu dans le siècle de l’autre, Montesquieu n’aurait eu aucune difficulté à considérer qu’ils appartiennent bel et bien à la même nation, à partir du moment où ils ont le sentiment (exprimé dans la même langue) d’avoir la même « patrie » et qu’ils lui ont l’un et l’autre manifesté leur attachement par l’utilisation du possessif « notre ». Évoquant les Indiens du Brésil, le penseur français leur attribue d’être une nation.

Dans cette acception, le mot figure dans le Dictionnaire de l’Académie française (1694), laquelle en fait un « terme collectif » désignant « tous les habitants d’un mesme Estat, d’un mesme pays, qui vivent sous mesmes loix, & usent de mesme langage […] chaque nation [ayant] ses coustumes […] ses vertus & ses vices » déterminés par l’humeur.

On reconnaît là la conception galénique de la nation qui n’était pas étrangère aux musulmans. On la rencontre chez le philosophe al-Fārābī exprimée en ces termes : « La communauté humaine parfaite absolument se divise en nations. Telle nation se distingue de telle autre par deux choses naturelles : par les caractères physionomiques et les types naturels de tempérament ; et par une troisième chose, conventionnelle, à savoir la langue. »

Le terme « umma » utilisé par le philosophe de langue arabe est celui qui est en usage de nos jours pour désigner la nation. Au caractère physique et moral et à la langue, celui qu’on surnommait le « second maître » après Aristote ajoute la religion, à quoi l’entrée « nation » de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française ne s’oppose pas.

Islamisation et arabisation

Les deux témoins mentionnés, le Tlemcénien et le Kabyle, étaient assurément des lettrés musulmans. Mais plutôt que d’être des oulémas, ils étaient des soufis, des saints. C’est cet islam-là, communiant dans le culte des saints, qui est la religion du pays et le ciment de son unité. Non que le pays ait tourné le dos à la tradition des écritures islamiques savantes, mais il en a fait une source de l’autorité religieuse qui n’est pas plus importante que celle que procurent les facultés miraculeuses dont se prévalent les saints locaux depuis le milieu du Moyen Age.

Partout, les complexes religieux – les zaouias – qui sont érigés transforment la morphologie religieuse du pays ainsi que sa sociologie. Leurs fondateurs, des saints berbères pour la plupart, œuvrent à l’islamisation des campagnes aussi bien qu’à leur arabisation, tout en se servant des langues vernaculaires (différents berbères et arabe dit vulgaire), qu’ils sont les premiers à transformer en langues écrites en les graphiant dans l’écriture même du Coran.

Cette nouvelle forme d’islamisation a grandement œuvré à la constitution d’une identité nationale. La transformation de l’islam scripturaire en une religion vernaculaire a produit un effet qui est assez comparable à celui que décrit Colette Beaune dans Naissance de la nation France (1985), lorsqu’elle fait de la sainteté un puissant vecteur de l’unité de la nation, qui, pour exister, doit s’inscrire dans le sacré et participer à son prestige.

S’agissant des artisans de la conquête de l’Algérie, ils n’ont jamais nié avoir rencontré sur le terrain une « nationalité vivace », comme le rappelle en 1858 le gouverneur de l’Algérie, le maréchal Randon, qui fait suite à la déclaration du général Bugeaud devant le Parlement en sa session du 8 juin 1838. Ils n’ont divergé que sur le fait de savoir si cette nationalité qu’ils combattaient préexistait à leur arrivée dans le pays ou si elle était de date récente.

Ceux qui la tenaient pour une nouveauté en avaient attribué l’œuvre au « champion de la nationalité arabe » et de l’« unité nationale » : l’émir Abdelkader. Tout en reconnaissant le rôle de ce dernier, les autres en ont fait moins le fondateur que le restaurateur, après que les Turcs l’eurent mise à mal.

Mais tous sont d’avis que dès 1847, « la nationalité arabe est à jamais détruite ». Ils n’avaient pas prévu qu’elle allait se régénérer et se redéployer sous une nouvelle forme quelques décennies plus tard, aux termes desquelles la société algérienne est sortie radicalement bouleversée.

L’amour de la patrie, un acte de foi

Dans les années 1900, de nouveaux groupes sociaux émergent pendant qu’une élite éduquée à la française se constitue et crée un mouvement de droits civiques animé par ceux qu’on nomme depuis peu les Jeunes-Algériens, organisés sur le modèle de ce qui existait en Italie, en Turquie, en Égypte et en Indonésie. De nouveaux cadres de socialisation se constituent : syndicats, cercles et associations se substituent aux complexes religieux des zaouias,avant que le parti ne fasse son apparition à l’entre-deux-guerres.

Dans ce nouveau contexte historique, des transformations radicales affectent la notion de nation. La plus importante est celle qui a consisté, dès 1903, à établir pour la première fois dans un texte algérien une équivalence dogmatique entre l’amour de Dieu et l’amour de la patrie (« ḥubb al-waṭan »), qui devient un acte de foi sanctifié par un prétendu hadith (parole ou action attribuée au prophète).

Cette transformation doctrinale a ouvert aux Algériens la voie à la réception de la notion de droit des nations à disposer d’elles-mêmes, pendant que la notion de république devenait chez eux l’expression la plus aboutie de ce que devait être la nation. Si, par conséquent, le contexte colonial a permis à la nation algérienne de se rénover en se modernisant, il ne l’a pas créée. Il l’a en revanche surdéterminée, sans lui faire perdre ses anciennes attaches. Cela dit, il est non moins vrai que ce n’est pas le nationalisme qui a créé la nation en Algérie.

Houari Touati est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris).

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