Le spécialiste du monde agricole Gilles Luneau détaille, dans une tribune au « Monde », la manière dont il faut réorganiser la production, sans abandonner la transition agroécologique.

Tribune. Arguant de la guerre en Ukraine, Christiane Lambert, présidente de la FNSEA et du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne (COPA), a obtenu de l’Union européenne, avec le soutien d’Emmanuel Macron, l’autorisation de labourer les 4 millions d’hectares de jachères européennes (300 000 hectares en France) pour les cultiver avec l’arsenal chimique habituel (pesticides, engrais de synthèse) au nom du « produire plus pour nourrir le monde ». Cette décision s’appuie sur un raisonnement s’affranchissant des fondamentaux agronomiques et écologiques établis par la communauté scientifique.

Depuis l’invention de l’agriculture, les paysans cultivent les champs et élèvent du bétail pour nourrir un village, un bassin de population. Ils cultivent en fonction de la géographie physique et humaine. Seuls les excédents de production sont exportés hors de la région, ce qui permet de penser territorialement l’autosuffisance alimentaire et, en regard de celle-ci, les besoins d’importation d’autres régions ou pays. Ce fut la réalité des politiques agricoles jusqu’à la seconde guerre mondiale, c’est encore vrai pour près d’un milliard de paysans. Cette vérité territoriale de l’agriculture se vérifie partout dans le monde, sous réserve de consommer ce que la terre et le climat donnent localement et non pas de vouloir tous manger la même chose, partout et en toute saison. Les exceptions sont la bande sahélienne et les problèmes alimentaires posés par les déplacements de population (guerre, climat), auxquelles la solidarité internationale doit répondre.

Ce modèle a été remis en cause dans les années 1960 par l’industrialisation de l’agriculture (mécanisation, engrais, pesticides, irrigation), qui peut se résumer à transformer un acteur économique territorial, le paysan, en maillon d’une filière industrielle internationale structurée par des logiques techniques et financières. La ferme, devenue « exploitation agricole », est en concurrence avec le monde entier. Sa viabilité ne dépend plus du territoire, mais de la filière qui va commercer, transformer, empaqueter, cuisiner, en flux tendus, là où les normes sociales et environnementales sont les moins contraignantes.

Dépendance accrue

L’offre alimentaire n’est plus un produit local et les bénéfices s’envolent vers les multinationales de l’agroalimentaire et de la distribution. Cette « compétitivité » fait rapidement du paysan une variable d’ajustement. C’est ainsi que la France a perdu 100 000 paysans en dix ans. Le tout avec des dégâts colossaux : une destruction du tissu économique et social rural, une piètre qualité gustative, une facture climatique et écologique catastrophique, une perte d’autosuffisance alimentaire. Une étude du think tank Solagro, parue en mars, résume cette interdépendance mortifère du « produire plus » pour les filières : la France exporte 12,7 millions d’hectares de production agricole et en importe 10 millions (hors produits forestiers). Dans les deux cas, c’est au détriment des agricultures vivrières et des écosystèmes.

« Produire plus », c’est dépendre encore plus des importations canadiennes (potasse), marocaines (phosphate), russes (gaz pour faire de l’azote et de l’urée), mais aussi américaines, égyptiennes, algériennes… C’est augmenter les émissions de gaz à effet de serre : selon Solagro, les transports liés aux flux d’import-export en denrées agricoles de la France représentent 13 millions de tonnes équivalent CO2, qui ne sont pas comptabilisées dans les émissions nationales. C’est participer à la déforestation et accélérer l’effondrement de la biodiversité.

En prévision de la crise alimentaire que va inévitablement provoquer la guerre en Ukraine, il faut surtout réorganiser la production, produire mieux et non pas produire plus, sans lâcher la transition agroécologique. Et encore moins labourer les jachères, dont le rôle écologique et climatique est capital. Les marges de progrès sont connues de tous les agronomes et économistes : enrayer le gaspillage alimentaire (30 % de la production), diminuer les surfaces agricoles consacrées aux agrocarburants (801 000 hectares) au profit des céréales à destination humaine, désindustrialiser l’élevage (30 % de la production de céréales, plus les importations de tourteaux), convertir les fermes à l’agrobiodiversité,écologie et non pas revenir au labour et à la chimie. Il est aberrant que la FNSEA proclame le labour alors que les chambres d’agriculture enseignent depuis des années le non-labour. Lire aussi l’éditorial du « Monde » : Réconcilier sécurité alimentaire et environnement

La reconquête de la souveraineté alimentaire se pense et s’élabore à partir de territoires entendus comme ensembles géographiques, humains, culturels, politiques. Il s’agit de penser la satisfaction des besoins alimentaires des peuplements humains à partir des lieux où ils sont installés. Quelle ville connaît ses besoins alimentaires en volumes, en stocks de sécurité ? Ses périmètres d’approvisionnement ? Ses besoins en surfaces de production agricole ? Ses prévisions d’installations de paysans au regard des besoins ? Les provenances et les volumes de ses importations ? Quels leviers (subventions avec conditionnalité et plafond), quels cadres (région, plan alimentaire territorial, bassin versant, coopérative agricole ?), quels lieux de débat démocratique d’une telle mutation (région, chambre d’agriculture, tiers-lieu agroalimentaire) ? Il faut inventer une nouvelle échelle de décisions à laquelle les cadres actuels – politique agricole commune, Etat, région, organigramme agricole – ne répondent plus.

Gilles Luneau, journaliste et réalisateur, a écrit « Les Paysans face au chaos climatique » (Impacts, 160 p., 15 €)

Gilles Luneau(Essayiste)

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