Ils et elles ont 9 ans, 17 ans, 22 ans et 25 ans et cumulent des millions d’abonnés. Depuis le 7 octobre, ces jeunes s’emparent des réseaux sociaux pour ouvrir les dernières fenêtres sur l’enclave palestinienne.  

Joseph Confavreux

3 février 2024 à 11h59

Avec plus de 18 millions d’abonnés sur Instagram, Motaz Azaiza possède davantage de followers que le président étatsunien Joe Biden. Mais le photographe gazaoui de 24 ans, propulsé reporter de guerre après le 7 octobre, a annoncé le 23 janvier dernier qu’il quittait la bande de Gaza : sa notoriété nouvelle lui ayant permis de franchir le poste-frontière de Rafah puis de prendre, pour la première fois de sa vie, un avion, à destination du Qatar.

La relève est toutefois déjà là. D’abord avec la plus jeune reporter de Gaza et probablement du monde, Lama Abu Jamous. Du haut de ses 9 ans et de ses près de 800 000 abonnés sur son compte Instagram, la toute jeune fille se présente comme « journaliste palestinienne ».

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Lama Abu Jamous pose avec Motaz Azaiza avant le départ de ce dernier. © Instagram / Lama Abu Ja

Ce n’est qu’en mai 2023 qu’elle a publié sa première photo sur le réseau social. Sont ensuivies quelques rares autres publications, où elle explique encore des choses de son âge, par exemple comment elle est surnommée « nutella » à cause de sa peau foncée et de son attirance pour cette pâte à tartiner.

Jusqu’au 9 décembre dernier où son rythme de publication devient quotidien. Après un nouveau bombardement, elle décide en effet de documenter sa vie sous les bombes. Ce jour-là, elle filme les rues de Khan Younès en disant chercher de la nourriture. Le 10 décembre, elle s’empare d’un micro siglé Al Jazeera et explique, droite dans sa salopette noire, qu’elle a décidé de couvrir la guerre. Deux jours après, on retrouve la jeune fille au débit encore enfantin expliquer qu’elle est désormais à Rafah, chez des cousins.

Jointe par Mediapart, elle explique : « J’aime le journalisme. Avant la guerre, je parlais dans une émission à la radio de l’école. Ensuite il y a eu la guerre. Le jour où la maison de ma tante a été bombardée, et qu’ils ont commencé à tuer des journalistes, j’ai décidé de filmer et raconter ce qui se passe. »

Peur des bombardements

Son père est ingénieur télécoms et sa mère femme au foyer. Elle habitait dans le centre de Gaza City mais sa famille a dû fuir les combats, d’abord à Khan Younès, chez ses grands-parents, puis à Rafah, accueillie par la famille éloignée.

« J’ai peur des sons des bombardements mais mon papa me dit qu’il ne faut pas avoir peur même si c’est proche. Il me dit que si les bombardements sont très proches, on ne sentira rien », raconte encore l’écolière, benjamine d’une famille de quatre enfants, dont la plus grande a 16 ans.

Sur son Instagram, on la voit interviewer une autre jeune femme devenue célèbre sur les réseaux sociaux par la guerre à Gaza, Bissan. Puis, le 15 décembre dernier, tendre son micro à Wael al-Dadouh, le journaliste star d’Al Jazeera à Gaza, qui a appris en direct la mort de sa femme et de ses enfants, et vient récemment de quitter l’enclave pour le Qatar. Alors qu’elle lui demande quel « message [aimerait-il faire passer] au monde », il répond : « On passe par des moments très difficiles. Le peuple palestinien paie un prix très fort. On souffre énormément avec tous les martyrs qui tombent chaque jour. Mais on va tenir. Et tant qu’il y aura des personnes comme toi, on y arrivera. »

Je veux être une petite journaliste. Je veux que le monde entende la voix de la Palestine. C’est pour ça que je fais des vidéos

Lama Abu Jamous, 9 ans

Au fur et à mesure que les jours s’écoulent même si c’est toujours d’une toute petite voix, on sent Lama Abu Jamous prendre de l’assurance et documenter sa vie de réfugiée. Le 17 décembre, elle est à la recherche d’un peu d’eau pour sa famille. Le 19, tout en jouant avec sa poupée, elle interviewe d’autres enfants dans un camp de réfugiés en leur demandant s’ils regrettent de ne plus pouvoir aller à l’école. Deux jours après, elle montre comment se prépare un dîner dans la cour d’une école de Rafah gérée par l’UNWRA remplie à craquer de réfugiés du nord de Gaza.

