C’est une terrible défaite qu’a subie le Parti de la justice et du développement aux élections législatives marocaines de septembre 2021. Sa déroute signe la condamnation de sa politique de compromission avec le Palais, notamment de son aval de la normalisation avec Israël, même si les fraudes orchestrées par le Makhzen ont contribué à l’ampleur de son recul.

Politiques > Aboubakr Jamai > 24 septembre 2021

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Conférence de presse du PJD à Rabat pour annoncer la démission de son président Saad-Eddine Al-Othmani et de tous les membres de son secrétariat général, après sa défaite électorale du 9 septembre 2021 Fadel Senna/AFP

Deux pourcentages peuvent résumer les élections législatives marocaines tenues le 8 septembre 2021 : 90 % et 24 %. Les 90 % représentent la baisse du nombre d’élus du Parti de la justice et du développement (PJD) au Parlement. Les 24 % constituent le taux de participation dans l’une des plus grandes circonscriptions du pays, Casablanca/Anfa.

La signification du premier pourcentage est l’aspect le plus commenté du scrutin. Si la défaite du parti dirigé par le premier ministre Saad-Eddine Al-Othmani n’a pas surpris, son ampleur interroge. Pour comprendre cette déroute, il faut garder à l’esprit deux caractéristiques importantes du PJD. La première est qu’il a été porté au gouvernement — pas au pouvoir — par les vents du printemps arabe et son incarnation marocaine, le Mouvement du 20 février. La deuxième : il proclame que le changement de l’intérieur du système est possible, et qu’une alliance avec la monarchie contre le Makhzen, « l’État profond » version marocaine, est nécessaire.

En 2007, le deuxième personnage le plus puissant du régime, Fouad Ali Al-Himma, quittait son poste de conseiller du roi et créait le Parti de l’authenticité et de la modernité (PAM). Objectif avoué : stopper la progression des « islamistes » du PJD. Les événements de 2011 feront avorter cette stratégie. Adoptant le ton anti-Makhzen du Mouvement du 20 février tout en affichant un soutien indéfectible à la monarchie, le PJD remportera les élections en novembre de la même année et dirigera le gouvernement.

Il devra son succès aux voix des citoyens qui ont cru en la crédibilité de la réforme constitutionnelle de juillet 2011 ; ceux qui ont cru que le Makhzen était en retrait. Les dirigeants du PJD pensaient aussi que la monarchie leur serait reconnaissante de leur rejet de la demande majeure du Mouvement du 20 février : le passage à une monarchie parlementaire. C’est donc un numéro d’équilibrisme auquel s’est livré le PJD. Son succès dépendait de sa capacité à convaincre les électeurs en demande de réformes sérieuses, d’où ses victoires électorales en 2011 et 2016. Il dépendait aussi de sa capacité à rassurer le roi de son attachement à la primauté de la monarchie dans la gestion des affaires du pays.

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Le PJD a finalement failli sur les deux tableaux. D’abord, il a mal jugé ou s’est menti sur les intentions de la monarchie à son égard. Il est peu de dire que l’appareil de l’État et les forces politiques directement inféodées à la monarchie ont constamment œuvré à empêcher l’aboutissement des réformes entamées, surtout durant la première législature PJD.

D’impossibles réformes

L’exemple le plus frappant est celui de la réforme de la caisse de compensation. Très coûteux (5 milliards d’euros) et inefficace, le système d’aide aux plus démunis qu’était censée être la caisse de compensation était devenu une aberration ruineuse. La solution était connue depuis des lustres, mais personne n’osait s’y atteler. La première phase consistait à éliminer ou substantiellement réduire les subventions aux produits de consommation de base, surtout les produits pétroliers. C’était la phase la plus politiquement périlleuse. La deuxième phase consistait à transférer cette aide directement aux populations les plus désavantagées.

Le gouvernement d’Abdelilah Benkirane a réduit les subventions, entrainant une hausse des prix pour tous les citoyens, y compris les plus démunis. Lorsqu’il tentera de mettre en place la deuxième phase en ciblant l’aide aux plus nécessiteux, les partis proches du palais, et surtout le Rassemblement national des indépendants (RNI) mené par Aziz Akhennouche s’y opposeront. Pour les observateurs, c’était couru d’avance : jamais le Palais n’aurait permis qu’un parti politique — surtout arrivé au gouvernement grâce au souffle du printemps arabe — prenne le crédit d’une réforme aussi populaire que l’octroi d’aide directe aux citoyens les plus démunis.

Autre exemple, la réforme de la justice. Le PJD a bien tenté de contrecarrer la mainmise de l’institution judiciaire directement sous la tutelle de la monarchie. En vain. Et puis il y eut l’épisode de la formation du gouvernement après les élections législatives de 2016. Le camp anti-PJD a mis toute son énergie à empêcher la reconduction d’Abdelilah Benkirane à la primature. Pourtant, le PJD avait remporté une victoire encore plus large que celle de 2011. Ses instances avaient décidé de reconduire Benkirane comme candidat au poste de premier ministre. Menés encore une fois par le RNI, les partis proches du Palais sans lesquels aucune majorité gouvernementale n’était possible ont refusé de s’allier à Benkirane, sans même justifier leur position.

