Garorock à Marmande, ODP à Talence, Brive festival : en Nouvelle-Aquitaine, plusieurs festivals sont passés ces dernières années sous pavillon du groupe Vivendi, dont l’actionnaire principal est le groupe Bolloré. Cela se traduit par une évolution mainstream de la programmation, voire un changement d’âme de ces évènements, ressentis à la fois par les festivaliers et des professionnels du secteur musical. Mais si certains critiquent un phénomène de concentration, les mairies concernées continuent de subventionner copieusement ces rendez-vous. Suite et fin de notre série « Les festivals du coin changent d’ère ».

[Série] Les festivals du coin changent d’ère

Ces festivals électro qui déboulent avec leurs gros sabots à Bordeaux

L’écologie en tête d’affiche des festivals locaux ? 

À quelques jours du Garorock, Marmande est dans les starting blocks. Le logo du festival  jonche les vitrines des commerces de la ville. Ici, commerçants et habitants trépignent d’impatience. Marie-Claire, 67 ans, parée d’un t-shirt « Garorock Experience », s’y voit déjà. Cette année, elle y va « spécialement pour Louise Attaque ».

Comme elle, la plupart des Marmandais rencontrés dans le centre-ville ont Garorock dans la peau. Contraction de Garonne et Rock, ce festival vieux d’une trentaine d’années mêlait à l’origine rock, rap et techno.

Désormais dans le top 5 des rendez-vous musicaux français, l’événement a réuni plus de 140 000 festivaliers lors de sa dernière édition, contre 17 000 il y a 14 ans. Il reste cependant loin derrière les Vieille Charrues, le premier festival de France, qui réunit chaque année deux fois plus de monde – 280 000 festivaliers. 

Ce revirement (plus commercial) opéré par Garorock s’est accéléré lors de son rachat en octobre 2018 par Vivendi, deux ans après qu’une filiale de la multinationale aux mains de Vincent Bolloré, Festival Production, acquérait le Brive Festival.

En 2019, le groupe s’introduisait dans un autre festival d’un tout autre genre : le Festival ODP Talence. Initiative du sapeur pompier Sébastien Lussagnet, l’événement à vocation caritative reverse chaque année des dons à l’Oeuvre des Pupilles (ODP), qui prend en charge le soutien financier et moral des orphelins de sapeur pompiers.

Depuis janvier 2019, c’est par l’intermédiaire d’Olympia Production et de sa filiale Festival Production que Vivendi s’associe au Festival ODP Talence. L’association ODP et Olympia sont donc désormais co-producteurs de l’événement. 

Charité bien ordonnée commence…

Stéphane Canarias, directeur général de Festival Production, explique comment fonctionne cette organisation en duo : 

« L’association s’occupe de tous les frais sur place : scène, sécurité, buvette… Ils perçoivent également toutes les recettes sur site issues des partenariats, des subventions, des loges… Olympia est responsable des charges artistiques, des frais de billetterie, de la Sacem. Donc on perçoit les recettes de billetterie, et pour chaque billet acheté, on reverse 2 euros à l’association. En 3 ans, ça fait plus de 100 000 euros reversés. »

Il faut néanmoins remettre cette œuvre de charité dans leur contexte. Si les tarifs fluctuent en fonction de la date d’achat des billets (plus ils sont achetés tôt moins ils sont chers), pour cette édition 2023, les prix normaux allaient de 49 euros pour le pass 1 jour, à 117 euros pour le pass 3 jours.

Quand Olympia verse 2 euros à ODP, ce don représente 4% de ce que lui rapporte la vente d’un pass 1 jour, et 1,7% sur les recettes pass 3 jours. Sans parler des événements du dimanche qui sont gratuits, et ne rapportent donc rien en billetterie. 

Questionné sur les éventuels profits sur la billetterie réalisés par Olympia, Festival Production n’a pas souhaité communiquer « plus de chiffres ». L’opacité demeure y compris au sein des institutions, qui versent pourtant des subventions généreuses au festival – autour de 100000€ cette année. Mais Emmanuel Sallaberry, maire de Talence, explique ne traiter qu’avec l’association : 

« Nous versons directement nos subventions à l’association, rien ne va au producteur. Les comptes de l’association sont contrôlés et certifiés […] en ce qui concerne le producteur, je ne mets pas mon pied là-dedans. » 

Du côté de l’opposition municipale, plusieurs élus se plaignent de l’opacité entretenue par Festival Production sur ODP : 

« On a eu quelques informations partielles, comme la somme reversée à l’Oeuvre des Pupilles, mais on n’a eu ni compte global ni rapport d’activité », signalent des élus écologistes. 

