Champ vallon. Collection « la chose publique ». 2020

L’ouvrage de Carole Raynaud-Paligot est “décortiqué” par Gérard Clabé, pour l’émission du Guide du Bordeaux colonial le 29 septembre 2021, ce sera l’occasion de faire le point sur le rôle central de l’école dans la domination impérialiste et coloniale française au XIXème et au XXème siècle, une école complètement instrumentalisée, dévoyée, qui ne cherche pas à émanciper, à peine à instruire et qui sert surtout à franciser, à encadrer et à dominer les populations colonisées.

L’auteure est une habituée, une spécialiste même de la question coloniale et raciale, il s’agit de Carole REYNAUD PALIGOT, enseignante chercheure associée à l’Université de Bourgogne.

Si on devait retenir les idées essentielles de cette somme :

– L’école a été un agent essentiel de la colonisation sitôt la conquête militaire réalisée…

– Avec la République, la IIIème, la France devient « l’institutrice de l’humanité en retard »…

– Les politiques scolaires à l’usage des colonies, élaborées à Paris, sont à géométrie variable…

Mais entrons dans les détails, de cette étude exhaustive, menée chronologiquement, en 7 chapitres

Restauration et Monarchie de Juillet

– Conquêtes coloniales : Madagascar, Sénégal, Polynésie, Indochine… mais surtout Algérie.

– On parle déjà de « mission civilisatrice » bien que les objectifs économiques, militaires et politiques dominent.

– Le rôle assigné à l’école est très vite considéré comme essentiel pour asseoir la domination sur les territoires conquis, diffuser la langue française et former une élite sur place pour le commerce, l’administration, l’armée …

Louis XVIII : « L’école a le devoir de transmettre le goût de l’habitude du travail et de faire aimer la France ». Les écoles qui sont créés ont un contenu religieux, catholique, mais, en Afrique, elles sont ouvertes aux musulmans….

La IIème République.

Elle est éphémère, on le sait (1848 -1851) mais la République sociale, celle du Gouvernement provisoire de février à juin 1848, avant la réaction et l’élection de Louis Napoléon Bonaparte, la République du suffrage universel masculin, de la fraternité universelle, de l’abolition de l’esclavage, ne remet pas en question le projet colonial…

Second Empire

C’est plutôt une période de rupture au moins idéologiquement, peu dans les faits cependant. Napoléon III mène une véritable politique arabisante en Algérie :

« l’Algérie n’est pas une colonie ordinaire mais un royaume arabe. Il faut rattraper le temps perdu : surveiller, régénérer la nation arabe et rapprocher les deux civilisations en vue de rétablir une chaine brisée depuis 14 siècles » Napoléon III discours lors de sa première visite officielle en Algérie en 1860.

Il se veut autant l’empereur des arabes que des français… L’école est vécue comme un agent essentiel de cette politique : on crée des écoles primaires franco-arabes dans toutes les villes…

Débuts de la IIIème république

– La France devient « l’institutrice de l’humanité en retard » et l’école aux colonies fait l’objet de toutes les attentions. Comment appliquer les préceptes de la République et l’idée du moule commun, universaliste, assimilateur ?

En imposant dans l’ensemble de l’espace colonial, une seule école, une école exclusivement française.

Jules Ferry, en tant que ministre de l’Instruction publique et /ou Président du Conseil dans ces années 1879-1885, décide de créer « Un laboratoire républicain en Algérie ».

Ferry est entouré par Ferdinand Buisson directeur de l’enseignement public jusqu’en 1896, Alfred Rambaud directeur de cabinet au ministère de l’instruction publique, mais aussi par l’incontournable et l’inénarrable Paul Bert.

Il faut aussi compter sur le lobbying de l’ « Alliance française » association fondée en 1883 pour contribuer à la diffusion de la langue française dans les colonies ou chez nous, la « Société de géographie commerciale de Bordeaux » fondée en 1874 par des négociants, des armateurs, des banquiers et un professeur d’histoire Géographie et qui a joué un rôle important en finançant dans tout l’espace colonial des écoles et des distributions de manuels scolaires.

