Livraison à domicile : sans-abri, sans papiers… À Bordeaux, des centaines de soutiers précarisés font tourner la machine
Quelque 400 livreurs vivraient en squat. Un nombre indéterminé d’entre eux sont des étrangers en situation irrégulière qui sous-louent des comptes. © Crédit photo : Illustration archives Thierry David/ « Sud Ouest »

Par Gwenaël Badets – g.badets@sudouest.fr
Publié le 03/04/2023 à 20h00
Mis à jour le 04/04/2023 à 9h49

Dans l’agglomération, 780 coursiers ont domicilié leur microentreprise au CCAS ou à la société Saint-Vincent-de-Paul, qui offrent ce service aux personnes sans domicile fixe. Derrière ce chiffre brut, des vies ultraprécaires

« On les voit partout, pourtant ils sont invisibles. Ils passent leur temps à livrer des repas, pourtant ils ont du mal à manger. » Ce double paradoxe est relevé par Stéphane Pfeiffer, l’adjoint au maire de Bordeaux en charge de l’habitat.

Dans la capitale régionale, plusieurs milliers de personnes travaillent comme coursiers à vélo sous le statut d’autoentrepreneur, pour des plateformes comme Uber Eats ou Deliveroo. Parmi ces microentreprises, 531 ont été domiciliées au Centre communal d’action sociale (CCAS) et 249 à la Société Saint-Vincent-de-Paul.

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Un chiffre lourd de sens : ces deux structures proposent ce service postal aux personnes sans domicile fixe. 780 coursiers seraient donc – ou auraient été – dans ce cas.

Ces ultraprécaires, Khalifa Koeta les appelle « les invisibles ». Cet homme de 27 ans est le cofondateur de l’Association de mobilisation et d’aide aux livreurs (Amal, « espoir » en arabe). Livreur pendant des années, il a tout arrêté pour s’engager à plein temps après que deux coursiers ont été renversés par des voitures sous ses yeux sans que le conducteur s’arrête. Son credo : que ces travailleurs obtiennent « la considération qu’ils méritent au regard de leur contribution à l’économie. »

La maison des livreurs a été inaugurée en février dernier et propose une halte et d’autres services.
La maison des livreurs a été inaugurée en février dernier et propose une halte et d’autres services.
Illustration archives G. B.

Invisibles et silencieux

Aucune statistique n’existe sur leur nombre exact. Et les intéressés rechignent à s’exprimer : « Cela touche trop à l’intimité », explique l’un d’eux. Une pudeur mêlée de crainte. Compliqué de s’exposer quand on occupe un logement sans droit ni titre. Ou qu’on est en situation irrégulière.

« Les entreprises domiciliées postalement, c’est environ 30 % des livreurs. Un chiffre déjà choquant en soi », commente Katy Fenech, de Médecins du monde (MDM). « Mais il en cache un autre, impossible à calculer : celui des sans-papiers qui sous-louent un compte pour travailler. »

« La location de compte, de mon point de vue, ça ressemble pas mal à de l’exploitation »

Impossible de s’inscrire auprès d’une plateforme sans titre de séjour. Ils travaillent donc sous l’identité de Français ou d’étrangers en situation régulière qui ont créé un compte à leur propre nom et le prêtent contre rémunération.

« De mon point de vue, ça ressemble pas mal à de l’exploitation », dénonce Ludovic Boison, du Syndicat des coursiers de Gironde. « Certains demandent 150 euros par semaine. D’autres réclament 35 % des revenus. Pour eux, c’est une rente. Mais pour le livreur, 600 euros par mois, c’est cher. » Attention, contrebalance le syndicaliste : « Il y a aussi des gens qui agissent par solidarité pour un cousin qui n’a pas de papiers mais a besoin de manger. »

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Le travail sans la santé

Conséquence de ce business : « Ceux qui sous-louent ne touchent pas la totalité du revenu de leur travail et sont obligés de multiplier les courses », note Jean-Luc Taris, responsable de la mission travailleurs précarisés de MDM. L’ONG a commencé à s’intéresser aux coursiers à travers sa mission squats. « En les visitant, on a rencontré pas mal de livreurs. Beaucoup expliquent que leurs problèmes de santé sont liés à leur travail », indique Katy Fenech.

