Coupable d’avoir permis au Qatar de financer le Hamas pendant qu’il refusait de négocier avec l’Autorité palestinienne, développait la colonisation et tentait d’échapper à ses procès, le premier ministre israélien va devoir rendre des comptes. Avant même la fin de la guerre ? 

René Backmann

30 octobre 2023 à 13h21

La « destruction totale du Hamas et de ses capacités militaires » : c’est, selon Benyamin Nétanyahou, le but de l’opération « Épées de fer », nom donné par l’armée israélienne à la nouvelle guerre de Gaza. Opération dont les incursions terrestres et les frappes aériennes préparatoires se succèdent désormais nuit après nuit, notamment sur le nord de l’enclave où près de 150 cibles militaires souterraines ont été détruites, selon l’état-major. Au prix de plus de 8 000 morts selon le Hamas, 2 000 personnes disparues dans les ruines et près de 20 000 blessé·es palestinien·nes en vingt-trois jours, civil·es en majorité.

L’objectif du premier ministre israélien est-il réaliste ? Est-il compatible avec l’autre mission prioritaire de l’armée israélienne : libérer les otages détenu·es par les mouvements islamistes armés palestiniens ? Qui assumerait le pouvoir dans l’enclave côtière palestinienne si le Hamas, qui contrôle le territoire depuis 2006, était réellement détruit ?

L’armée est-elle prête à occuper la bande de Gaza et à gouverner les survivant·es de ses 2,2 millions d’habitant·es en plein désarroi, dépourvu·es de tout, parmi les décombres ? Combien de temps l’armée israélienne, déployée dans ce territoire surpeuplé et hostile, pourrait-elle affronter une situation sécuritaire qui risquerait fort d’être pire que le bourbier du sud-Liban d’où elle s’est retirée, non sans mal, en 2000 ?

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Benyamin Nétanyahou lors d’une conférence de presse sur la base militaire de Kirya, à Tel-Aviv, le 28 octobre 2023. © Photo Abir Sultan / Pool / AP via Sipa

L’objectif de l’opération « Épées de fer » peut-il être atteint sans continuer à perpétrer dans la bande de Gaza un déni inacceptable du droit de la guerre et aggraver encore une situation humanitaire désastreuse ? Comportements moralement insupportables qui pourraient mettre en péril les relations d’Israël avec les États-Unis, l’Europe, les pays arabes amis et les communautés juives de la planète. Et qui ne manqueraient pas de susciter chez les Palestinien·nes d’Israël et de Cisjordanie des sentiments de haine et des désirs de vengeance incompatibles avec la reprise déjà très illusoire d’un dialogue avec l’OLP ou l’Autorité palestinienne.

L’invasion terrestre massive de la bande de Gaza promise par Nétanyahou dans son fantasme d’éradication du Hamas peut-elle être véritablement lancée malgré les réticences de l’administration Biden ? Car Washington, qui fournit à Israël une bonne partie de son armement, entend éviter l’extension du conflit à l’ensemble de la région. Et souhaiterait obtenir la libération d’autres otages par le Hamas, ainsi que l’ouverture de « corridors humanitaires » par Israël, vers le sud de l’enclave, afin de limiter les oppositions internationales à la poursuite des hostilités.

Faillite stratégique

Ces questions, parmi d’autres, pour l’heure également sans réponses, révèlent le flou absolu qui caractérise la stratégie militaire israélienne malgré les indécentes fanfaronnades de Nétanyahou. Elles contribuent aussi à expliquer que plus de trois semaines après l’attaque du Hamas contre les localités voisines de Gaza, Nétanyahou hésite encore à donner son feu vert à l’invasion terrestre massive du territoire. Un sondage du quotidien Maariv indique que 29 % des Israélien·nes interrogé·es sont favorables au déclenchement rapide d’une opération terrestre de grande ampleur, tandis que 49 % estiment qu’il vaudrait mieux attendre. Notamment pour protéger la vie des otages.

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Et cela alors que le chef d’état-major et les commandants des unités désignées pour l’incursion – blindés, artillerie, infanterie, génie, forces spéciales, logistique avancée, hélicoptères d’assaut, drones de renseignement en temps réel, aviation de soutien et de bombardement – ont affirmé qu’ils sont prêts à passer à l’action. Comme ils le démontrent depuis une semaine par des raids de chars Merkava en soutien des unités de combat dans le nord de l’enclave, avec une montée en puissance graduelle depuis le vendredi 27 octobre. Et par des frappes aériennes meurtrières engageant une centaine d’appareils sur d’autres parties du territoire. Et comme le confirme enfin le déploiement autour de Gaza et près de la frontière libanaise de 360 000 réservistes.

Militaires et politiques sont d’accord sur un point : la violence aveugle et la cruauté fanatique de l’attaque du 7 octobre appelaient une riposte implacable. Pour répondre au désir de punition, voire de vengeance, d’une bonne partie de la population israélienne. Et, peut-être surtout, pour rétablir la capacité de dissuasion de l’armée israélienne prise en défaut, sur son propre territoire, non par l’armée d’un autre État mais par quelques centaines de terroristes arrivés à moto, à pied ou en ULM.