Le surlendemain, elle explique qu’elle aimait aller à la mosquée al-Omari, construite il y a plus de mille quatre cents ans et détruite par un bombardement israélien le 9 décembre dernier. Le 12 janvier, elle demande à ses abonnés « d’écouter les avions passer au-dessus de nos têtes » en faisant entendre le bruit assourdissant qui l’entoure. Quelques jours plus tard, elle écrit seulement : « Où est l’humanité ? »

« Je veux être une petite journaliste. Je veux que le monde entende la voix de la Palestine. C’est pour ça que je fais des vidéos », confie-t-elle encore à Mediapart.

Abod, quant à lui, vient tout juste d’avoir 17 ans, mais sa gouaille gazaouie en a déjà fait une star, sans doute aussi parce que ses posts constituent une des rares occasions de rire ou sourire dans l’enfer apocalyptique qu’est devenue l’enclave palestinienne.

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Abod avec son ampoule en guise de micro sur son Gaza © Instagram / abod_bt77

Avec près de trois millions d’abonnés sur Instagram, le jeune homme se présente depuis le début de l’offensive israélienne comme le « meilleur correspondant de guerre du monde pour l’année 2023 » et le « véritable héritier de Shireen Abu Akleh », la journaliste vedette d’Al Jazeera tuée par un sniper de l’armée israélienne au printemps 2022 alors qu’elle couvrait une incursion de cette dernière dans le camp de Jénine en Cisjordanie. Depuis qu’il a été arrêté par l’armée israélienne, déshabillé et détenu pendant une journée dans le nord de Gaza, il a ajouté une phrase à son profil : « prisonnier palestinien libéré ».

Sa première photo postée sur Instagram remonte à seulement un an, et l’adolescent n’avait quasiment rien publié avant le 8 octobre dernier. Ce jour-là, il commence une chronique où il se met en scène, un fil électrique avec une ampoule au bout en guise de faux micro, sur le balcon de l’appartement familial à Gaza City.

On le voit quasiment toujours souriant, proposant à ses abonnés « d’écouter le son des avions » qui passent au-dessus de lui ou racontant que sa mère l’a réveillé à 4 heures du matin : « Je me suis dit que la Palestine était libérée », commente-t-il.

Au début de l’offensive, culot et ironie se mêlent dans ses publications. Le 15 octobre, il explique par exemple : « Je vais vous faire une vidéo rapidement avant que la guerre terrestre ne commence. Je suis très content que cela arrive enfin, parce que ma mère n’arrête pas de me faire faire des commissions et j’en ai marre. »

Deux jours après, il plaisante sur les propos du porte-parole de la branche armée du Hamas, Abu Obeida qui vient d’annoncer que les otages seraient nourris de la même façon que les habitants de Gaza. « Pauvres otages, ils doivent avoir la bouche en feu », commente Abod, en référence à la nourriture réputée pimentée de Gaza comparée aux autres mondes palestiniens. Le 19 octobre, il partage une vidéo montrant des roquettes lancées sur Israël et on l’entend, avec ses amis, dire : « Allez, allez, tape ! tape ! » Deux jours plus tard, il filme des bâtiments détruits qu’il commente par des mots hostiles à l’Autorité palestinienne : « Avec ça, Abu Mazen doit être content. » Quelques jours plus tard, il appelle à boycotter les produits israéliens et américains.

