Dans « Cimetière fantôme : Thessalonique », le photographe français part à la recherche des traces effacées de l’histoire de sa famille. Et de celles de la communauté juive de cette Jérusalem grecque, grande oubliée de la mémoire nationale.

Amélie Poinssot

7 janvier 2024 à 16h31

Quand il décide de partir en quête de ses origines du côté de sa famille paternelle, le photographe français Martin Barzilai n’a pas beaucoup d’éléments. Quelques rares photos prises dans les années 1920 dans le studio de ses arrière-grands-oncles, photographes à Thessalonique.

À l’époque, cette ville balkanique, rattachée à la Grèce depuis peu, était habitée par trois grandes communautés : la population juive qui recouvrait plus de la moitié de la ville, une population grecque orthodoxe et une population musulmane qui allait être poussée vers la Turquie, dernier soubresaut de la Première Guerre mondiale. La cité était polyglotte : on y parlait le grec, le turc, le judéo-espagnol, le français, le bulgare, on y lisait l’hébreu.

Parmi ces photos, il y en a une, prise en 1926, qui se distingue. On y voit un arrière-grand-oncle de Martin, agenouillé près de la tombe de sa sœur, dans le cimetière de Thessalonique. Les inscriptions sont en hébreu et en français. Cette photo l’interroge. Où se trouve cette tombe aujourd’hui ?

En réalité, elle n’est plus. Tout comme l’immense cimetière de Thessalonique, qui s’étendait sur 36 hectares avant la Seconde Guerre mondiale et constituait la plus importante nécropole juive d’Europe. Elle a disparu en 1942, sous les coups de pioche des autorités grecques. Dans la Grèce occupée par les nazis, alors que 95 % de la communauté juive de Thessalonique allait être conduite vers l’extermination à Auschwitz, une mémoire de plusieurs siècles était ainsi effacée. Une grosse décennie plus tard, le stade de la ville est construit sur une partie du terrain, puis les nouveaux bâtiments de l’université Aristote, sans qu’aucune mention soit faite sur ce qui se trouve sous terre à cet endroit-là.

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Mur d’enceinte de la gare de Thessalonique. Un fragment de pierre tombale juive a été utilisé dans la construction du mur. © Photo Martin Barzilai / Créaphis éditions

Les stèles funéraires ne se sont pas évaporées pour autant. Elles ont été utilisées çà et là dans la ville. Martin Barzilai les a cherchées, en parallèle de sa quête généalogique. À quoi servent ces pierres sacrées aujourd’hui ? Et sous cette Thessalonique des années 2020, à quoi ressemblait le quartier juif de la ville un siècle plus tôt ? Où vivaient les arrière-grands-parents et le grand-père de l’auteur avant leur émigration vers Paris, dans les années 1920 ? Dans quelles circonstances les autres membres de sa famille, restés à Thessalonique, ont-ils été déportés en 1943 ? Comment retrouver des traces de toute cette histoire quand il n’y en a plus ?

Le résultat de cette quête est un livre majeur pour l’histoire juive. Publié par les éditions Créaphis en octobre 2023, Cimetière fantôme : Thessalonique est un ouvrage hybride, construit à partir de photographies des pierres tombales disséminées dans la ville et de portraits des quelques personnes qui luttent sur place contre l’oubli. Il déroule un journal de bord des recherches de l’auteur, richement accompagné de deux textes des historiennes Annette Becker etKateřina Králová. C’est un travail pionnier pour la Grèce.

Un chapitre reste à l’écart de la mémoire nationale

Car dans la péninsule hellène, nul travail de mémoire et quasiment aucune mise en scène urbaine ne témoignent de la disparition du monde juif, à la différence de ce qui se fait depuis longtemps dans les pays d’Europe centrale – et tout particulièrement en Pologne, où se trouvaient les principaux camps d’extermination nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’histoire enseignée dans les écoles grecques parle peu des victimes juives de l’occupation hitlérienne, et ce chapitre du passé reste à l’écart de la mémoire nationale, davantage tournée vers la lutte pour l’indépendance au sein de l’Empire ottoman, conquise au XIXe siècle, la Grande Catastrophe – l’expulsion de la population grecque d’Asie mineure dans les années 1920 –, la résistance grecque pendant la Seconde Guerre mondiale, ou encore l’histoire antique.

« C’est en 2004 seulement qu’a été fait mention de la Shoah dans les programmes scolaires grecs comme si cela ne concernait pas ce pays, qui refuse toujours les restitutions financières aux quelques survivants ou à leurs descendants vivant en Grèce ou ailleurs. On invisibilise et nie ainsi l’existence multiséculaire des Juifs dans le pays et la Shoah », écrit Annette Becker en introduction du livre.