Cinquante ans presque jour pour jour après la vertigineuse et brutale surprise de Kippour qui, en 1973, avait révélé l’assoupissement de l’armée israélienne, grisée par sa victoire et ses conquêtes de 1967, l’attaque du Hamas a révélé la totale faillite stratégique du pouvoir. Et en particulier du premier ministre, coupable d’avoir pensé qu’il suffisait de soutenir le mouvement islamiste pour diviser les Palestinien·nes, poursuivre la colonisation et s’affranchir de l’obligation de négocier avec l’OLP. Ce qu’il ne voulait à aucun prix.

Ou bien [Nétanyahou] n’a pris aucune décision, ou il a pris les mauvaises. Il y a aujourd’hui une unanimité totale sur ce point.

Un ministre (anonyme) dans le journal « Haaretz »

C’est pourquoi nombre d’Israélien·nes, même au sein de la coalition gouvernementale, même membres du Likoud, voire ministres, se posent aussi une autre question, plus politique que les précédentes : Benyamin Nétanyahou, largement tenu par l’opinion publique pour responsable des erreurs catastrophiques qui ont rendu Israël vulnérable à l’attaque du Hamas, peut-il continuer à gouverner son pays dans des circonstances aussi dramatiques ? Peut-il être le chef de guerre dont Israël a aujourd’hui besoin ? Le pays peut-il réellement attendre que le conflit ait pris fin pour réunir, une fois encore, une commission d’enquête, établir les responsabilités du premier ministre et lui demander des comptes ?

« Chaque décision qu’il a prise depuis deux ans a été désastreuse, y compris celle de réformer le système judiciaire »,dit à Haaretz un ministre (anonyme) membre du Likoud. « Ou bien il n’a pris aucune décision, ou il a pris les mauvaises. Il y a aujourd’hui une unanimité totale sur ce point,poursuit le ministre en colère. Après la guerre, son compte est bon ! À l’heure où nous parlons, le Likoud se prépare à promener la tête de Nétanyahou sur un plateau pour se sauver comme parti. Si le premier ministre n’est pas capable d’en tirer les conclusions nécessaires, d’autres les tireront pour lui. »

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Des soldats israéliens à la frontière entre Israël et Gaza, près de Sdérot, le 9 octobre 2023. © Photo Ilia Yefimovich / dpa / Abaca

Au sein du Likoud, une minorité estime apparemment que le premier ministre abandonnera volontairement le pouvoir après la fin de la guerre. N’a-t-il pas lui-même promis de rendre alors des comptes ? Mais la majorité, qui connaît bien la manière de penser et d’agir torve de Nétanyahou, n’achète pas cette hypothèse, tenue pour un écran de fumée créé par ses partisans. « Il dira qu’il a besoin d’étudier la débâcle, de comprendre ce qui s’est passé, et le temps s’écoulera. Personnellement, je n’ai pas l’intention de tomber dans ce piège », affirme le même « frondeur ».

Une demi-douzaine de membres du gouvernement, qui passaient depuis des années pour des inconditionnels de « Bibi », mais qui ont depuis quelques semaines cessé de le défendre publiquement sans le lâcher officiellement, envisagent de démissionner. Quant au ministre de la sécurité, Itamar Ben-Gvir, suprémaciste juif spécialiste des provocations racistes et du soutien aux colons les plus violents, il semble lui aussi tenté de prendre ses distances avec le gouvernement, mais pour des raisons différentes, sinon totalement opposées.

Il serait en effet furieux de voir certains de ses collègues ministres mettre désormais ouvertement en question la stratégie de blocus de Gaza, puis de marchandage avec le Hamas, qui a permis à Nétanyahou d’affaiblir l’OLP, de diviser les Palestiniens et de liquider ainsi, en invoquant l’absence persistante d’un « interlocuteur unique », toute possibilité de poursuite ou de reprise des négociations israélo-palestiniennes. Négociations auxquelles Ben-Gvir, tout comme son partenaire de l’extrême droite raciste Bezalel Smotrich, est plus allergique encore que Nétanyahou.

Un blocus exploité par le Hamas

Car les ennemis, nouveaux ou anciens, du premier ministre font remonter au blocus de l’enclave et à ses suites le début de l’engrenage qui a abouti au 7 octobre. Ce n’est d’ailleurs pas Nétanyahou mais son prédécesseur à la tête du gouvernement, Ehud Olmert, qui a décidé en 2007 d’imposer à la bande de Gaza, évacuée deux ans auparavant par les colons, un véritable état de siège. Mais à cet état de siège, élément clé de sa stratégie de « gestion » du conflit israélo-palestinien qui permettait d’éclipser la recherche d’une solution diplomatique, Nétanyahou a rapidement ajouté un accord discret avec le Qatar.

