29 janvier 2021 Par Rachida El Azzouzi

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·  « Nous en sommes encore à ce vieux tabou persistant de l’Algérie c’était la France. Non. »

L’instrumentalisation de l’histoire par le pouvoir politique depuis l’indépendance est très prégnante en Algérie. Elle l’est aussi à d’autres échelles en France. Peut-on en sortir ?  

Afaf Zekkour : Pour comprendre la question de l’« instrumentalisation de l’histoire », il est bon de rappeler que celle-ci est à la hauteur de ce que furent les traumatismes de la colonisation et des lourdes conséquences que l’Algérie a eu à affronter à son indépendance. Le mythe a été une nécessité parce qu’il était aussi porteur de libération. Il avait quelque chose de progressiste avant qu’il ne devienne lénifiant. 

Je ne suis pas certaine que, pour la première génération des Algériens libres et indépendants, l’écriture de l’histoire fut une urgence. Il a fallu entamer un lourd et difficile travail de deuil, solder les séquelles d’une douloureuse guerre de libération qui vient clôturer un siècle de privations et de dépossessions.  

On ne peut accuser le pouvoir algérien d’« instrumentaliser l’histoire », sans évaluer un passif colonial ayant lui-même entravé les conditions d’émergence d’une pensée historique algérienne sans entraves. La professionnalisation du champ historique est aussi et d’abord l’œuvre de l’Algérie indépendante.   

Au sujet des relations algéro-françaises depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, touchant tant aux domaines politique, économique et culturel, nous pouvons dire qu’elles étaient, en quelque sorte, un reflet de cette histoire coloniale, faite de défiance et d’accommodements. 

L’« instrumentalisation » est donc non seulement réciproque mais relative aux intérêts de chaque État. Je ne pense donc pas que cette « instrumentalisation de l’histoire » s’arrêtera un jour. Je suis par contre convaincue que la publication des travaux des historiens rendra les sociétés plus conscientes, et moins sujettes aux surenchères mémorielles. Le rapport de l’État algérien avec l’histoire n’est en rien exceptionnel ; il est semblable à celui des autres États. 

Noureddine Amara : Il est dommageable que la France croie devoir se réaliser en prenant comme escomptées les mémoires algériennes de la conquête et de l’occupation françaises. La mémoire n’est pas un effet de commerce. Ce n’est pas la mémoire qui règle les rapports entre États mais l’intérêt. Elle n’a jamais été un empêchement à la signature d’accords commerciaux, comme le rappelle justement Benjamin Stora. Alors pourquoi, maintenant, forcer à une mémoire commune ?  

Parce que dans notre géopolitique méditerranéenne et sahélienne heurtée, l’Algérie est redevenue une frontière utile à la France. C’est le triptyque migrants-terrorisme-énergies fossiles/renouvelables mis en avant par Benjamin Stora à la fin de son rapport. Si nous comprenons le présupposé utilitariste de la réconciliation et la promesse d’un bénéfice commun, la mémoire ne saurait être avancée comme concession de bon voisinage. L’Algérie n’a pas à payer le prix fort d’une situation pour laquelle, depuis l’affaire libyenne, la responsabilité française est largement engagée.  

Nul besoin de mémoire ni d’histoire commune pour réfléchir ensemble à une relation gagnant/gagnant dans l’intérêt des États, au service de leurs peuples respectifs, il s’entend. Surtout qu’elle s’accompagne toujours d’une rengaine intempestive, bien française, qui justifie une prétendue destinée politique au nom d’un « passé commun de 132 ans ». Et quel passé ! 

Il faudrait que l’on m’explique ce tour de force philosophique par lequel les Algériens sont aujourd’hui cordialement sommés de marcher pas à pas avec la France parce que celle-ci, 132 années durant, après les violences meurtrières de la guerre de conquête, a réglé leur rattachement étatique à la France sous l’implacable loi de la dépossession, de la discrimination et des humiliations.

C’est d’abord et surtout cela la France en Algérie. Et les trajectoires individuelles de quelques Français libéraux engagés aux côtés des Algériens est une décharge post mortem, autrement dit trop facile.                                                          

L’Élysée se félicite que le rapport de Benjamin Stora ne prône ni « repentance », ni « excuses » ? Pour Benjamin Stora, la repentance est un « piège politique », tendu par l’extrême droite, qui empêche d’avancer concrètement et de passer aux actes. Quel est votre point de vue ? 

Noureddine Amara : Il est légitime de se demander : pour qui la mémoire est-elle une question, un problème ? Et qui a le plus à gagner dans un règlement amical de ces mémoires traumatiques ? Le raisonnement de Benjamin Stora pèche par une conception trop pathologique de la mémoire quand, appelant Ricœur en renfort, il nous administre, à bonne dose, oubli et pardon comme un affranchissement bienvenu. 

La posologie est peu rigoureuse tant il semble confondre les usages politiques du passé et ce qu’en retiennent les Algériens. Nos mémoires ne sont pas que « déformation ou fantasmes ». Nos traumatismes ne sont pas qu’imaginaires de guerre mystifiés par l’appareil FLN. Ils participent de notre condition historique. Ils agissent aussi telle une vigie contre les formes actuelles de domination, pour la défense des justes et des opprimés.