Au fur et à mesure que le conflit avance dans le temps, et toujours avec son fil électrique surmonté d’une ampoule désormais brisée, Abod quitte de plus en plus souvent son balcon, pour raconter sa vie quotidienne, la nécessité de se lever à 5 heures du matin pour trouver à manger ou de marcher une demi-heure pour charger son téléphone.

Encore une guerre et j’entre dans le Guinness Book des records.

Abod, 17 ans

Le 5 novembre, il est dans une rue et demande à un enfant de 5 ou 6 ans ce qu’il fera quand il sera grand. « Je vais être Hamas », répond le garçonnet. Le lendemain, il filme des gens accourus sur le site d’une maison entièrement détruite par un bombardement israélien. « Il y a quand même une différence culturelle, commente Abod. À Tel-Aviv, quand il y a des roquettes, tout le monde se dirige vers les abris. Ici, tout le monde se rapproche du lieu de l’explosion. »

À la fin du mois de novembre, on sent la lassitude le gagner et son ton se faire plus tragique. « Il faut que les Israéliens comprennent qu’on ne partira jamais d’ici. Je n’en peux plus. Qu’ils se décident : soient ils nous tuent tous, soit ils repartent. » Dans un post datant du 28 novembre, il retrouve un peu de son humour noir : « Je suis né en 2006. J’ai vécu la guerre de 2007. Celle de 2014. Celle de 2021. Maintenant celle-ci. Encore une guerre et j’entre dans le Guinness Book des records. »

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Le 18 décembre, il raconte en détail son arrestation : « J’ai entendu le haut-parleur de l’armée israélienne. Je suis sorti les mains sur la tête, comme demandé. Je n’avais jamais vu un soldat israélien en vrai de toute ma vie. J’ai été retenu pendant sept heures avant qu’on me laisse partir. »

Le 1er janvier de cette année, il adresse un message plus grave que d’habitude à tous ses abonnés : « Vous êtes tous en tain de célébrer la nouvelle année. Mais nous sommes en train de mourir. Ceux qui ne sont pas morts ont perdu leur maison et leur famille. Ceux qui vivent encore ont plus de problèmes encore que ceux qui sont morts. Chaque jour est plus difficile que la veille. On meurt et personne ne nous entend mourir. »

Ton révolté et ironique

Quelques jours plus tard, on retrouve cependant son ton davantage révolté et ironique : « J’ai décidé d’appeler les associations qui militent pour le droit des animaux. Puisque tout le monde se fiche des humains palestiniens, on a peut-être encore une chance de sauver nos chats qui eux non plus n’ont pas de quoi boire ni manger. »

Alors qu’Abod s’exprime dans toutes ses publications en arabe dialectal, avec un accent de titi gazaoui, il change de registre le 14 janvier, pour les 100 jours de la guerre qui détruit Gaza et a déjà fait alors plus de 20 000 morts. C’est en arabe classique qu’il commente une vidéo d’immeubles éventrés : « Même si cela s’arrêtait maintenant, comment pourrait-on oublier cela ? »

Lama et Abod s’adressent en arabe à un public en majorité palestinien. Mais, à l’instar de Motaz Azaizi, plusieurs de celles et ceux qui se sont emparés d’Instagram comme d’un espace médiatique et politique inédit à l’occasion de la guerre à Gaza, choisissent de s’y exprimer en anglais en jugeant que leur mission consiste à informer le monde de ce qui se passe dans l’enclave palestinienne et alors que les journalistes internationaux y sont toujours interdits d’accès. Parmi ceux-là, deux voix et visages féminins se détachent.

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La première, Plestia Alaqad, est issue d’une grande famille de Gaza, comme en témoignent ses publications antérieures au 7 octobre, où elle montre par exemple une photo d’une splendide bibliothèque familiale montant jusqu’au plafond. Avant la guerre, la jeune fille de 22 ans postait des photos d’elle bras nus et cheveux au vent sur la plage de Gaza ou au Roots Hotel, l’un des établissements de luxe de la corniche. Elle y décrivait ce qu’elle nommait sa « belle vie dans une jolie prison ».