En vertu de celui-ci, l’émirat du Golfe fournissait au Hamas les fonds qui lui ont permis d’affirmer son pouvoir et de renforcer son contrôle politique sur une population confinée à un niveau de survie par le blocus, son bien-être n’étant pas le souci majeur du pouvoir islamiste. Ainsi a été paradoxalement entretenue au sein de la population de Gaza une colère contre Israël, responsable du blocus générateur de misère, exploitée politiquement et religieusement par un Hamas tout-puissant. 

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Lors d’un rassemblement du mouvement Hamas dans le camp de réfugiés palestiniens de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, le 10 décembre 2021. © Photo de Majdi Fathi / NurPhoto via AFP

En 2017, l’ONG israélienne Gisha, qui étudie la liberté de circulation des Palestinien·nes, avait constaté que pour les deux tiers de la population israélienne, la stratégie du gouvernement à Gaza mettait en péril la sécurité d’Israël. Nétanyahou, qui, pour apaiser les éruptions de colère sporadiques des Gazaoui·es, alternait les frappes aériennes et les attributions de permis de travail en Israël à des dizaines de milliers de résident·es de l’enclave, n’y avait apparemment pas pris garde.

Au pouvoir depuis huit ans, le premier ministre avait, il est vrai, d’autres soucis que l’évaluation de sa politique à Gaza : développer la colonisation en Cisjordanie et échapper aux procès pour corruption qui le menaçaient. C’est pourtant cette même colère contre Israël, radicalisée par seize ans d’emprisonnement à ciel ouvert, qui habitait les terroristes du 7 octobre.

Et sur ce point encore, Nétanyahou et son gouvernement ont failli. Dénoncée depuis près d’un an par des mobilisations géantes de la société civile lui reprochant ses projets de réforme antidémocratiques, la coalition gouvernementale d’extrême droite rassemblée autour de « Bibi » n’a, par exemple, tenu aucun compte des quatre rapports communiqués au gouvernement par la branche « renseignement » de l’état-major au cours des six derniers mois.

Des rapports aux oubliettes

Documentés et alarmants, ces rapports mettaient en garde le pouvoir politique contre le net affaiblissement de la capacité de dissuasion de l’armée, provoqué par la démobilisation de nombre de réservistes et d’officiers qui avaient rejoint le mouvement de la société civile contre le « coup d’État » préparé par le premier ministre et ses alliés. L’un de ces rapports notait même que « l’axe radical Iran-Hezbollah-Hamas avait identifié plusieurs moments propices pour frapper Israël », sans cependant signaler que le danger viendrait du Hamas et de Gaza.

Un autre document, consacré au déploiement des unités sur le territoire, critiquait la concentration excessive de troupes en Cisjordanie, destinées à assurer la sécurité de colons dont les actions n’étaient pas toutes légales. Ce qui avait contraint à alléger la protection d’autres zones pourtant plus exposées, comme le nord et le voisinage de Gaza.

« Nétanyahou,dit un officier qui a eu connaissance de ces rapports, a considéré que ces documents révélaient la volonté des militaires de se mêler de politique, ce qui n’est pas leur métier, et a refusé d’en tenir compte. »

Plus récemment, le gouvernement ne semble pas non plus avoir accordé l’intérêt qu’ils méritaient aux rapports, pourtant communiqués par la voie hiérarchique, en provenance d’une unité basée près de Sdérot, à 2 kilomètres au nord de Gaza. Chargées de surveiller les mouvements et les communications au sein de l’enclave, des équipes de soldat·es avaient remarqué, plusieurs semaines avant l’attaque du 7 octobre, des mouvements inhabituels et surtout des fluctuations anormales des communications, qui semblaient révéler l’usage d’autres réseaux, moins détectables, peut-être dans le but de dissimuler la préparation ou la réalisation d’une opération que les islamistes voulaient garder secrète.

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Les massacres et les prises d’otages du 7 octobre auraient-ils eu lieu si les observations des soldates et soldats de Sdérot avaient été considérées par des regards plus attentifs ? Par un premier ministre moins soucieux de son destin personnel que de la sécurité de son pays ? Une commission d’enquête le révélera peut-être un jour. Après avoir tenté de prétendre qu’il n’avait jamais été informé des projets terroristes du Hamas et de rendre responsables de la réussite de l’attaque les chefs de l’armée et des services de renseignement militaires et intérieurs qui avaient, sans l’attendre, admis leurs responsabilités dans cet échec, Nétanyahou a retiré ses accusations, dimanche 30 octobre, à la demande de l’ancien général Benny Gantz, membre de son « cabinet de guerre ».

Il a même ajouté, lors d’une conférence de presse : « Après la guerre, tout le monde, moi compris, devra répondre à des questions difficiles. » Juste auparavant, après trois interminables semaines de réflexion, il avait reçu les familles des otages. Sans pouvoir les rassurer.

Non seulement il a été incapable d’empêcher la tragédie historique du 7 octobre, mais surtout il a contribué à la faire advenir. Chacun·e en Israël a aujourd’hui compris que derrière ses pathétiques tentatives de postures churchilliennes se cache un politicien médiocre et vaniteux qui ne reculera devant aucun mensonge pour préserver ses intérêts personnels. Le « roi Bibi » est mort.

René Backmann

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