Le documentaire de Marc Petitjean retrace l’expédition d’ethnographie emmenée par le scientifique Marcel Griaule et l’écrivain Michel Leiris. Derrière le romanesque de l’aventure pointent doutes et désillusions.

Par Sandrine Berthaud-Clair

Envoi au Havre de caisses d’objets collectés lors de la mission d’ethnographie Dakar-Djibouti en 1931.
Envoi au Havre de caisses d’objets collectés lors de la mission d’ethnographie Dakar-Djibouti en 1931. MARCEL GRIAULE

ARTE – EN REPLAY JUSQU’AU 3 JUIN 2022 – DOCUMENTAIRE

C’était les Années folles. Et c’est bien un projet fou que retrace le documentaire de Marc Petitjean. Celui d’une expédition de vingt mois pour sillonner d’ouest en est l’Afrique « noire » – on ne dit pas encore subsaharienne – afin de collecter le maximum d’objets du quotidien témoignant des cultures du continent.

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Le 31 mai 1931, la mission Dakar-Djibouti est lancée sous la direction du jeune ethnologue Marcel Griaule, auréolé d’un premier voyage en Abyssinie deux ans plus tôt. L’objectif de la campagne, en grande partie financée par l’Etat, est de compléter les collections du Musée d’ethnographie du Trocadéro, futur Musée de l’homme.

L’Empire colonial français est à son apogée. A Paris, le Noir fascine : on s’encanaille au Bal nègre de la rue Blomet, le jazz explose dans les clubs de Montmartre et des Champs-Elysées. Joséphine Baker électrise le Casino avec sa panthère Chiquita. Début mai s’est ouverte au bois de Vincennes l’Exposition coloniale internationale, où se presseront en famille 8 millions de Français curieux de voir ces peuples « autochtones » qu’on exhibe comme des animaux de foire.

Itinéraire de la mission d’ethnographie Djakar-Djibouti qui s’est déroulée du 31 mai 1931 au 31 janvier 1933. GALLICA/BNF

Avec Marcel Griaule s’embarquent l’écrivain Michel Leiris et une cohorte de naturaliste, botaniste, peintre, musicologue, linguiste, opérateur cinéma et mécaniciens pour mener ce « projet d’observation totale de l’habitant ». Devant eux Dakar, Kayes, Bamako, Djenné, Mopti, Ouagadougou, Abomey, Niamey, Kano, Maïduguri, Mora, Garoua, Yaoundé, Bangui, Juba, Khartoum, Asmara, Gondar, Addis-Abeba, Djibouti. Vingt mille kilomètres de routes, de pistes, de rails et, finalement, 3 600 objets collectés.

Pour assurer « l’urgence de sauvegarder les traces de cultures qui disparaissent au contact des colons et du monde moderne », selon les mots de Griaule, tous les moyens sont bons. On « enlève » contre menue monnaie sortie du « sac à malices », on troque, on vole, on profane, on exige, on use de menace et de rouerie. C’est cette razzia que montrent les photographies et films réalisés par l’équipe de la mission. Un butin jusqu’à l’indigestion.

« Destruction systématique de la beauté »

Outre l’intérêt de saisir comment se déploie cette « nouvelle méthode ethnographique » au fil des villes et des villages, ce sont les récits qu’en font les principaux acteurs dans leurs carnets d’inventaire et journaux intimes qui sont le cœur du documentaire. Les espoirs de Griaule et Leiris de « voir la France traiter avec davantage d’humanité les colonisés » en valorisant leurs cultures par l’étude scientifique cèdent devant la boulimie et les moyens employés. La brutalité du système colonial, qui dispose des ressources, des hommes, des femmes, leur saute à la gorge. Aussi la « mesquinerie », la « monotonie » de la vie du fonctionnaire colonial, et la « destruction systématique de la beauté », écrit Leiris, qui publiera à son retour le récit de son aventure, L’Afrique fantôme.

Pourtant, rien n’arrêtera « l’absurdité de la rafle ». A chaque étape, la mission expédie ses trouvailles dans d’énormes caisses de bois à destination du Havre qui finiront, désincarnées, dans les vitrines du Trocadéro. Pieds de lit, colliers de chien, peignes, vaisselle, nattes, outils, pagnes, costumes, bijoux, jeux d’enfants, armes, cruches miraculeuses… Mais aussi objets rituels, sacrés, tels que ces masques de cérémonie dogon, ces konos bambara ou ces fresques « dépecées » sur les murs de l’église éthiopienne d’Abba Antonios. Lire l’entretien Art africain : « Il n’y a même pas de discussion à avoir sur les restitutions, il faut rendre »

Parmi les membres de la mission Dakar-Djibouti, réunis au Musée d’ethnographie du Trocadéro avant le départ de la capitale sénégalaise le 31 mai 1931. Debout à gauche : Georges-Henri Rivière, André Schaeffner, Michel Leiris et Marcel Griaule. Assis, dans le bateau : Eric Lutten et Gaston-Louis Roux. PHOTOGRAPHIE STUDIO G. L. MANUEL FRÈRES/RMN1998-20939

« L’enjeu était de raconter un contexte sans plaquer notre grille de lecture actuelle, explique le réalisateur Marc Petitjean. Il faut la force des images pour montrer ce que les historiens peinent à nous faire voir par les mots. Et le ton du comédien qui dit les pensées de ces hommes confrontés à leurs idéaux et à leurs paradoxes permet la bonne distance pour comprendre ce qui se joue derrière le projet scientifique. »

Alors que la restitution à l’Afrique de son patrimoine est encore verrouillée par la prétendue difficulté de retracer l’origine des objets et des œuvres collectées, on repense à ces milliers de pages de la mission Dakar-Djibouti où tout a été si méthodiquement consigné. Noir sur blanc.

Dakar-Djibouti 1931, le butin du Musée de l’homme, documentaire de Marc Petitjean (202O, 58 min). Production TS productions, Arte France, TV5 Monde

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