Perte d’identité

Du côté son, la programmation du Festival ODP Talence (Texas, Mika, Trois cafés gourmands…) assume une ligne « pop rock » sans aspérités, renforcée par un partenariat avec RTL2. Difficile de trouver une identité propre au festival, dont une partie des artistes est recyclée pour le Brive Festival de juillet. Hervé, Izïa, et Juliette Armanet, tous membres ou ex-membres de l’écurie Universal, participent aux deux événements.

ÀMarmande, depuis que Vivendi est passé à 100% propriétaire du festival, « il y a un bruit de fond » contre ce basculement mainstream certifie Michel, 73 ans. D’après lui, les habitants regrettent de voir leur « Garo » évoluer et « perdre son identité ». 

« Avant c’était rock, alternatif. Là c’est plus la musique que j’aime. J’aimerais voir les Red Hot Chili Peppers, ou The Strokes par exemple, mais ils ne viennent pas. Il n’y a que des grosses têtes d’affiche. C’est commercial … C’est Vivendi quoi », confirme Maryline, marmandaise depuis 10 ans.

Finalement, l’affiche 2023 (David Guetta, Macklemore, Lomepal…) déçoit parce qu’en plus de n’être plus rock, elle « ressemble à ce qu’il se passe ailleurs », résume Evelyne, 70 ans. À cela, Eric Van de Zande-Lucas, le président de l’association organisatrice depuis les débuts du festival, MrPower, répond que l’identité du Garorock est restée la même : 

« J’habite à Marmande, je suis Marmandais et je peux vous dire qu’on continue à construire ce festival avec des locaux et des gens sur place. Ça fait 10 ans que j’entends dire que c’était mieux avant. Le discours est toujours le même, mais nous, on sait ce qu’on fait », se défend-il. 

Marie-Claire et son mari dans le centre-ville de Marmande (AG/Rue89 Bordeaux)

« Stratégie du 360° »

Pourtant, une dizaine d’artistes à l’affiche du Garorock tels que Lorenzo, Pomme ou MADAM, ne sont ni rock ni locaux, et font partie de l’écurie Universal Music France, filiale de Vivendi. À ce propos, Pauline Gobbini, la co-présidente et membre fondatrice de Bâbord, un label de circuit court musical, dénonce un phénomène de concentration : 

« Je peux entendre que ce soit chouette de faire venir à Marmande des grandes stars. Mais là, tout fonctionne en circuit fermé, où de grands groupes comme Vivendi produisent des artistes avec des labels qui leur appartiennent. Puis ils en font la publicité dans des médias qui sont à eux, et ils les diffusent dans des festivals qu’ils ont racheté. C’est problématique en termes de diversité culturelle. »

Ce système, Antoine Pecqueur, journaliste spécialisé dans la culture, le qualifie de “stratégie du 360°”. Cela se traduit par une concentration à la fois « horizontale » (il possède plusieurs festivals sur le territoire) et « verticale » (le groupe possède tous les maillons de la chaîne – artiste, label, festival, etc).

La rachat par Vivendi du groupe Lagardère, validé par la commission européenne début juin confirme cette idée.  Désormais actionnaire majoritaire du groupe à 57%, Vivendi détient également sa filiale, Lagardère Live Entertainment, gestionnaire de l’Arkea Arena à Bordeaux. Le 18 mars dernier, Vivendi y a organisé le Garospring, une soirée « live d’artistes majeurs de la scène électro ». 

« De là, à l’abus de position dominante il n’y a qu’un pas », prévient le journaliste à propos de ce système à 360°. 

Un système qui s’avère pourtant fragile : Olympia Production est en déficit depuis 2015, avec une perte de 2 millions d’euros en 2021 (année post Covid).

Anti trust

Souhaitant valoriser la musique indépendante et la diversité culturelle, Pauline Gobbini est également membre du Syndicat des Musiques actuelles, par l’intermédiaire du producteur de musique KiéKi, dont elle fait partie. Récemment, une campagne ciblée sur les festivals a été lancée par le syndicat, afin de sensibiliser le public et les collectivités au sujet de la concentration dans la musique actuelle : 

« Un festival indépendant qui porte des valeurs d’intérêt général, c’est différent d’un festival possédé par une multinationale à but lucratif. Les deux peuvent cohabiter mais ce n’est pas le même projet. À ce titre, on estime que les subventions culturelles doivent aller à ce premier cas et pas au deuxième », indique Mathilde Coupeau, membre du bureau national du syndicat. 