« Passer dix heures par jour sur un vélo quel que soit le temps, c’est une activité accidentogène, sans parler des troubles musculosquelettiques », détaille Jean-Luc Taris. « Il y a aussi la souffrance psychosociale du modèle économique et de l’algorithme, qui les maintient tout le temps sous contrôle et dans l’urgence. »

Ludovic Boison, secrétaire général du Syndicat des coursiers de Gironde (SCG-CGT).
Ludovic Boison, secrétaire général du Syndicat des coursiers de Gironde (SCG-CGT).
G. B.

Combien gagnent ces livreurs ? Pas de quoi se loger. À peine de quoi manger. « Un bon jour, il peut tourner à 30 voire 40 euros de l’heure. Mais un autre jour ce sera 2 euros. Voire zéro. Chez Uber, le minimum pour une course, c’est 2,90 €. Chez Deliveroo, 2,60 €. Ça augmente avec la distance. On arrive à un smic », calcule Ludovic Boison. Voilà pour la colonne des revenus. Dans celle des frais, le coursier paie son vélo, son smartphone, ses équipements. Et son compte sous-loué.

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Un refuge

Côté santé, des livreurs se plaignent aussi d’infections urinaires, de problèmes gastriques. « Ils sont liés au fait qu’ils se retiennent et ne peuvent pas se permettre de perdre du temps à se soulager », rapporte Stéphane Pfeiffer. L’adjoint au maire s’est investi dans la création d’une Maison des livreurs, inaugurée fin février, 14 rue du Fort-Louis. « C’est le Syndicat des coursiers qui nous a proposé cette idée pendant la campagne des municipales, en nous expliquant que 400 livreurs sur 3 000 à Bordeaux vivraient dans des squats. »

Autoentrepreneurs, les livreurs n’ont pas d’employeur tenu de mettre à leur disposition un local pour se reposer. Un besoin pourtant évident : leur journée de travail est divisée entre deux pics d’activité (11 heures-14 heures puis 18 h 30-23 heures). Au milieu, un trou durant lequel ils restent dans la rue, en petits groupes.

« Les livreurs se plaignent d‘infections urinaires liées au fait qu’ils se retiennent pour ne pas perdre de temps »

« En creusant le sujet, nous nous sommes rendu compte que la Maison des livreurs pouvait apporter des réponses à d’autres problèmes. » L’accès aux soins avec MDM. Mais aussi un accompagnement avec la Mission locale et la Maison de l’emploi et bientôt des permanences juridiques.

Problème : les livreurs en situation irrégulière ne sont pas éligibles à ces dispositifs. L’avenir leur sera-t-il favorable avec les futures lois sur l’immigration ? Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin avait évoqué une facilitation des régularisations pour les métiers en tension. Or « presque plus personne d’autre que les sans papiers n’accepte de faire ce travail dans ces conditions », estime Jean-Luc Taris.

Coût social

Pour être régularisable, encore faut-il travailler sous son vrai nom, pas en sous-louant un compte. Et aussi pouvoir produire des fiches de paie. Ce qui n’est pas le cas des autoentrepreneurs…

« Il faudrait que la future loi prévoie une dérogation pour les microentreprises, plaide Stéphane Pfeiffer. Mercredi dernier, avec le maire Pierre Hurmic, nous avons rencontré la présidente du groupe écologiste à l’Assemblée pour qu’elle porte cette proposition lors des débats à venir. »

Si les élus se mobilisent, c’est qu’ils sont amenés à mettre la main à la poche pour éponger les externalités sociales de ce modèle économique ubérisé. « Cette précarité pèse sur nos budgets : CCAS, fonds d’aide aux jeunes de la Métropole… », illustre Stéphane Pfeiffer. Eux aussi commencent à trouver un goût amer à la recette des plateformes.

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