Le contentieux sahraoui est à l’origine de l’annulation par le Tribunal de l’Union européenne de deux accords commerciaux entre Rabat et Bruxelles.

Par Frédéric Bobin

Publié aujourd’hui à 11h24

Le drapeau marocain, à Guerguerat, dans le Sahara occidental, le 23 novembre 2020. FADEL SENNA / AFP

Le Maroc dénonce un arrêt « incohérent et motivé idéologiquement ». Le Front Polisario, le mouvement indépendantiste du Sahara occidental, célèbre pour sa part une « victoire triomphale ». L’arrêt rendu mercredi 29 septembre au Luxembourg par le Tribunal de l’Union européenne (UE) annulant deux accords commerciaux entre le Maroc et l’UE, au motif qu’ils ont ignoré le « consentement du peuple du Sahara occidental », ravive la fièvre diplomatique autour de ce dossier qui avait perdu de son importance, ces dernières années, dans les chancelleries occidentales. Il place surtout l’Europe dans une position délicate.

L’Union se trouve en effet plus que jamais écartelée entre les obligations du droit international autour du Sahara occidental – voué à « l’autodétermination », selon le Conseil de sécurité des Nations unies – et son partenariat stratégique avec le Maroc, pivot de sa politique de voisinage avec les Etats du bassin méditerranéen. L’incompréhension qui s’installe entre Rabat et Bruxelles autour de cette affaire s’ajoute à d’autres tensions, notamment celles attisées par la question migratoire comme l’avait illustré en mai la crise autour de Ceuta, enclave espagnole au Maroc. Les deux dossiers ne sont d’ailleurs pas complètement distincts car Rabat a pris l’habitude de faire monter la pression migratoire sur l’Europe – en levant le pied sur ses contrôles aux frontières – pour forcer les Etats européens à entériner ses revendications de souveraineté sur le Sahara occidental.

Dans ce contexte, l’arrêt du tribunal européen – juridiction de première instance – n’est pas vraiment une surprise dans la mesure où il découle en droite ligne d’un précédent jugement prononcé par la Cour de justice – juridiction supérieure – en décembre 2016. A l’époque, la Cour avait énoncé que l’accord commercial sur l’agriculture conclu entre le Maroc et l’UE au début des années 2000 ne pouvait s’appliquer automatiquement au Sahara occidental, car ce dernier est doté d’un « statut séparé et distinct », en raison de son inscription sur la liste des « territoires non autonomes » des Nations unies.

Guérilla judiciaire

La Cour avait ajouté que le Sahara occidental, considéré à ses yeux comme une partie « tierce », ne pouvait être couvert par un accord euro-marocain que s’il en exprimait le « consentement ». En février 2018, la Cour de justice s’inspirait quasiment des mêmes principes dans un autre arrêt, cette fois-ci sur un accord de pêche au terme duquel 128 bateaux européens avaient été autorisés par le Maroc à pêcher dans les eaux poissonneuses au large du Sahara occidental. La Cour avait estimé que les « eaux adjacentes au territoire du Sahara occidental » ne relevaient pas de « la souveraineté ou de la juridiction du royaume du Maroc ».

Face à ces deux arrêts, le Maroc et la Commission européenne avaient renégocié lesdits accords – agriculture et pêche – pour en étendre expressément l’application au Sahara occidental et, afin de complaire au juge, avaient procédé à des « consultations des populations concernées ». Le Front Polisario, qui s’est lancé dans une véritable guérilla judiciaire à Bruxelles afin de promouvoir sa cause, avait aussitôt déposé un recours contre ces accords amendés. L’arrêt du tribunal du 29 septembre au Luxembourg lui donne raison sur l’essentiel.

Non seulement il consacre le Front Polisario comme « personne morale » dotée d’une « représentativité » lui donnant « la capacité d’agir devant le juge de l’Union », mais il estime que les « consultations » menées au Sahara occidental – au statut « distinct et séparé » – par les Marocains et les Européens étaient dépourvues du caractère « libre et authentique » permettant d’établir le « consentement du peuple du Sahara occidental ». En conséquence de quoi, les deux accords sont annulés – même s’ils seront maintenus encore « une certaine période ». « Cet arrêt est un séisme qui fait considérablement progresser la cause sahraouie », se félicite Manuel Devers, l’avocat français du Front Polisario.

Rabat s’estime en position de force

Le coup est sévère pour le Maroc qui pensait avoir créé l’irréversible dans l’acceptation diplomatique de sa souveraineté imposée au Sahara occidental lors du départ, en 1976, de l’ancien colonisateur espagnol de cette région. La légitimité de sa revendication sur ces« provinces du Sud » était fondée à ses yeux sur d’antiques liens d’allégeance entre tribus locales et le sultan du Maroc. Aussi la guerre a-t-elle aussitôt éclaté avec le Front Polisario – activement soutenu par l’Algérie – qui revendiquait pour sa part l’indépendance nationale pour le « peuple sahraoui ». Un référendum d’autodétermination sur l’avenir du territoire avait été promis par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU de 1991, mais le Maroc n’a cessé de s’y opposer, jouant de son influence auprès des capitales occidentales pour pérenniser le statu quo.

Depuis trois décennies, une ligne de démarcation entre les deux camps épouse ainsi les 2 700 km d’un mur de sable qui, du Sud-Ouest au Nord-Est, divise le Sahara occidental entre une majeure partie (80 %) contrôlée par le Maroc et ses marches méridionales et orientales (20 %) où s’exerce de facto la tutelle de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). En novembre 2020, l’éclatement d’escarmouches entre le Front Polisario et l’armée marocaine a formellement mis un terme au cessez-le-feu conclu en 1991, entraînant dans son sillage une escalade de tensions diplomatiques entre le Maroc et l’Algérie. Rabat s’estime en position de force depuis l’annonce en décembre 2020 du fameux « deal de Trump ». L’ex-président américain avait alors reconnu, au nom de Washington, la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en échange de l’acceptation par Rabat de normaliser ses relations avec Israël.

« Tribunal idéologiquement biaisé »

Les Européens n’ont toutefois pas emboîté le pas des Américains. Les Allemands ont ouvertement exprimé leurs réticences, ce qui leur a valu l’ouverture d’une crise avec Rabat. Les Français, eux, ne cessent de témoigner une compréhension appuyée à l’endroit du plan d’autonomie proposé par le roi Mohammed VI au Sahara occidental, à rebours des résolutions du Conseil de sécurité sur le droit à l’autodétermination.

Si Rabat peut se prévaloir d’incontestables acquis diplomatiques, l’arrêt du Tribunal de l’Union en souligne les limites. Les Marocains ne dramatisent pas pour autant, mettant le jugement sur le compte d’un « tribunal idéologiquement biaisé » qu’un futur pourvoi peut contredire. La posture officielle consiste à afficher une unité de vue avec la Commission européenne, désavouée autant que le Maroc dans ce revers judiciaire. Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, et le ministre marocain des affaires étrangères, Nasser Bourita, ont d’ailleurs aussitôt signé un communiqué commun s’engageant à garantir « la stabilité des relations commerciales entre l’Union européenne et le royaume du Maroc ». Officieusement, une certaine irritation est néanmoins perceptible à Rabat, où l’on demande aux Européens de la « cohérence » et d’« assumer leurs responsabilités » afin de « protéger leur partenariat avec le Maroc ».

Frédéric Bobin

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