Tous autant qu’ils sont, même Buisson, sont persuadés du rôle éminent de l’école pour apporter la civilisation supérieure. La Kabylie dans ce laboratoire algérien, est particulièrement ciblée. Pourquoi la Kabylie ? Il y a un véritable « mythe kabyle » chez les colonisateurs. Dès la conquête, les raciologues faisaient la différence entre :

« L’arabe, pasteur, nomade, de race aristocratique, guerrier, courageux, dominateur mais orgueilleux, fanatique, contemplatif, fainéant, réfractaire à la civilisation et le Berbère (donc le Kabyle), travailleur, attaché à sa terre, à son clocher ( ??!!) mais aussi à ses institutions locales démocratiques (les comités de villages) mais peu attachés par contre à l’islam »

On rappellera qu’en 1871, au Moment de la Commune, une grande révolte Kabyle menée par El-Mokrani, a soulevé toute la région…

Pour Jules Ferry avec ce « bagage intellectuel » délirant sur les arabes et les Berbères, « la Kabylie est la région la mieux préparée à l’assimilation »

– Décret du 13 février 1883 : des écoles primaires doivent être créées partout, en français, obligatoires pour les enfants de colons français (pour monter que la loi de la métropole s’applique aussi dans les colonies). Cependant, concernant les contenus, les ambitions sont à la baisse :

Maurice Walh, conseiller de Ferry, agrégé d’histoire géographie, encore un, prof au lycée d’Alger et très influent :

« Pas de régime intellectuel trop fort pour leur cerveau mal dégrossi »

– Paul Bert, encore lui, le grand promoteur de l’école gratuite, laïque et obligatoire en métropole aux côtés de Ferry :

« On construira des écoles mais à moindre frais, un gourbi (pièce sans fenêtre, la seule ouverture étant la porte) suffira, avec un instructeur et pas un instituteur, un vieux sergent tirailleur parlant un peu le français suffira, pas de savoir inutile, pas d’arithmétique, pas de mérovingiens, pas de subtilité de la grammaire, les bizarreries de l’orthographe…. Faire passer le certificat d’étude aux indigènes ? délirant ! Il ne s’agit pas de faire de futurs citoyens, des esprits libres, raisonneurs, critiques. » Paul Bert, de retour d’un voyage en Kabylie en 1885.

Tout est dit : ce ne sera pas une école de masse comme en métropole et encore moins une école émancipatrice. La République trouve là ses limites. De fait, ces écoles pourtant officiellement ouvertes à tous, font de la ségrégation : enfants indigènes (arabes et berbères) séparés, relayés au fond de la classe, traités comme des parias par les élèves enfants de colons. Et l’évolution tend à amaigrir encore les programmes et leur donner un contenu plus pratique, plus manuel, professionnel, agricole.

Ferry fait une visite en Algérie en 1887 et constate que son « vaste plan » est un échec. Il est remonté contre les colons qu’il accuse d’avoir torpillé son plan si ambitieux. Belle excuse ! En fait les crédits n’ont pas suivi pour mettre en œuvre cette politique que l’on peut également suspecter d’être de l’affichage.

A la chambre des députés, Le Groupe colonial d’Eugène Etienne en particulier, une des composantes de ce qu’on a appelé le « Parti colonial »,( voir notre Guide)  fait un fort lobbying pour bloquer les crédits pour la scolarisation des enfants d’indigène jugée « inutile » Voici quelques arguments utilisés… Accrochez-vous !

« Inutile de scolariser les garçons arabes ou berbères, car à la puberté, à 12 ans, tout se bloque, ils régressent intellectuellement, ils oublient tout ce qu’ils ont appris et connaissent un arrêt de développement intellectuel.

Inutile et mauvais d’éduquer les filles : cela les émancipe et les parents ne trouvent plus à les marier. Elles deviennent déclassées, certaines sombrant dans la prostitution en ville »

Ce terme de « déclassé » revient souvent dans le livre, c’est même la hantise de ceux qui parlent de scolarisation. Si on éduque, ça donne des envies, les fils de paysans partent à la ville et cherchent des emplois qui n’existent pas. On a peur de la mobilité sociale, on veut tout simplement maintenir les populations des colonies dans le statut de l’Indigénat

« Abd el Kader »

Fin XIX – début XXème : ça bouge un peu…

L’universalisme républicain, qui trouve sa traduction sur place par une politique d’ « assimilation » forcée, est contestée, vu le peu de résultats. L’approche en matière de politique coloniale connaît une réorientation…

Désormais, on pensera et on parlera « association », les députés en 1907, officialisant le terme par un vote unanime.

