Ces derniers mois, le débat sur l’énergie atomique s’est focalisé sur son faible impact climatique. Mais le réchauffement fait aussi peser un risque sur le bon fonctionnement des centrales, explique Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

L’été n’a pas commencé qu’il fait déjà trop chaud. EDF l’a annoncé le 9 mai : la production d’électricité pourrait être affectée jusqu’au dimanche 15 mai, notamment à la centrale du Blayais. La température de l’eau rejetée dans l’estuaire de la Gironde ne respecte plus les normes de protection du milieu. Ce micro-événement n’aura qu’un impact marginal sur la production électrique, mais il met en lumière ce qu’une intense campagne de relations publiques et de communication s’emploie depuis plusieurs mois à tenir sous le boisseau : présenté comme une solution majeure face au réchauffement, le nucléaire y est aussi vulnérable

Il n’est pas contestable que cette source d’énergie soit pilotable, faiblement carbonée, peu consommatrice de matières premières, et qu’elle dispose d’autres atouts nombreux. On le voit d’ailleurs dès aujourd’hui : l’Allemagne, très dépendante du gaz russe, est bien plus ébranlée par la guerre en Ukraine que la France, forte de ses fières centrales nucléaires.

De fait, les données disponibles aujourd’hui inclinent à être raisonnablement convaincu que, sur l’ensemble de la chaîne de production et en intégrant les bilans des accidents de Tchernobyl et de Fukushima, le nucléaire demeure de loin la source d’énergie historiquement la moins létale (par le biais des pollutions, des accidents, etc.).

Récit enthousiaste

Le nucléaire, c’est donc l’avenir : comment pourrait-il en être autrement ? Ce récit enthousiaste a si bien percolé dans la conversation publique au cours des derniers mois qu’il a convaincu la majorité du personnel politique, et sans doute une grande part de l’opinion. Outre l’occupation des plateaux de télévision ou de radio par les consultants et éditorialistes pronucléaires, quelques micro-influenceurs assistés d’une armada de trolls anonymes ont pratiqué une stratégie d’endiguement sur les réseaux sociaux, lançant des campagnes de harcèlement et de dénigrement contre toute personnalité émettant la moindre réserve sur la relance du programme nucléaire national.

Des réserves, il en existe pourtant bel et bien. Ces dernières années, le réchauffement met en évidence de plus en plus cruellement la vulnérabilité des centrales à l’élévation des températures. Aujourd’hui, c’est début mai que les problèmes commencent au Blayais. En août 2018, les centrales de Saint-Alban et de Bugey étaient partiellement mises à l’arrêt pour des raisons analogues. L’été suivant, les mêmes ainsi que celle de Golfech étaient également ralenties. En août 2020, pour la première fois de son histoire, la centrale de Chooz était à son tour momentanément mise à l’arrêt pour des raisons semblables.

Tant vanté pour sa stabilité et son caractère pilotable, le nucléaire pourrait verser dans l’intermittence bien plus tôt qu’on ne le pense. D’ailleurs, entre les arrêts programmés pour maintenance et ceux dus à des soupçons de corrosion ou de fissures dans les tuyauteries, près de la moitié des réacteurs français avaient stoppé leur activité fin avril, selon EDF.

Bien sûr, ces problèmes induits par l’élévation des températures sont les mêmes pour les centrales thermiques classiques (gaz, charbon, etc.) et ne sont pas nécessairement insurmontables : il est possible de renforcer les systèmes d’aéroréfrigération, et de localiser les futurs EPR plus près de l’océan pour pallier les effets prévisibles de la hausse du mercure sur le débit des cours d’eau. Mais si des problèmes peuvent survenir dès le mois de mai, dans un monde réchauffé d’à peine plus de 1 °C – comme c’est désormais le cas –, qui peut prévoir ce qui se produira avec les EPR conçus aujourd’hui et qui – s’ils ne subissent pas un retard de dix ans, comme celui de Flamanville – entreront en production en 2040 ?

Des questions pas rhétoriques

Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le plus probable est que le réchauffement dépasserait alors quelque 2 °C, dans le cas du maintien d’un scénario « business as usual » – il n’existe aujourd’hui aucune raison de penser que la trajectoire actuelle sera infléchie. Comment ces cathédrales de technologie s’accommoderont-elles d’un climat plus différent encore du climat actuel que le climat actuel ne l’est de celui de la fin du XIXe siècle ? Et comment finiront-elles leur carrière, autour de 2090, sur une planète peut-être enfiévrée de 4 °C ?

Les ingénieurs le savent : ces questions ne sont pas rhétoriques. La conception et le dimensionnement de telles installations reposent sur de délicats calculs évaluant la probabilité que surviennent certains événements (séismes, tsunamis, inondations, sécheresses ou canicules sévères, etc.). Mais pour conduire ces calculs, le recul historique est nécessaire… Comment évaluer ces risques dans un monde qui n’est pas encore advenu ?

Comment anticiper ce qui peut se produire lorsque l’océan s’élève de plusieurs centimètres par an, lorsque des millions de mètres cubes d’algues corrosives, dopées par les températures, peuvent endiguer les côtes plusieurs semaines durant, lorsque les fleuves ne s’écoulent plus que quelques mois par an ? Pouvait-on imaginer, il y a seulement quelques années, que la ville de Liège (Belgique) serait partiellement évacuée en plein été (juillet 2021) pour cause d’inondations dantesques, à l’origine de près de 300 morts ? Aurait-on jugé possible que 18 % de la forêt australienne brûle en une seule saison (2019-2020) à cause des incendies ? Que les 8 millions d’habitants de Madras (Inde) soient ravitaillés en eau (juillet 2019) par camions et trains spéciaux ?

Quoi qu’il arrive, les prochaines décennies promettent les montagnes russes au thermomètre et à l’eau. Deux variables capricieuses dont les prochains jours nous rappelleront qu’elles seront au nucléaire ce que le vent est à l’éolien et le soleil au photovoltaïque.

Stéphane Foucart

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