Les familles des victimes – sept morts et des dizaines de disparus – veulent des réponses de l’Etat, alors que le bateau a coulé après une collision avec un navire de la marine libanaise.

Par Hélène Sallon(Tripoli (Liban), envoyée spéciale)

Un homme porte la dépouille d’une petite fille noyée lors du naufrage, le 23 avril 2022, d’un bateau rempli de dizaines de migrants, repoussé par la marine libanaise vers les côtes. Sept corps ont été retrouvés et au moins vingt-trois personnes sont portées disparues. A Tripoli, dans le nord du Liban, le 25 avril 2022.
Un homme porte la dépouille d’une petite fille noyée lors du naufrage, le 23 avril 2022, d’un bateau rempli de dizaines de migrants, repoussé par la marine libanaise vers les côtes. Sept corps ont été retrouvés et au moins vingt-trois personnes sont portées disparues. A Tripoli, dans le nord du Liban, le 25 avril 2022. HASSAN AMMAR / AP

Tripoli a retrouvé un semblant de calme. Mais une colère sourde traverse le port du nord du Liban depuis le naufrage d’une embarcation de migrants, le 23 avril. La collision de l’embarcation avec un navire de la marine libanaise, qui cherchait à leur faire rebrousser chemin, s’est soldée par la mort de sept personnes, et une trentaine de disparus, dont une majorité de Libanais. Leurs familles n’entendent pas se taire tant que l’Etat ne leur aura pas apporté des réponses.

« Il y a eu une erreur de l’armée, ils doivent le reconnaître. On n’a plus confiance dans le gouvernement, on veut une enquête internationale. Tout ce que les responsables politiques font, c’est instrumentaliser notre drame pour mendier de l’aide internationale, dont ils volent les trois quarts », accuse Bilal Al-Dandachi, depuis la maison du quartier défavorisé de Riva, sur les hauteurs de la ville, où il reçoit les condoléances. L’épouse et deux des enfants de cet employé de restaurant de 47 ans, rescapé du naufrage, sont toujours portés disparus. L’une de ses belles-sœurs et cinq de ses neveux et nièces sont également morts ou portés disparus.

« Ils ont fait exprès »

Le 23 avril, à 19 heures, trois frères de la famille Dandachi et leurs familles ont embarqué à bord d’un petit bateau de plaisance, avec d’autres familles du quartier, depuis un site touristique abandonné au sud de Tripoli. Destination : l’Italie. Après une tentative de traversée avortée six mois plus tôt, les trois frères ont organisé eux-mêmes le voyage. Ils ont acheté le bateau et les équipements – GPS, téléphone satellite, mazout, gilets de sauvetage et vivres – et ont appris à naviguer avec l’un des autres membres de l’équipée. Les femmes et les enfants se sont installés dans l’unique pièce du bateau, les hommes sont restés sur le pont.

Après une heure et demie de navigation, l’embarcation a été interceptée par un hors-bord de la marine libanaise, qui a tenté en vain de leur faire faire demi-tour. Un navire de la marine les a rejoints. « Quand il est passé à côté de nous, ça a fait des vagues. Le bateau tanguait, le capitaine tentait de le maîtriser », poursuit Bilal Al-Dandachi, qui affirme que des insultes ont aussi été proférées par certains militaires. Le navire, dit-il, s’est éloigné un moment, puis a foncé dans leur direction à deux reprises. « Ils nous ont frôlés et ont fissuré le bateau. Ils ont fait exprès », accuse-t-il, en dénonçant « la bêtise de ces soldats qui a mené à un crime ».

La marine libanaise rejette cette version. Son chef, Haissam Dannaoui, a affirmé que le capitaine de l’embarcation clandestine avait lui-même heurté le navire en tentant de s’échapper. Le « crime », a dénoncé l’officier, a été d’entasser des dizaines de personnes, sans gilets de sauvetage, sur une embarcation de 10 mètres de long et 3 de large, vieille de cinquante ans et d’une capacité maximale de dix passagers. Au moins 84 personnes se trouvaient à bord, selon le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés.

En quelques secondes, le bateau a coulé, emprisonnant les femmes et les enfants. Sept corps ont été retrouvés, dont celui d’un nourrisson, et quarante-huit personnes sauvées. Les familles ont signalé la disparition d’au moins vingt-trois femmes et enfants, dont sept Syriens et deux Palestiniens, selon le directeur du port de Tripoli, Ahmad Taher. Les recherches ont été suspendues une semaine après le drame. « Ils nous abandonnent. On ne sait pas si nos femmes et nos enfants ont été mangés par les poissons », fustige Bilal Al-Dandachi.

Ouverture d’une enquête

Face aux heurts qui ont opposé des Tripolitains à l’armée dans les jours qui ont suivi le drame et aux manifestations des familles, le gouvernement a annoncé l’ouverture d’une enquête, confiée à la justice militaire. « Comment le bourreau pourrait-il être le justicier ? », s’insurge Bilal Al-Dandachi. Il réclame qu’un représentant de sa tribu, qui jouit d’un poids important dans le Akkar, le gouvernorat à la pointe nord du Liban, participe à l’enquête. Craignant de nouvelles tensions, le chef d’état-major de l’armée, Joseph Aoun, a reçu les familles des victimes, jeudi 5 mai.

Le drame n’a pas découragé les candidats au départ, parmi lesquels figurent de plus en plus de Libanais plongés dans la misère du fait de l’effondrement du pays. La crise économique affecte aussi l’armée, qui dit manquer de moyens pour empêcher les départs. Le 29 avril, un bateau est arrivé en Italie avec à son bord plus de deux cents migrants venus du Liban. La veille, l’armée avait empêché le départ d’une autre équipée de 85 migrants. Selon l’ONU, au moins 1 570 personnes, dont 186 Libanais, ont quitté ou tenté de quitter illégalement le Liban par la mer entre janvier et novembre 2021.

Les frères Dandachi jurent qu’ils tenteront à nouveau la traversée. « Quand un de tes enfants sort, tu ne sais pas s’il va revenir en vie du fait des milices, des vols, des tirs… Les gens ont faim, justifie Raed Al-Dandachi, qui a perdu sa femme et deux de ses enfants dans le naufrage. Moi, je suis mort de l’intérieur, mais je veux emmener mes enfants dans un pays qui se respecte et qui les respecte. »

Hélène Sallon(Tripoli (Liban), envoyée spéciale)

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