C’est Gustave le Bon qui est le porte-drapeau de ce nouveau paradigme, qui consiste à faire évoluer les indigènes dans leur civilisation.

Voici deux citations représentatives de ce mouvement :

– celle de Léopold de Saussure, officier de marine, éminent sinologue et auteur d’une « Psychologie de la colonisation française dans ses rapports avec les société indigènes » sorti en 1899 : «  Toutes les sociétés indigènes sont capables de progrès mais elles ne sont pas capables des mêmes progrès et aucune d’elles n’est capable de progrès identiques à ceux de la France, car deux sociétés de races différentes ne peuvent suivre les mêmes voies de développement »  Léopold de Saussure au congrès colonial en 1889. 

– de Georges Leygues, ministre de tout (de l’Instruction publique, de l’Intérieur, de la Marine, des colonies… « Assimiler est une erreur funeste, il faut y renoncer pour toujours. Pourquoi vouloir imposer nos goûts, nos mœurs, nos lois, nos habitudes d’esprit à des peuples qui ont, de la famille, de la société, de la propriété, des conceptions si différentes des nôtres. Il y a dans le génie des différentes races qui peuplent la terre, des équivalences, il n’y a point d’identité. C’est folie que de vouloir couler tous les esprits dans le même moule, le principe fondamental de notre politique coloniale doit être le respect scrupuleux des peuples soumis et protégés » Georges Leygues en 1906, en tant que ministre des colonies.

On note que les peuples restent soumis et protégés… Que croyez-vous qu’il se passe sur le terrain ? Rien, ça ne change rien, les écoles sont tout aussi rares, pauvres, discriminantes. L’indigénat n’est pas remis en question, on n’accorde aucun droits politiques aux population qu’on désire « associer ».

En Algérie, cela s’accompagne d’une tentative de réforme pour donner plus d’autonomie de gestion à la colonie avec une assemblée élue sur place : cela s’appelle les « Délégations financières ». Las, les populations indigènes y sont sous représentés et ce sont les représentants des colons qui les dirigent.

Et si la politique coloniale, même réformée, réorientée allait dans le mur ?

Hubert Lyautey , à l’occasion d’un bilan sur le taux de scolarisation ridiculement bas des enfants d’indigènes en Algérie, n’y croit plus…« J’ai suivi de près la session des Délégations financières. Je crois la situation incurable. Les colons agricoles français ont une mentalité de pur boche, avec les mêmes théories sur les races inférieures destinées à être exploitées sans merci. Il n’y a chez eux ni humanité ni intelligence » Lyautey en 1918.

Alors on assiste à une sorte de fuite en avant, comme Georges Hardy personnage central de la politique scolaire au début du XXème. Contre le métissage et adepte de l’« adaptation », il se met à faire une typologie de l’aptitude des différents peuples à être scolarisés en AOF :

– « Race Peul : douée mais réfractaire à l’école 

– Race malinké : enfants laborieux, tenaces, mais routiniers et d’intelligence lente

– Race sénoufo : enfants patients, dociles, avec une bonne adresse manuelle mais frustes, sans curiosité, sans initiative » Georges Hardy. « Une conquête morale, l’enseignement en AOF ». 1917

Les réformes tentées un peu partout, c’est encore le cas en Indochine pour faire accéder les Indigènes à des emplois à responsabilité dans l’administration coloniale, sont combattues par les colons sur place, ils font pression sur les gouverneurs et les réformes font long feu les unes après les autres.

Un des seuls exemples de véritable avancée a lieu au Sénégal avec les « Quatre communes » (Gorée, St Louis, Rufisque et Dakar), où, de haute lutte, les élites commerçantes et les chefs de grandes familles indigènes ou métis, obtiennent des droits politiques et leur sortie du statut de l’indigénat en 1914.

Années 1920 et 1930 : montée des tensions, révoltes, résistances et revendications nationalistes.

En métropole, on voit se développer des prises de position et se créer un mouvement de condamnation du colonialisme et du discours sur «  les races dites inférieures ».