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Le mémorial de l’ancien cimetière juif sur le campus de l’université Aristote, inauguré en 2014 par le maire de l’époque, Yannis Boutaris. © Photo Martin Barzilai / Créaphis éditions

Si le monde académique grec a commencé à se tourner vers le sujet ces dernières années, les premiers travaux de recherche conséquents sur l’histoire juive de Thessalonique sont d’abord venus du monde anglo-saxon, avec notamment l’ouvrage de Mark Mazower, Salonica. City of Ghosts (non traduit en français), paru dans les années 2000.

Le travail de mémoire en Grèce est donc encore balbutiant, et c’est ce que raconte, aussi, le livre de Martin Barzilai. Ce n’est qu’en 2014 que celui qui est alors maire de Thessalonique, Yanis Boutaris, fait construire un mémorial sur le campus de l’université de la ville, pour rappeler le cimetière qu’il y avait là. Un projet de musée de l’Holocauste – l’actuel musée juif de la ville, ouvert au début des années 2000, est ridiculement petit et discret – a été lancé en 2017. Mais aucune signalétique ne renseigne sur le bâtiment qui accueillit le QG de la Gestapo, tel ou tel endroit qui furent des synagogues, les limites du ghetto instauré par le IIIe Reich…

Martin Barzilai a rencontré les figures de la ville qui ne veulent pas oublier ce passé. Un pharmacien, notamment, qui a commencé à répertorier les stèles funéraires devenues matériaux de construction et a guidé le photographe pour en retrouver un maximum. C’est ainsi que l’auteur retrouve le muret d’une maison entièrement fabriqué à partir de pierres tombales, des escaliers dans les pavés desquels se glissent des inscriptions hébraïques, des bouts de stèles ébréchés dans le sous-sol d’un hôpital, des tas de fragments de pierre abandonnés… Il les prend en photo et les cartographie, permettant aux lectrices et lecteurs de son ouvrage d’aller observer par eux-mêmes ces traces cachées dans la ville.

À travers une démarche personnelle, c’est finalement toute une société que Martin Barzilai interroge.

Place Navarinou, en plein cœur de la ville, le photographe s’attarde ainsi devant un bout de stèle encastré dans un mur, derrière un emplacement de stationnement pour deux-roues. « Il ne se passe rien. Jusqu’à ce qu’un jeune vienne promener son chien, un pitbull, juste derrière le muret où sont les fameuses pierres. Derrière moi, j’entends des aboiements aigus. C’est un petit chien poilu qui appelle le pitbull. Ils finissent par se renifler devant moi. Je fais des photos avec la pierre et les deux chiens qui jouent autour. »

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Place Navarinou, derrière un emplacement de stationnement pour deux-roues, en plein cœur de Thessalonique. © Photo Martin Barzilai / Créaphis éditions

À la recherche des derniers témoins qui peuvent lui raconter quelque chose de cette Thessalonique juive disparue – Salonique disent encore certains, retenant la dénomination ottomane –, Martin Barzilai parvient à faire la connaissance d’Anna Theophylaktou, qui fit ses études de médecine dans les années 1940 et se rappelle, à presque 100 ans, avoir travaillé sur des pierres provenant du cimetière juif.

« Je me souviens que nous, les étudiants en médecine, avons transporté les pierres tombales depuis le cimetière et que nous les avons utilisées pour faire des tables de dissection, lui raconte-t-elle. Nous avons construit tout le service d’anatomie de nos propres mains. C’était en 1943. Il y avait une zone remplie de pierres. Et nous y avons pris tout ce dont nous avions besoin. » La vieille dame mourra avant la publication du livre.

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Anna Theophylaktou, opthalmologue à Thessalonique, 1924-2023. © Photo Martin Barzilai / Créaphis éditions

À travers une démarche personnelle, c’est finalement toute une société que Martin Barzilai interroge. Cet auteur d’un premier livre remarqué qui résonne aujourd’hui étrangement avec l’actualité, Refuzniks. Dire non à l’armée en Israël (paru chez Libertalia en 2017), se demande d’où vient ce silence grec autour de l’histoire juive du pays.

Une clef d’explication lui vient après une discussion avec une jeune femme de Thessalonique : la culpabilité. Une culpabilité qui se niche sans doute aussi du côté de la puissante église orthodoxe grecque, laquelle se servira allègrement dans les restes du cimetière pour la réfection de ses églises après la guerre, comme celle de Hagios Demetrios (Saint Dimitris), captée dans l’objectif du photographe.

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Ce pays où la communauté juive ne compte plus que 5 000 personnes est aussi, selon différentes études, l’un de ceux en Europe où l’antisémitisme est le plus marqué. Entre 2012 et 2015, un parti néonazi, Aube dorée, a siégé au Parlement, et les théories conspirationnistes vont bon train, cultivées par des années de crise et de politiques d’austérité.

Il y a précisément un an, le mémorial de l’université de Thessalonique était profané, tandis que, quelques jours plus tôt, des croix gammées et des symboles fascistes étaient également peints sur une plaque murale commémorant la déportation des juifs de la ville vers les camps d’Auschwitz-Birkenau.

Amélie Poinssot

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