Conflits et relations internationales le 12/10/2021 par Marina Bellot – modifié le 05/11/2021 Abonnez-vous

Fugitifs belges traversant le nord de la France. Agence Rol, 1914 – source : Gallica-BnF

Dans son ouvrage Un siècle de réfugiés, l’historien Bruno Cabanes retrace l’histoire de réfugiés aux XXe et XXIe siècles à travers des photographies emblématiques. Ce faisant, il interroge les enjeux et dangers de la photographie humanitaire, qui connaît un essor considérable au lendemain de la Grande Guerre. 

RetroNews : Les premières photographies humanitaires, c’est-à-dire des photos destinées à documenter et à dénoncer la souffrance humaine, remontent aux guerres balkaniques de 1912-1913. Quel est alors le contexte, par qui sont prises ces photos, et dans quel objectif ? 

Bruno Cabanes : Une partie des photographies prises pendant les guerres balkaniques l’ont été dans le cadre d’une enquête menée par le sénateur français d’Estournelles de Constant pour la fondation Carnegie pour la paix internationale. Cette mission de cinq semaines, en août-septembre 1913, avait pour objectif d’évaluer la réalité et l’ampleur des crimes commis, notamment contre les civils, dans le prolongement des conférences internationales de La Haye (1899 et 1907) qui avaient essayé d’établir un droit international de la guerre.

On y voit des déplacés, beaucoup de civils dans des hôpitaux, des femmes seules, etc. La photographie sert alors véritablement de pièce à conviction pour documenter la violation des lois et des coutumes de la guerre. Au regard de l’ampleur du travail réalisé, toutefois, seul un nombre relativement faible de photos est publié dans la presse illustrée, où elles renforcent d’ailleurs des stéréotypes orientalistes déjà à l’œuvre au siècle précédent, en présentant les Balkans comme une zone en marge de l’Europe, chaotique, retardée et naturellement violente.

Quelques mois plus tard, le déclenchement de la Première Guerre mondiale (près de 12 millions de personnes seront déplacées pendant le conflit) donne lieu à de nouvelles publications dans les journaux. Dans un premier temps, il s’agit d’images de réfugiés belges – 20% environ de la population belge a fui en France et en Grande-Bretagne.

Les premières photos sont prises dans les gares parisiennes (par exemple par les photographes Charles Lansiaux et Maurice-Louis Branger). On y voit des femmes arrivant de Bruxelles ou de Lille portant des manteaux de fourrure, alors qu’on est en plein été. Beaucoup de landaus également, qui transportent des enfants mais aussi des objets que les réfugiés ont pu emporter avec eux. Ce sont souvent des communautés villageoises qui fuient – comme le montre une photo où l’on voit un prêtre avec ses paroissiens sur les routes du nord de la France. L’objectif est à la fois de renforcer les accusations contre la barbarie allemande, et de documenter des enquêtes lancées dès la fin de l’année 1914 sur les crimes de guerre commis dans la région. 

Les photos ont joué un rôle très important dans le soutien aux civils belges, notamment en Grande-Bretagne. Elles nourrissent, dans les fronts intérieurs en cours de constitution, une forme d’auto-mobilisation de la population civile, fondée sur la peur de l’invasion et la réprobation des exactions de l’ennemi. C’est l’effroi des rumeurs d’atrocités commises par les Allemands que les photographes cherchent à saisir : une violence de guerre, que les lecteurs des journaux illustrés voient (ou sont censés deviner) dans le regard des réfugiés

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Comment a été photographié le génocide arménien, en 1915 ? Les autorités ottomanes avaient-elles conscience de l’enjeu que cela représentait ? 

Toute une série de photographies sont prises sous le manteau et constituent un fonds important, malgré l’interdiction des autorités ottomanes, qui ont alors tout à fait conscience de l’enjeu qu’elles représentent. Certains photographes ont réussi à faire passer des photos à l’étranger, le plus connu étant un infirmier de l’armée allemande, Armin T. Wegner, qui a pris des centaines de photos de manière clandestine et les a ensuite envoyées en Allemagne pour essayer de sensibiliser la population, via son cercle d’amis, aux atrocités commises par l’armée ottomane. Pour reprendre les termes du philosophe Avishai Margalit, ces photographes amateurs sont des « témoins moraux » de la violence génocidaire du premier XXe siècle.