– Ernest François Maurice Delafosse, sorti de l’Ecole spéciale des Langues orientales, il fait sa carrière dans l’administration coloniale et conteste la représentation stéréotypée des Africains : « Non seulement ce ne sont pas de grands enfants qui n’ont jamais formé de nations mais au contraire, ils ont une histoire glorieuse, ils ont en fait même fondé des empires » 1920.

Dans les colonies, les résistances se multiplient et s’organisent :

– En AOF, une élite de fils de chefs obtient des bourses (ou les autofinancent) pour poursuivre des études en métropole, où ils se politisent :

La France et ses possessions (colonies) d’Afrique en 1937. En rouge : France métropolitaine, Algérie, Tunisie, Maroc, Afrique du Nord, Occidentale et Équatoriale Française (Soudan), Djibouti, Madagascar, Ile de La Réunion. En jaune : possessions espagnoles (nord du Maroc + Rio de Oro à l’ouest + Guinée) et anglaises. En orange : possessions portugaises. En vert : possessions italiennes. En violet : Congo belge. A cette époque, toute l’Afrique appartient aux Européens qui se partagent le territoire, a l’exception de deux états africains : le Liberia et le royaume d’Égypte (en marron sur la carte). Livre de Géographie de Jean Brunhes, éditions Mame 1937. ©Gusman/Leemage

– création de la « Ligue de défense de la race nègre » en 1927

– des journaux : « Le cri des nègres », « Le journal des peuples opprimés », les journaux du Parti communiste

– ils adhèrent au PCF

– quelques personnalités :

Lamine Senghor : le créateur de la « Ligue de défense de la race nègre » dont on vient de parler.

Kojo Tovalou Quenum Lamine Gueye Léopold Sédar Senghor

– En Algérie… – Indochine … – Tunisie … – Madagascar …

Avec la crise économique de 1929 et ses effets au début des années 1930, les budgets de l’éducation sont en baisse notamment aux colonies.

Et le Front Populaire ? 

Le Front populaire, en 1936, qui a pourtant dans ses rangs des militants anticolonialistes ou adeptes du self gouvernement, ne fait rien évoluer : il ne remet pas en cause le colonialisme, même pas l’indigénat. Voilà ce que dit le ministre de colonies Marius MOUTET (socialiste, ami de Jaurès, passé par la LDH, avocat d’indépendantistes vietnamiens pourtant) :

« On a mieux à faire que d’éduquer politiquement les Indigènes car des notions mal digérées de lutte des classes, le fanatisme religieux, la nature émotive des africains, la dissimulation islamique et asiatique, risquerait d’entrainer le déchaînement de forces incontrôlables »  Marius MOUTET 1936

Désormais, dans tous les territoires colonisés, les populations protestent et demandent plus d’écoles, un enseignement plus ambitieux, un enseignement identique à celui de la métropole, l’accès à l’enseignement supérieur, la préparation et la délivrance d’un bac dans les lycées ou son équivalent.

Mes impressions, ce que l’ai appris, que je retiens…

Gérard Clabé La Clé des Ondes
  • C’est assez hallucinant de voir tous ces gouverneurs, ces chargés de mission, ces inspecteurs généraux, recteurs, responsables dans les ministères, tous agrégés (souvent d’histoire géographie d’ailleurs), la fine fleur de l’Université française…

– Avec ce livre, on a la confirmation de l’énorme gap, le gouffre qui s’est creusé entre les principes républicains…

– On voit bien également que les colons sur place sont en tension, ils ne supportent pas que leurs gosses fréquentes les enfants d’indigènes dans les mêmes écoles…

– Tous, ministres, gouverneurs, simples colons étaient dans l’obsession, le fantasme, du « déclassement » …

– On y apprend que l’école est complètement dévoyée, détournée de ce qu’elle devrait être, une école émancipatrice…

– On apprend dans l’ouvrage qu’il y avait un réseau d’écoles avant la colonisation…

– On constate également que la puissance coloniale divise pour mieux régner…

– Enfin, l’indigénat, le travail forcé ne sont nulle part, sauf dans les « quatre communes » au Sénégal, remis en question.

Il y aurait bien d’autres enseignements à retenir de ce livre….

Remerciement à Gérard Clabé et aux animateurs du Guide du Bordeaux colonial 

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