Lorsque les dirigeants du PJD ont compris que Benkirane était devenu indésirable, ils l’ont remplacé par Saad-Eddine Al-Othmani. Comme par enchantement, les réfractaires d’hier ont donné une majorité au nouveau candidat. Al-Othmani se révélera un premier ministre encore plus accommodant, sous la direction duquel aucune tentative de réforme sérieuse ne verra le jour. Pire, une réplique des événements de 2011, le Hirak du Rif éclatera à l’été 2017. Il sera durement réprimé, avec l’assentiment des membres PJD du gouvernement. Et lorsque la monarchie a été obligée d’admettre les défaillances de son modèle de développement, le PJD et ses ministres ont assisté en simples spectateurs, comme plus tard durant la crise de la Covid-19.

La dérive sécuritaire du régime avec la répression de la presse, le scandale Pegasus et les affaires de tortures qui refont surface se sont opérées sans que le PJD et sa composante gouvernementale s’y opposent. Mais soucieux qu’il était de ne pas affronter l’institution monarchique, le PJD a toujours été une victime consentante, et parfois même complice. Cependant, pour les électeurs du PJD, les compromis ont fini par devenir des compromissions. Celle de trop étant sans doute la normalisation avec Israël. Surtout qu’elle survenait après deux autres concessions majeures touchant des sujets fondamentaux pour le parti : le retour de l’enseignement des matières scientifiques en langue étrangère, et donc retour sur l’arabisation ; et la légalisation de l’usage thérapeutique du cannabis. Fait remarquable, pour la première fois de son histoire, le Mouvement unité et réforme (MUR), l’organisation de prédication jumelle du PJD n’a pas appelé à voter pour lui. Une façon de protéger le mouvement qui représente la matrice idéologique du parti des errements de celui-ci.

Pour que la thèse de la désaffection d’électeurs sanctionnant les compromissions du PJD tienne, encore faut-il que les votes perdus par le PJD ne se soient pas reportés massivement vers le RNI. Ce parti est identifié au Makhzen, fondé par le beau-frère de Hassan II et dirigé par un homme d’affaires, Aziz Akhannouch qui lui doit en grande partie sa fortune. Ses stations-service ont été la cible du boycott massif dans le cadre d’une campagne citoyenne dirigée contre la prédation économique du régime. Son entreprise Afriquia a fait partie des compagnies pétrolières récemment épinglées par le Conseil de la concurrence pour entente sur les prix.

Boycott des électeurs urbains

Un autre chiffre prend toute sa signification : le taux de participation de 24 % dans l’une des circonscriptions urbaines les plus importantes du pays, celle d’Anfa dans la capitale économique Casablanca. En baisse de 10 points par rapport aux élections de 2016, il accrédite bien la thèse du boycott d’une catégorie d’électeurs urbains qui avaient cru à la stratégie de participation du PJD. Ce chiffre est une mauvaise nouvelle pour le PJD, bien sûr, mais aussi pour le régime. Il signifie que ces électeurs ne se retrouvent pas non plus dans l’offre pléthorique des partis affidés de la monarchie. Ce pourrait être une armée de réserve pour une offre politique qui conteste la nature même du régime. Couplé aux chiffres sur le chômage des jeunes en milieu urbain, cela signifie aussi les protestations urbaines telles le Mouvement du 20 février ou le Hirak du Rif ont de beaux jours devant elles.

Le MUR et Abdelilah Benkirane ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Les dirigeants mouvement de prédication dans de multiples articles publiés sur le site du mouvement avant les élections, et l’ancien premier ministre dans une vidéo diffusée quelques jours avant la tenue du scrutin ont insisté sur la nécessité de voter. Il s’agissait pour eux de ne pas laisser la place vide à leur autre adversaire politique, le mouvement Al-Adl wal-Ihsan (Justice et bienfaisance). Ce mouvement islamiste a toujours refusé la participation politique en affirmant que la monarchie dans sa forme actuelle ne permettait pas aux acteurs politiques de mener les réformes nécessaires. Le boycott qui se dessine dans les grands centres urbains valide son approche au détriment de celle du PJD et du régime.

L’ampleur de la défaite du PJD interroge pourtant. La neutralité négative de l’État face à l’utilisation de l’argent et l’achat des voix n’est pas une nouveauté. L’absence d’observateurs crédibles non plus. On se rappelle que le Centre Carter connu pour son professionnalisme n’avait pas été autorisé à couvrir les élections en 2016 déjà. D’autres indices laissent penser à une implication plus directe des services de l’État dans la défaite du PJD, confirmée par une suspecte épidémie de panne de photocopieuses dans les bureaux de vote centraux à Rabat.

Aboubakr Jamai

Journaliste marocain, directeur du programme des relations internationales à l’Institut américain universitaire (IAU College)… (suite)

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