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Au lendemain de la Grande Guerre, la photo humanitaire prend une ampleur nouvelle, avec la création des premières grandes organisations internationales…

En effet. La sortie de la Première Guerre mondiale est le moment où se structurent des organisations transnationales – Save the Children, la plus connue, est née en 1919. L’objectif est alors de remobiliser l’opinion publique pour lever des fonds. Il est intéressant de voir qu’on photographie de la même manière, c’est-à-dire avec les mêmes codes visuels, les réfugiés en période de guerre et les populations civiles en train de mourir de faim lors de la grande famine russe des années 1920. Un gros travail de documentation est fait à ce moment-là, pour une raison simple : ces organisations prennent une grande importance pendant la Première Guerre mondiale et immédiatement après. La Croix-Rouge, par exemple, étend considérablement son réseau de soutien, notamment aux États-Unis. Un bulletin illustré avec des photos est diffusé auprès des adhérents. 

Prenez le cas de Nansen, ce juriste, diplomate, explorateur, qui est chargé de deux tâches principales au sein de la SDN au lendemain de la Première Guerre mondiale : le rapatriement des prisonniers de guerre d’une part, et d’autre part la prise en charge des réfugiés, des Russes blancs notamment. Nansen est très souvent accompagné de photographes et de cinéastes – le cinéma humanitaire connaît également un grand développement à l’époque.

Parallèlement, avec le passeport Nansen de 1922 destiné aux réfugiés apatrides, c’est le moment où l’on commence non seulement à photographier les réfugiés dans des camps, mais aussi pour les photos qui seront apposées sur ces certificats de voyage. Il s’agit d’un autre type de photo humanitaire, à des fins d’identification. Cela trouble évidemment le rapport des réfugiés à la photographie. Ce soupçon à l’égard de l’image, on le voit encore à l’époque actuelle. La photographe Anabel Guerrero, dont le travail renouvelle le regard sur l’exil et les migrations, l’a très bien expliqué dans un entretien de 2007 :

« Comment faire le portrait d’un réfugié quand on sait qu’un appareil photographique pour un sans-papiers signifie une identification policière avec le risque d’une reconduite à la frontière ? Je sentais une très grande réticence. Et je me suis mise spontanément à “défaire le visage” comme le dit Deleuze, photographier des fragments qui ne permettent pas d’identifier des personnes. »

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On voit bien à travers votre livre que le regard sur les réfugiés a changé au cours des décennies. L’autre tournant majeur, c’est la guerre d’Espagne, qu’est-ce qui change alors ? 

Ce qui change d’abord, c’est la profession de grand reporter qui prend une ampleur nouvelle, Capa, Taro et Gellhorn étant les plus connus. Les journaux et les agences envoient sur le terrain une nouvelle génération de photographes, lesquels ont de nouveaux moyens techniques qui facilitent la prise de vue et améliorent la qualité des photos – à cet égard, l’utilisation du Leica 35 mm a joué un rôle très important. On assiste par ailleurs à l’essor de la presse grand public. Des magazines comme Life par exemple, qui ont un tirage important pour l’époque, commandent des photographies de Capa et des autres.

La photographie de la guerre d’Espagne est aussi une photographie engagée. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont une guerre qui repose largement sur le soutien international et le volontariat a besoin d’une forme de mythologie : les membres des Brigades internationales, par exemple, ne s’engagent pas pour défendre leur pays, mais la liberté, pour lutter contre le fascisme. De même que les volontaires philhellènes du début du XIXe siècle enracinaient leur combat pour l’indépendance de la Grèce dans un imaginaire hérité de l’Antiquité comme l’ont magnifiquement montré les travaux de Hervé Mazurel, de même les volontaires de la guerre d’Espagne s’appuient sur une mythologie nourrie largement par la photographie.

Un moment-clé de la photo humanitaire pendant la guerre d’Espagne se situe au mois de janvier 1939, au moment où Barcelone est prise par les troupes de Franco, qui déclenche la « Retirada », la grande retraite des Républicains : près de 500 000 réfugiés se retrouvent alors à la frontière entre l’Espagne et la France et y restent plusieurs jours avant d’être internés dans les camps du sud de la France. Face à eux, les plus grands photographes de l’époque, qui photographient les réfugiés autrement, mettant l’accent sur des visages, des corps, etc. Loin de l’orientalisme des années 1912-1920, il y a alors une volonté de mettre en évidence l’universalité de la nature humaine, la proximité avec les réfugiés – ces femmes, ces enfants, pourraient être des membres de notre famille… 

Dans le même temps, des réfugiés espagnols prennent des photos d’eux-mêmes et de leurs conditions de vie à la frontière, puis dans les camps, le plus connu étant Agustí Centelles, affecté aux services photographiques de l’armée républicaine espagnole. Ainsi, parmi les réfugiés, des photographes et des artistes prennent en charge la mise en récit de leur propre vie. C’est un moment important qui va avoir un réel retentissement dans l’opinion publique et marquer l’histoire de la photographie.

