Mercredi 27 avril 2022. Voici deux jours que quelques personnes [1] suivent, sans relâche et avec impuissance, des bateaux en détresse qui ont donné l’alerte tout près des côtes de Tan Tan. Les bateau prennent l’eau sous leurs yeux. Les gens meurent sous leurs yeux. Sous leurs yeux, sous les yeux de personne d’autre. Six personnes, sur cinquante deux, meurent, ce jour, dont un bébé. Cela se passe aux frontières extérieures, comme on dit, et les frontières extérieures, c’est loin. Le Maroc laisse mourir les gens qu’on ne veut pas à l’intérieur (sauf pour les fraises, la maçonnerie, les soins, les livraisons, la plonge, peu importe qui pourvu qu’ils sentent bien à quel point ils sont remplaçables). La marine royale marocaine, en pleine nouvelle lune de miel avec l’Espagne, met un jour entier avant de sortir secourir les bateaux en détresse devant les côtes de Tan Tan. Une fois à l’eau, sa flotte ne les trouve pas.

Voici dix jours que quelques personnes [2] alertent : un garçon est tombé le 17 avril dans la montagne basque, après avoir passé le fleuve, la Bidasoa. Il est parti ce jour-là, avec Untel et Untel. Il manque à l’appel. Des secours, côté français, côté espagnol, l’auraient-ils trouvé? Le 27 avril, en l’absence de nouvelles, les polices basques et espagnoles commencent les investigations. La montagne est arpentée, le fleuve fouillé. Celui-là même qui vient de rendre le corps d’Ibrahim Diallo, noyé le 12 mars. Nous sommes aux frontières intérieures, cette fois. Irun, Hendaye. C’est loin ? C’est si loin que personne ne semble réaliser que des morts en série ont lieu, ici aussi.

Mai 2021, Yaya Karamoko, ivoirien. Août 2021, Abdoulaye Koulibaly, guinéen, octobre 2021, Ahmed Belhiredj, Fayçal Hamidouche, Mohamed Kemal, algériens, novembre 2021, Sohaïbou Billa, ivoirien, mars 2022 Ibrahim Diallo, sénégalais, et maintenant, au mois d’avril, ce nouveau garçon, guinéen, disparu, que les secours cherchent.

Huit garçons ont disparu en onze mois.

Après la mort de Yaya Karamoko, la commissaire de la Police aux Frontières, à Hendaye, démissionnait.

Les dispositifs n’étaient pas raisonnables, cela finirait mal, avait-elle dit.

Elle avait raison.

L’Etat ordonne au préfet d’organiser le contrôle constant des monts, des ponts, des bus, des navettes fluviales. La police aux frontières s’exécute, les CRS, l’armée et la gendarmerie aussi. Quand on parle aux policiers embusqués dans la montagne, aux arrêts de bus, aux rond-points ou sur le pont, ils disent rarement trouver du sens à leur travail qu’ils font pourtant. Quand on insiste, ils ajoutent : « dites-le à nos autorités, que c’est absurde. Les gens qu’on chasse vont revenir. Ils reviennent chaque fois ».

Non, pas chaque fois.

Quelques fois, ils ne reviennent pas.

Quelques fois, ils sont morts.

Le rétablissement des contrôles depuis le 13 novembre 2015, dans le cadre de la promulgation de l’état d’urgence après les attentats de Paris, est fondé sur le code frontières Schengen [3]. Les contrôles doivent être prolongés de six mois en six mois.

L’Anafé [4], dans sa requête devant le conseil d’état, fait remarquer que la Commission européenne a, dès 2017, émis des recommandations à l’attention des Etats membres afin de les inviter à retourner à des dispositifs de droit commun en ce qui concerne le contrôle aux frontières. La commission européenne encourage « les États membres à faire un meilleur usage de leurs compétences de police », et leur demande de « veiller à ce que la mise en œuvre de ces mesures ne crée pas d’obstacle à la libre circulation des personnes et des marchandises qui ne serait pas nécessaire, justifié et proportionné au regard de telles menaces ».

Les menaces venues d’Espagne justifient-elles, aux yeux de la commission européenne, la mort en un an de huit garçons, Yaya, Abdoulaye, Ahmed, Mohamed, Fayçal, Sohaibou, Ibrahim, et de celui dont les secours espagnols et basques vont reprendre la quête demain matin ?

Au lendemain d’élections présidentielle où la question du racisme a été centrale, tant, dans un premier temps, pour le faire monter que pour, dans un deuxième temps, mieux le refuser, rappelons que le racisme, quand il est préjugé, méconnaissance et peur de l’autre, est une pulsion qui peut assez vite céder. En revanche, quand des structures institutionnelles, perverses puisqu’elles continuent à le dire un délit, l’encouragent ou le permettent, il s’installe et fait des désastres.

La politique de l’enfermement des étrangers n’ayant commis aucun délit en centres de rétention, menée sous Nicolas Sarkozy, a conduit Marine Le Pen à presque 20%, en 2012. Tout le monde savait alors quel travail attendait François Hollande : quand on enferme des gens, les associations ont beau répéter que c’est sans délit, ce qu’on finit par accepter, c’est qu’on enferme des gens. La seule mesure qui aurait pu éviter la manière dont on a vécu en France les dix années qui ont suivi, était une mesure annoncée, à laquelle François Hollande a renoncé : le droit de vote des étrangers.

Aujourd’hui, dix ans plus tard, quand des gens sont descendus, de force, des bus, à Hendaye, Urrugne ou Saint Jean de Luz, quand chaque mois quelqu’un meurt dans le fleuve ou disparaît  dans la montagne, y a-t-il, dans la sorte d’acceptation muette et générale qui est la nôtre, l’idée que du délit, on est passé au crime ?

En attendant, qui doit répondre, sans doute pas du crime, mais de la mort violente de Yaya, Abdoulaye, Ahmed, Mohamed, Fayçal, Sohaibou, Ibrahim et…  ?

[1] Alarmphone, Marie Dupont (activiste indépendante), Maria Ouko (groupe Puente).

[2] Activistes indépendantes.

[3] Articles 23 et 24 dans sa version issue du règlement 562/2006 puis sur les articles 25, 26, 27 du CFS et dans sa version consolidée de 2016 (règlement (UE) 2016/399 du 9 mars 2016 (Anafé).

[4] https://www.gisti.org/IMG/pdf/saisine_rep_controles-frontieres-schengen.pdf

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