À partir de 9 octobre, celle qui allait occuper un poste dans les ressources humaines, abandonne toute vie professionnelle pour se plonger dans la vie des Gazaoui·es sous les bombes. Elle troque des images où on la voyait apprêtée et maquillée pour d’autres où elle a les cheveux tirés en arrière sous un casque de protection siglé « Presse ». Alliant logique journalistique et codes d’influenceuse, elle capte l’attention au fur et à mesure que les troupes israéliennes pénètrent plus loin dans Gaza City.

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Plestia Alaqad © Instagram / Plestia Alaqad

De seulement quatre mille abonnés avant la guerre, elle frôle désormais les cinq millions de followers, au point de s’être attiré les foudres de certains médias israéliens l’accusant de répéter la propagande du Hamas, puis d’avoir vu son compte Instagram piraté.

Exceptionnellement, c’est en arabe qu’elle annonce avoir quitté Gaza pour l’Égypte après quarante-cinq jours de guerre, par peur que sa famille soit ciblée comme l’ont été beaucoup de journalistes depuis début octobre, et en exprimant son immense culpabilité d’être parvenue à franchir le terminal de Rafah tandis que la plupart des habitant·es de Gaza demeurent soumis au feu de l’artillerie et de l’aviation d’Israël.

Bisan Owda, 25 ans, est, elle, toujours à Gaza et son nombre d’abonnés sur Instagram augmente encore plus vite que son désespoir. « Appartenons-nous au monde ? Est-ce que quelqu’un nous entend ? Cour internationale de justice, es-tu certaine que ton exigence vis-à-vis d’Israël a été de stopper tout acte de génocide ? », demandait-elle dans une publication du 30 janvier dernier sur son compte suivi par plus de quatre millions de personnes.

J’ai perdu mes rêves, mon travail, mon matériel, ma maison.

Bisan Owda, 25 ans

Avant le 7 octobre, elle aussi était une inconnue, avec une présence anecdotique sur les réseaux sociaux, sur lesquels elle faisait le récit d’une de ses journées à Gaza et postait des images d’un mariage ou de ses cours de boxe. Quelques jours seulement avant le déclenchement de la guerre, on la voit à Beyrouth poster des photos d’elle à l’aéroport, agrémentées d’une musique d’Édith Piaf, « emportée par la foule ».  

Le 8 octobre, le ton change subitement. Les premiers jours, elle ne poste pas de vidéos, mais seulement des messages écrits en lettres noires, affirmant notamment : « Il se passe en ce moment à Gaza des choses que vous ne verrez pas dans les journaux. »

Quelques jours après, le 12 octobre, elle publie une vidéo d’elle marchant dans la rue au milieu des destructions, puis en larmes à l’arrière d’une voiture avec pour commentaire : « J’ai perdu mes rêves, mon travail, mon matériel, ma maison. » Ce qui lui vaut des milliers de « like » mais aussi quelques commentaires du genre : « Porte un hijab et enlève ton vernis à ongles. Tu ne veux pas mourir dans cet état. Couvre-toi. Tu es proche de rencontrer Allah. »

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Bisan, sur la route Salah al-Deen © Instagram / Bisan Owda

La jeune chef-op habitant dans le quartier chic de Rimal, à Gaza City est ensuite évacuée vers le sud. Dans l’une de ses dernières publications, on la voit, parka sur le dos et appareil  photo à la main, poser au milieu de la route Salah al-Deen (Saladin) qui reliait le nord et le sud de la bande de Gaza. Et elle commente la photo avec ces mots : « C’est une honte pour toute l’humanité que la conclusion d’un cessez-le-feu prenne autant de temps et donne aux forces d’occupation le temps de tuer davantage de civils et d’enfants et de détruire des milliers de maisons et de rues ! Chaque minute qui passe pour les Palestiniens de la bande de Gaza sous ce génocide est comparable à un siècle de torture ! »

Joseph Confavreux

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