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Un autre tournant a lieu après la Seconde Guerre mondiale, justement quand des rescapés de la Shoah utilisent aussi la photographie pour témoigner de leur survie… 

Pour les populations qui ont été persécutées à travers la photographie d’identification et qui ont tout perdu, notamment les photos de famille qui les reliaient à leur passé (pensez à la bouleversante « tour des visages » de l’exposition permanente au Musée Mémorial de l’Holocauste à Washington DC), prendre des photos est une manière de se ré-enraciner dans la vie et dans un avenir, à travers des images mettant en scène leur corps restauré et leur vie de famille (des couples avec de jeunes enfants).

C’est très intéressant : on est dans la démarche de réfugiés qui utilisent la photographie pour témoigner de la possibilité de la survie, comme l’explique l’historienne américaine Atina Grossmann.

La photographie demande un effort particulier de distanciation critique, de contextualisation. Or, aujourd’hui, nous sommes submergés d’images sorties de leur contexte : quels sont les dangers ? Quels écueils doit éviter selon vous la photographie humanitaire ? 

La danger majeur est d’abord de faire perdre aux individus leur singularité, mais aussi de ne pas écouter assez les réfugiés, ce qu’ils ont à dire de leur projet, de leur parcours, et bien sûr des raisons pour lesquelles ils sont partis. Quand on photographie les réfugiés en les objectivant, en considérant que ce sont seulement des victimes, ou quand on fixe des destins en ne photographiant que le moment du sauvetage en mer ou de l’internement dans les camps, la photo ajoute de la violence à la violence.

Il faut au contraire montrer les réfugiés dans la longue durée, aux différentes étapes de leur odyssée, comme ont tenté de le faire les photographes du New York Times, Mauricio Lima, Sergey Ponomarev, Tyler Hicks et Daniel Etter, distingués par le Prix Pulitzer en 2015. C’est ce dont avaient déjà conscience certains photographes des années 1930. Ceux de la nouvelle génération aujourd’hui font un travail très précis de documentation, d’individualisation (par exemple, la magnifique série « I AM with them » de Anne A-R). Certains photographes (Gabriel Hill, James Mollison, David Meulenbeld, Maxime Reynié, Brian Sokol) s’intéressent à ce que les personnes déplacées emportent avec elles : objets de filiation ou de deuil, vestiges de lieux familiers laissés derrière eux, talismans, fragments d’intimité qui témoignent de ce qui reste de leur vie d’avant, et de la manière dont ils se projettent dans l’avenir.

Un autre risque existe : la surabondance de photographies. À trop montrer, ne risque-t-on pas d’être écœuré par la souffrance d’autrui ? Dès les années 1920, c’est une question que se posent de nombreux photographes et organisations humanitaires – et que l’on se pose encore aujourd’hui. C’est le moment où est forgée aux États-Unis la notion de compassion fatigue, l’usure de l’empathie. J’ai le sentiment que la nouvelle génération de photographes, notamment les photographes indépendants, essaient d’échapper à cette compassion fatigue et de trouver des manières de photographier les réfugiés autrement, de ré-humaniser la pratique photographique, en initiant un autre rapport différent avec ceux qu’ils photographient. Je pense par exemple au superbe travail de Anabell Guerrero qui photographie des visages et des corps morcelés pour dire la réalité d’une identité mosaïque : « Je ne sais plus qui je suis », admettent de nombreux réfugiés.

Cette génération de photographes s’est construite en réaction aux outrances de la photographie de réfugiés des années 1990 où l’on montrait littéralement des grappes humaines accrochées à des bateaux en route vers l’Italie, pendant la grande crise politique et économique qui touchait l’Albanie, dans une démarche déshumanisante. Cette perspective n’est d’ailleurs pas complètement abandonnée, puisque le photographe Rocco Rorandelli a construit tout son travail autour des réfugiés sur la « route des Balkans » en 2015 à partir d’images aériennes, des images volées en quelque sorte, par des drones, qui voient tout mais ne regardent rien.

Enfin, l’enjeu est évidemment politique : à une époque où les valeurs fondamentales de l’hospitalité et de l’asile sont malmenées, et où les fantasmes d’une invasion migratoire tendent à prendre une place de plus en plus grande dans le débat public, la photographie humanitaire représente bien plus qu’une simple documentation de la souffrance d’autrui. Elle constitue aussi un geste éthique, le préalable à un échange plus équilibré entre celui qui photographie et celui qui est photographié. Discuter des enjeux de la photographie humanitaire n’est pas un sujet secondaire, mais un point central de la réflexion collective sur la société que nous voulons former.

Bruno Cabanes est historien, professeur en histoire de la guerre à la Ohio State University, aux États-Unis. Son ouvrage Un siècle de réfugiés – Photographier l’exil est paru aux éditions du Seuil en 2019. 

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