Le 20 mars, un cimetière d’enfants de harkis ressurgissait du passé après 60 ans d’oubli et de mépris, au camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, dans le Gard. Échaudées par l’histoire, les familles des bébés morts et inhumés dans des conditions indignes s’impatientent et craignent une réparation au rabais.

Prisca Borrel

8 juillet 2023 à 11h47

L’image est touchante, mais elle a fait long feu. Le 21 avril, alors que la secrétaire d’État aux anciens combattants, Patricia Mirallès, arpente le cimetière d’enfants de harkis du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard), redécouvert un mois plus tôt par des archéologues, elle serre la main d’Aïda Seifoune avec tendresse. Cette octogénaire a perdu ici son bébé Raoul, il y a près de soixante ans, enterré « comme un chien » à même le sol, après leur arrivée en France à la fin de la guerre d’Algérie. Un sort partagé par une trentaine de bébés de familles de harkis (ces supplétifs musulmans de l’armée française en Algérie), terrassés entre 1962 et 1964 par la maladie et par le froid. Comme nous le relations ici, leurs dépouilles sont ensuite tombées dans l’oubli, enfouies sous les broussailles et le déni.

Après avoir annoncé la réhabilitation prochaine du cimetière, la construction de sépultures dignes et la réalisation de tests ADN pour les familles qui souhaitent récupérer les ossements de leurs proches, Patricia Mirallès a livré un discours empreint d’empathie. « C’est un passage de mémoire. C’est quelque part leur redonner vie. Nous devons aussi réparer et reconnaître le mal qui leur a été fait »,a-t-elle avancé devant les caméras.

Ce jour-là, hors champ, elle semble pourtant tomber des nues. Avant l’arrivée des journalistes, lors d’une réunion regroupant des élu·es et une poignée de familles, la secrétaire d’État affirme qu’elle vient « d’hériter du dossier », rapporte Rachid Bedjghit, dont un frère est mort sur place en 1962. « Elle a dit que c’était “inadmissible” mais qu’elle “découvrait” tout ça. Je lui ai rappelé qu’elle avait les documents et les courriers depuis plus d’un an. »

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La plupart des enfants sont morts de maladie entre novembre 1962 et mars 1963 lors d’un hiver particulièrement rude. D’après plusieurs témoignages, nombre d’entre eux ont été terrassés par une épidémie de rougeole et des conditions de vie déplorables. La nuit, il arrivait que le mercure frôle les – 15 °C, et la toile des tentes de fortune qui abritaient les familles ne pouvait rien y faire. © Collection personnelle du docteur Paul Brugière, médecin dans le camp de Saint-Maurice

Si cette réaction ne passe pas, c’est parce que la plupart des militant·es de la communauté harkie ont engagé de multiples démarches auxquelles l’État n’a jamais pris part. À l’image d’Hacène Arfi, président de la Coordination harka, en quête de ces tombes depuis plus de vingt ans dans l’indifférence générale. Les autorités actuelles ne se sont mobilisées que lorsqu’elles ont été confrontées à l’innommable : un procès-verbal de gendarmerie daté de 1979 dans lequel les maires des deux communes bordant le camp proposaient de déplacer les corps dans des fosses communes sans en avertir les familles et « sans ébruiter l’affaire ».

Découvert par Nadia Ghouafria en 2018, ce document d’archives était assorti d’un schéma localisant le cimetière et d’un registre d’inhumation dévoilant l’hécatombe. « Pourquoi avoir attendu qu’on trouve un document dans des archives pour faire les premières fouilles [démarrées en 2022 – ndlr] ? Les enfants de harkis l’ont vécu, ils en avaient déjà parlé. Mais tant qu’on n’a pas de preuve directe, on ne bouge pas ! Pas vu, pas pris, en somme », peste Fatima Besnaci-Iancou, historienne et présidente du conseil scientifique du Centre mémoriel et culturel du camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, en cours de réflexion.

« Où sont ses restes ? »

Depuis la « re-découverte » du cimetière le 20 mars dernier par les archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), trois mois se sont écoulés. Et force est de constater que le site défriché a toujours les allures d’un terrain vague, parsemé de monticules de terre et encadré par les ronces. Seules les peluches et les fleurs entreposées çà et là par quelques familles forcent le recueillement et l’attention. Mais aujourd’hui, celles-ci désespèrent.

À l’instar de Daniel Douaouia, qui a tenté d’interpeller Patricia Mirallès par courrier le 5 mai 2023 : « J’ai appris seulement hier par une association que ma sœur fait partie des tombes trouvées. Je regrette qu’une nouvelle fois l’État ne prenne pas ses responsabilités en me contactant directement… Nous sommes écœurés car en plus de ces conditions d’inhumation indécentes, sa tombe a été vidée », écrit l’homme.