La récupération nationaliste ne retire rien à la grandeur de cette mémoire traumatique qu’il faudrait aussi penser comme une puissance d’agir pour soi et dans le monde. Comme le disait Nietzsche, le ressentiment, à comprendre comme ces retours dans la mémoire des malheurs bien réels des temps passés, est déjà une révolte. 

De cette thérapeutique par la mémoire que nous propose Benjamin Stora, il ressort une forte impression d’équilibre des peines et des traumatismes. C’est comme dire que tout se vaut puisque tous étaient – au même titre ? – habitants de l’Algérie. Nous en sommes encore à ce vieux tabou persistant de l’Algérie c’était la France. Non. Au moment où éclate novembre 1954, l’Algérie ce n’était pas la France ; ou du moins c’était la France, peut-être pas sans les Algériens, mais sûrement contre eux. 

En expulsant les « excuses », en les mélangeant à la “repentance”, mot cher à l’extrême droite, ne risque-t-on pas de neutraliser le problème de fond et de dépolitiser la question coloniale qui fédère mais aussi fracture comme jamais en France où les mouvements décoloniaux sont pointés du doigt comme vecteurs de victimisation identitaire et communautariste par une grande partie de la classe politique, y compris à gauche ? 

Afaf Zekkour : L’enjeu le plus important, à mon avis, autant pour la société française qu’algérienne, n’est pas la mémoire mais l’écriture de l’histoire. Et nos questionnements proprement algériens peuvent aider à un renouvellement de ce qui se raconte en France. Encore faut-il nous écouter.  Les questions des « excuses » ou bien « la victimisation identitaire et communautaire » sont toujours et encore des instruments de la classe politique, toutes tendances confondues, de part et d’autre des deux rives. 

Nourredine Amara : La communautarisation des mémoires est inévitable sans qu’il faille s’en inquiéter. Elle est la réplique exacte des expériences historiques dissociées selon les communautés auxquelles appartenaient les individus. Dans la colonie, il n’y a pas de “en même temps” qui tienne entre Français et Algériens. Et les convivialités accumulées de part et d’autre de ces deux blocs n’annulent pas le choc de ce grand partage. Car tel le voulait la loi. 

Et la minutie de Benjamin Stora à dresser des vies en parallèle – Camus-Feraoun, Ricœur-Kateb Yacine, Marie Cardinal-Leïla Sebbar – à la recherche d’un entre-deux, est un présentisme discutable. Elle trahit la recherche désespérée de cette troisième voie qui, impossible à trouver pendant la guerre de libération, est appelée à régler aujourd’hui la postcolonie France. Elle explique la recherche désespérée de cet homme-trait d’union que la partie française croit découvrir en la personne de l’émir Abdelkader. 

Ce dernier n’est honorable en ce qu’il est, pour la France, un perdant magnifique, sorte de figure vieillie de l’ennemi déradicalisé. Il est certain que ce que la France entend célébrer en ce personnage emblématique ne fasse pas écho à nos propres questionnements. Viendra le temps, pour nous autres Algériens, d’interroger le désengagement algérien de l’émir suite à sa reddition. Et, pour ma part, l’argument humaniste de sa retraite damascène est un cache-sexe. 

Enfin, les liaisons paresseuses faites entre les derniers attentats ayant endeuillé la France et cette transaction mémorielle qui nous est proposée ne peuvent faire l’économie d’une démonstration, à moins de ne considérer cette mémoire voulue commune comme un dispositif disciplinaire à l’adresse de la composante musulmane de la société française. Rien n’est dit des ressorts coloniaux réactualisés par la classe politique française dans son offensive de mise en ordre du culte musulman et de contrôle des populations qui professent cette religion. 

Si l’on veut disqualifier les violences, sonner le terme de la compétition victimaire, il faudrait aux politiques français l’audace de s’attaquer une fois pour toutes à la question des discriminations et des violences policières qui affectent préférentiellement les porteurs d’une mémoire algérienne de la colonisation française. Pas besoin donc d’une OPA sur la mémoire, surtout que la conscience historique que les Algériens de France peuvent avoir de notre passé traumatique n’est pas un chemin tout tracé vers l’identitarisme ou vers l’impasse intégriste. 

Que préconisez-vous alors ? 

Nourredine Amara : Dans cette question de mémoire, la justice est toujours en retenue. On nous exhorte à de la pondération, au pardon facile, au sobre ressentiment, parce qu’il y aurait eu une égalité des peines et des souffrances. On invente, à présent, une égalité dans le malheur quand, à l’époque, la France n’a pas su ni voulu la réaliser en droit, faisant des Algériens les premiers des damnés sur leur terre dépossédée.

Elle se défausse trop facilement sur notre compte. C’est comme si, dans un souci d’économie des rancœurs françaises, elle nous désintéressait d’une exigence de justice que nous sommes en droit de réclamer au nom d’un principe bien connu et pourtant absent de ce rapport : la continuité de l’État.

Tout en rappelant « la brutalisation de la société indigène », le rapport en minimise la prise en charge politique à un effet de discours. Quid de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ? Les possibilités de traitement judiciaire de ce crime reconnu contre l’humanité sont tout simplement manquantes. Qui ordonne alors une concurrence des victimes quand, à certaines d’entre elles, une juste mémoire est préférée à une exigence de justice ?

Aussi, cet emprunt à Ricœur se lit comme une solennité érudite qui chercherait à cacher le cadavre de la conquête après l’avoir à peine exhibé. La vérité première devant régler les rapports d’entre les hommes est la justice, non la mémoire commune.

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