Depuis 2018, la Région Nouvelle-Aquitaine s’est justement désengagée progressivement du festival Garorock, et de Brive Festival, suite à l’adoption d’un règlement d’intervention. Ce dernier stipule que pour un festival organisé par un groupe capitalistique multinational (sociétés mères et leurs filiales) dont le chiffre d’affaires est supérieur à 20 millions d’euros, « l’aide sera limitée à l’achat de prestations de services de communication, plafonnée à 50 000 euros ». La Région ne fournit donc plus la subvention de 105 000 euros au festival Garorock.

La collectivité indique avoir agi dans la continuité d’une politique portée par le premier contrat de filière Musiques actuelles et variétés 2017-2019 en France, avec le Centre national de la musique (CNM), le ministère de la Culture, et le RIM – réseau des indépendants de la musique de Nouvelle-Aquitaine. La Région précise qu’elle partage avec le RIM et le Syndicat des musiques actuelles.

« Nous sommes attachés à ce qu’il y ait un tissu de festivals indépendants dans la région, explique Charline Claveau, vice-présidente du Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine en charge de la Culture. Cela est mis en péril par le phénomène de concentration opéré par les grands groupes, comme Vivendi. Ils participent à l’inflation des cachet des artistes, qui se fait au détriment de plus petites structures. Aujourd’hui, on a des festivals qui ne sont plus en capacité de se payer la seule tête d’affiche qu’ils pouvaient avoir jusque là et ça les pénalise car ils deviennent moins attractifs ». 

Cartographie des six opérateurs privés les plus important dans la chaîne de valeur des musiques actuelles en France par Matthieu Barreira et Victor Thiebaud (DR)

Subventions coupées pour les “groupes capitalistiques”

Pour les mêmes raisons, la Région a réduit de 40 000 à 20 000 euros les subventions accordées au Festival ODP Talence, dont un achat de 180 places destinées à des jeunes de la région, pour 8800 euros. Pour Charline Claveau, le but n’est pourtant pas d’arrêter d’aider le festival : 

« Nous cherchons un moyen juridique d’aider plus directement l’association, un peu plus que par les 1500€ qui lui reviennent par la subvention régionale », révèle-t-elle le 13 juin 2023 en séance plénière du Conseil régional. 

Même scénario au Département pour le Festival ODP Talence, où une mobilisation des élus, notamment écologistes, a conduit à une diminution drastique des aides versées : 

« Les subventions sont passées de 40 000 euros en 2021 à 20 000 environ en 2022 et 2023, indique Maud Dumont, conseillère départementale du canton de Talence. On ne veut plus financer des événements culturels déjà financés par des groupes capitalistiques. On voudrait que le festival continue à exister, parce qu’il est essentiel, mais en plus local, et avec plus d’éléments centrés sur les pompiers et leur activité”. 

Des mairies sourdes aux critiques

Du côté des mairies concernées, le discours est tout autre. Concernant Brive festival, l’événement est soutenu par la Ville et la Communauté d’Agglomération du Bassin de Brive (CABB) à hauteur d’environ 330 700 euros (160 165, 52 HT en 2023 pour l’agglomération et 170 540, 40 € HT pour la ville). Un chiffre plus important que les 250 000 euros de subventions publiques répartis entre la ville, l’agglomération, le département et la région, fournis au festival en 2016, un an avant sa reprise par Vivendi.

À Marmande, même son de cloche, bien que plusieurs commerçants, regrettent « le manque d’autorité » de la Ville vis-à-vis du propriétaire du festival : 

« Ils ont peur que le Garorock parte ailleurs qu’à Marmande, donc ils n’osent pas appuyer où ça fait mal. De base, un engagement avait même été pris entre la ville et le festival. Vivendi recevait des subventions de la part de Marmande et en échange ils s’étaient engagés à faire un festival-off », affirme une commerçante qui souhaite rester anonyme. 

Faux, répond Charles Cillières, premier adjoint au maire de Marmande :  

« Cette année, nous allons effectivement subventionner le festival à hauteur de 80 000 euros. Mais cet argent sera versé à l’association organisatrice, MrPower (MRP), et non à Vivendi. Et il n’a jamais été convenu qu’un festival off soit mis en place en échange. »

À ces aides financières sont également associées celle de Val de Garonne Agglomération, qui verse 60 000 euros à MRP. Le président de cette association, Eric Van de Zande-Lucas, affirme qu’elles permettent d’investir dans des infrastructures nécessaires à l’accueil des festivaliers (toilettes, douches,  barrières, scènes, etc) ou encore dans la communication du festival. D’après Charles Cillières, la tenue du Garorock sur quatre jours est bénéfique pour le territoire : 

« À la mairie, nous n’avons pas de retombées directes du festival. Cependant, on peut considérer que toutes les sociétés et entreprises qui profitent des apports du Garorock sur l’agglo ou la ville font vivre ces espaces. Les retombées sont donc indirectes mais bien présentes. »

D’après le bilan de l’édition 2022, fournie par le festival à la Ville, les dépenses totales du Garorock dans le Lot-et-Garonne étaient de 2 millions d’euros (74% pour les fournisseurs, 20% pour les emplois et 6% pour les associations locales). Par ailleurs, sur le territoire marmandais, un festivalier dépenserait en moyenne 55 euros par jour (30,5 sur le site et 24,5 chez les commerçants locaux, soit 3,4 millions). 

