« Il me parla de l’instant des adieux, de sa mère pleurant en silence lorsqu’on l’envoya quelque part sur le front… De sa voix éplorée, gravant sous sa peau un souhait nouveau : Ah, si seulement les colombes grandissaient au ministère de la défense… Ah, si les colombes! … » (Mahmoud Darwich)

Mačko Dràgàn Journaliste punk-à-chat à Mouais et Télé Chez Moi Abonné·e de Mediapart

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Je suis fatigué. Je n’ai plus les mots. Alors qu’on me permette d’emprunter ceux du grand poète Palestinien Mahmoud Darwich. Des mots entendus lors d’une soirée d’hommage, à Nice, il y a quelques temps, dans une soirée où était présent l’historien Israélien Shlomo Sand, venu faire lecture d’un texte de son ami.  

Un texte écrit sur lui, Shlomo, un texte qui parle de lui, et du jeune soldat forcé qu’il était alors, il y a longtemps, pendant la guerre des Six-Jours. Un texte issu d’une nuit blanche : traumatisé par la guerre, il comptait quitter le pays. Auparavant, il alla voir le poète, récemment libéré de prison, à Haïfa, et ils discutèrent des heures durant, jusqu’à une heure avancée de la nuit. « Je me suis levé vers midi, dit Sand. A mon réveil, il m’a dit : tiens, j’ai écrit ce poème. Et c’est finalement Mahmoud qui m’a décidé à rester en Israël… » Où il œuvre depuis pour la paix.

Le poème s’appelle : Le Soldat qui rêvait de lys blanc. La salle, petite, est tamisée de pénombre. Sand commence sa lecture, en hébreu donc, langue un peu gutturale, un peu râpeuse parfois, mais magnifique, suave, berçante :

Il rêvait de lys blancs, 

D’un rameau d’olivier, 

Des seins de son aimée épanouis le soir. 

Il rêvait, il me l’a dit, d’un oiseau

Et des fleurs de l’oranger. 

Sans compliquer son rêve, il percevait les choses

Telles qu’il les ressentait… et les sentait.

Une patrie, il me l’a dit,

C’est savourer le café de sa mère,

C’est rentrer à la tombée du jour. 

Et la terre? Je lui demandai. 

Il répondit: Je ne la connaissais pas. 

Je ne sentais pas qu’elle était ma peau et mon cœur, 

Ainsi qu’il est dit dans les poèmes. 

Mais soudain je la vis, 

Comme une boutique… une rue… des journaux. 

Je lui demandai: L’aimes-tu? 

Il répondit: mon amour est une brève promenade, 

Un verre de vin… une aventure. 

– Donnerais-tu ta vie pour elle? 

– Non! 

Je ne suis lié à cette terre que par un éditorial… un discours enflammé! 

On m’a enseigné à aimer son amour. 

Mais je n’ai pas senti son cœur se fondre avec le mien. 

Je n’ai pas humé l’herbe, les racines et les branches…

Il marque une pause, le temps que lecture en français nous soit faite. Un silence intimidé règne dans la salle. Il reprend :

– A quoi ressemblait son amour? 

Brûlant comme les soleils… la nostalgie? 

Il fit front: 

– Ma voie à l’amour est un fusil, 

Des fêtes revenues de vestiges anciens, 

Le silence d’une statue antique

D’époque et d’origine indéterminées! 

Il me parla de l’instant des adieux, 

De sa mère

Pleurant en silence lorsqu’on l’envoya

Quelque part sur le front…

De sa voix éplorée, 

Gravant sous sa peau un souhait nouveau : 

Ah, si seulement les colombes grandissaient au ministère de la défense…

Ah, si les colombes!…

Autre pause. Autre traduction en français. Puis, à nouveau :

… Il fuma une cigarette, puis il me dit

Comme s’il échappait d’un marécage de sang: 

J’ai rêvé de lys blancs, 

D’un rameau d’olivier…

D’un oiseau étreignant le matin

Sur la branche d’un citronnier…

– Qu’as-tu vu? 

– Mes actes, 

Ronces rouges explosées dans le sable… les poitrines…

et les entrailles.

– Combien en as-tu tué?

– Difficile de les compter…

Mais je n’ai été décoré qu’une fois.

Là, Sand ne marque pas de pause. Mais sa voix se noue. Sa gorge, semble-t-il, se serre. Il butte sur certains mots :

Je lui demandai, me faisant violence:

S’il en est ainsi, décris-moi un seul cadavre.

Il rectifia sa position, caressa son journal plié

Et me dit comme s’il me chantait une ritournelle:

Tente de vent sur les gravats,

L’homme enlaçait les astres brisés.

Une couronne de sang ceignait son large front

Et sa poitrine était sans médailles,

Puisqu’il s’était mal battu.

Il avait l’aspect d’un paysan, d’un ouvrier ou d’un marchand ambulant.

Tente de vent sur les gravats… Il mourut

Les bras jetés comme deux ruisseaux à sec.

Et lorsque j’ai cherché son nom dans ses poches,

J’ai trouvé deux photos,

L’une… de sa femme,

L’autre… de sa fille…

Je lui demandai: En es-tu attristé?

Il m’interrompit: Mahmoud, mon ami,

La tristesse est un oiseau blanc

étranger aux champs de bataille. Et les soldats

Commettent un péché, s’ils s’affligent.

Je n’étais, là-bas, qu’une machine crachant un feu rouge

Et changeant l’espace en un oiseau noir.

Sand s’arrête. Et ce qu’il vient de lire nous est traduit. Et je comprends. Moi aussi, ma gorge est nouée, désormais. Lui, il se tient le dos droit, mais la tête un peu baissée, baignée par un mince filet de lumière. Dans sa main, sa bière est vide. Il conclut :

Plus tard,

Il me parla de son premier amour,

De rues lointaines,

Des réactions après la guerre,

Des fanfaronnades à la radio et dans les journaux.

Et lorsqu’il dissimula sa toux dans son mouchoir,

Je lui demandai: Nous reverrons-nous?

Il me répondit: Dans une ville lointaine.

Au quatrième verre,

J’ai dit, taquin: Ainsi tu partirais… Et la patrie?

Il me répondit: Laisse tomber…

Je rêve de lys blancs,

D’une rue qui gazouille et d’une maison éclairée.

Je quête un coeur bon, non des munitions,

Un jour ensoleillé, non un instant de folle victoire… fasciste.

Je quête un enfant souriant au jour,

Non une place dans la machine de guerre.

Je suis venu ici vivre le lever des soleils,

Non leur coucher.

 Il me fit ses adieux… Il était à la recherche de lys blancs,

D’un oiseau accueillant le matin

Sur un rameau d’olivier.

Il percevait les choses

Telles qu’il les ressentait… et les sentait.

La patrie, il me l’a dit,

C’est boire le café de sa mère

Et rentrer, à la tombée du jour, rassuré.

Voilà. Faites ce que vous voulez de ce poème.

Salutations libertaires,

Mačko Dràgàn, journaliste à Mouais

PS : j’avais déjà partagé ce texte, à l’époque, lors de cette rencontre avec Shlomo Sand. Je le republie car il me semble correspondre à une triste actualité.

Une sélection des poésies de Darwich est trouvable chez Gallimard pour pas cher sous le titre « La Terre nous est étroite ».

Dessin de Ernest Pignon Ernest. Source : Institut du monde arabe

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