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Nadia Ghouafria, de l’association Soraya, a découvert le document d’archives qui a permis de retrouver l’emplacement du cimetière. Pour l’heure, 27 des 31 sépultures ont été localisées lors des dernières fouilles, menées le 20 mars dernier. © Photo Prisca Borrel pour Mediapart

D’après le PV, neuf tombes avaient déjà été exhumées en 1979, mais personne ne sait ce qu’il est advenu des corps. « Qui en est à l’origine ? Où sont ces restes ? On connaît la volonté des autorités de l’époque de transférer les restes dans une fosse commune sans en informer les familles. Est-ce le cas ? », questionne-t-il, exaspéré par les non-dits qui s’accumulent aujourd’hui encore.

Quelques semaines plus tard, c’est le directeur de l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONACVG) du Gard qui l’appelle. « Il me dit qu’il a mon courrier sur son bureau et qu’il ne sait pas quoi me répondre. Quand je l’ai rencontré, il m’a dit qu’il ne pouvait rien faire d’autre que de noter mes doléances », explique l’enseignant, lassé par le désintérêt, les lenteurs administratives et « les belles phrases bateau » des politiques.

Comme lui, Hacina Brahmi le regrette : « Pour l’instant, ce ne sont que des paroles. » Installée dans la Loire, la sexagénaire partage une histoire similaire : une sœur décédée la même année, enterrée là, puis déplacée. « Cette question des tombes exhumées, je l’ai posée à la secrétaire d’État lors de sa venue. Elle n’a pas voulu répondre », assure Hacène Arfi, président de l’association Coordination harka.

Un temps « requinquée » par les annonces, Aïcha Djoubri ne cache plus sa déception.« Des gens leur ont mâché le travail, je ne sais pas ce qu’on attend. Que l’on meure tous pour qu’il y en ait moins à consoler ? », questionne cette fille de harkis dont la famille réside désormais en Seine-Maritime. Sur le registre d’inhumation, le prénom de son frère mort-né en décembre 1962 n’est mentionné nulle part. La courte vie de Mohamed se résume à un chiffre : « n° 4 ». Et sa mère n’a jamais pu faire reconnaître sa naissance au moment de faire valoir ses droits à la retraite, malgré une requête auprès de la mairie de Saint-Laurent-des-Arbres en 1994. Sur les registres de l’état civil, l’existence du petit Mohamed a été littéralement gommée.

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Ni les tentes, ni les quelques poêles à fuel mis à disposition ne pouvaient atténuer la morsure du froid, ce dont témoignent certaines de ces photos d’archives. On y découvre aussi le personnel soignant, des bébés posés à même le sol sous les tentes, des enfants emmenés par une enseignante le long des barbelés ou soignés à l’infirmerie. © Collection personnelle du docteur Paul Brugière, médecin dans le camp de Saint-Maurice

« Tout ceci ajoute du mépris à cette cascade d’insuffisances. Aujourd’hui, ils se disent sûrement qu’on a déjà attendu soixante ans et qu’on peut attendre soixante ans de plus. On va encore se perdre dans les couloirs du temps », souffle la femme.

Selon les familles, l’Office national des anciens combattants (Onac) du Gard n’aurait pour l’heure aucun plan ni aucune directive. Et la plupart des courriers qui ont été adressés à la ministre sont restés sans réponse. Sauf celui de la famille Djoubri, à qui Patricia Mirallès annonce dans une lettre datée du 19 juin que la réhabilitation du cimetière « devrait être finalisée le 25 septembre 2024 », jour de l’hommage national aux harkis. Un scoop dont même les associations harkies du Gard n’avaient pas connaissance.

Mais vu la passivité des services de l’État, certains en doutent. En effet, selon des sources internes, aucune nouvelle campagne de fouilles n’a encore été programmée pour découvrir les tombes restantes. Pas non plus de délai ni d’information pour les tests ADN. Pas d’enquête prévue pour les corps disparus… Et aucune démarche officielle n’a été initiée pour se rapprocher des proches des défunts qui ne se sont pas encore manifestés.

« Depuis 2019, à ma connaissance aucune famille n’a été appelée par l’État. Les gens se demandent pourquoi ils découvrent tout cela dans la presse », poursuit Nadia Ghouafria.

Contacté, le secrétariat d’État aux anciens combattants n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien ni répondu aux questions transmises par mail, préférant nous renvoyer vers un unique communiqué de presse daté du 21 avril dernier. « Je sens que ça va finir en bis repetita de ce qui s’est passé dans le camp de Rivesaltes. Un panneau avec des noms et ça en restera là… La seule différence depuis la découverte du site, c’est le spectacle de l’image », s’indigne Rachid Bedjghit en référence à la couverture médiatique du déplacement de la ministre, le 21 avril. L’homme envisage désormais de monter un collectif pour regrouper l’ensemble des familles.

En colère, nombre d’entre elles préparent de nouveaux courriers au ministère des armées et à Emmanuel Macron pour tenter de briser un silence devenu pesant. Et éviter que l’histoire de ce cimetière ne se termine comme elle a commencé : dans le mépris et le louvoiement.

Prisca Borrel

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