Garorock off ?

Mais lors de la dernière édition du Garorock, plusieurs commerçants se sont plaints de retombées économiques insuffisantes, voire « catastrophiques » pour Bertrand Joseph, gérant d’un supermarché : 

« Les festivaliers étaient parqués comme des moutons. Ils avaient tout à disposition sur place, donc ils ne venaient pas. En plus, toute sortie était définitive pour les pass 1 jours, donc les gens restaient forcément sur le site. »

Anthinea Lambert, gérante d’une crêperie estime avoir « perdu 800 euros de matière première », et réalisé seulement « un tiers du chiffre d’affaires espéré », alors qu’elle tablait sur l’équivalent « d’un mois de travail en quatre jours de festival ».

Pour cette 26ème édition, les commerçants attendent également un geste de la ville de Marmande, espérant la création d’un festival off pour animer le centre ville en délocalisant des concerts du festival. La mairie répond qu’elle mettra en place des animations le vendredi et le samedi, en lien avec la marque Garorock et les commerçants (des jeux, apéros, etc). Mais pas un festival off. Charles Cillières, le premier adjoint au maire de Marmande , renvoie la balle à la Région Nouvelle-Aquitaine : 

« On aimerait bien le faire, mais franchement, ça représente un coût trop important pour la ville. Ça pourrait peut être passer dans le cadre d’un accord avec la Région, mais comme elle n’intervient plus sur le festival c’est compliqué ».

Photo prise lors de la 22ème édition du Garorock (crédit : Laclefprod)

120 000 euros de subvention et une « polémique inutile » 

A Talence, la Ville continue également de soutenir le Festival ODP Talence, malgré le désengagement progressif du Département et de la Région. Le maire, Emmanuel Sallaberry, dit ne « pas comprendre la polémique », qui n’est « pas au niveau » par rapport à l’importance du festival. Il salue le travail des pompiers et des bénévoles, qui organisent le festival et aident à « former 400 CM2 aux gestes qui sauvent chaque année ». 

La municipalité dépense donc sans compter pour ODP : les subventions versées à l’association ont doublé depuis l’an dernier, les 45 000 euros de 2022 ayant été jugés insuffisants pour produire la 8e édition du festival. La commune justifie cette augmentation par sa « montée en puissance, couplée à une baisse des recettes issues des différents partenaires et à une augmentation significative des coûts liés à la sécurisation de l’événement et au contexte sanitaire ». 

En effet, l’arrivée d’Olympia production a fait exploser le nombre de festivaliers en quelques années. Avec une affluence de 17 000 personnes sur 3 jours en 2018, ODP Talence a grandi jusqu’à atteindre les 32 000 spectateurs sur 4 jours en 2023, un record. 

Aux 90 000 euros déjà versés, la Ville pourrait accorder à l’association ODP une rallonge de 30 000 euros, pour combler les pertes de subventions régionales et départementales : 

« Si on veut accorder 30 000 euros de plus à l’association, c’est aussi parce que les partenaires institutionnels se désengagent. Mais chacun est libre de verser des subventions ou non, je n’invective personne. Je pense juste qu’il ne faut pas mettre de politique dans ce Festival », argumente Emmanuel Sallaberry. 

Si la disposition est votée, l’association cumulerait donc 120 000 euros d’aides publiques accordées par la Ville en 2023, sans compter la mise à disposition du parc de Peixotto. Additionné aux subventions de la Région (18 800 euros), du Département (20 000 euros) et de la Métropole (40 000 euros), ce sont entre 170 000 et 200 000 euros d’argent public dont bénéficie le festival. Soit deux fois plus que le montant reversés en trois ans par la filiale de Vivendi à l’Oeuvre des pupilles…. 

Sollicitées à de nombreuses reprises par Rue89 Bordeaux, les responsables d’Olympia production et Festival production n’ont pas souhaité communiquer sur le sujet, en dehors d’une unique conversation avec Stéphane Canarias.

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