Document · Au tournant de 1960, alors que les colonies africaines de la France s’apprêtent à accéder à l’indépendance, Pierre Messmer, une figure du gaullisme qui a dirigé l’AEF puis l’AOF, donne une conférence sur « l’avenir de la Communauté ». Dans ce texte inédit retrouvé aux Archives nationales, le futur Premier ministre dévoile le plan de Paris pour « canaliser » la décolonisation dans un sens favorable à ses intérêts. Histoire > Néo-colonialisme > Politique > Thomas Deltombe > 13 octobre 2023

Pierre Messmer (portrait non daté). DR

Les observateurs de l’histoire des relations franco-africaines ont tendance à regarder Jacques Foccart (1913-1997), le « monsieur Afrique » du régime gaulliste, comme le deus ex machina de la Françafrique. L’« homme de l’ombre », comme l’avait surnommé le journaliste Pierre Péan, a certes joué un rôle majeur sous les présidences successives du général de Gaulle (1959-1969) et de Georges Pompidou (1969-1974). Mais l’histoire de la Françafrique ne se résume pas à sa seule personne et aux intrigues auxquelles il a participé. Elle est peuplée d’autres acteurs qui orientèrent le cours de l’Histoire, chacun à sa mesure, et élaborèrent collectivement une véritable politique d’État.

C’est le cas, par exemple, de Pierre Messmer (1916-2007). Relativement méconnu du grand public aujourd’hui, ce gaulliste fervent joua un rôle important dans l’histoire politique française. Mais si l’on se souvient – parfois – des éminentes fonctions qu’il occupa dans les années qui suivirent les indépendances africaines, d’abord comme ministre des Armées de De Gaulle (1960-1969) puis comme Premier ministre de Pompidou (1972-1974), sa carrière coloniale n’intéresse plus désormais qu’une poignée d’historiens1. Elle témoigne pourtant de la façon dont nombre de responsables politiques ont cherché à « canaliser » la décolonisation et réussi à maintenir sur les anciennes colonies africaines une redoutable emprise. C’est ce que l’on constate dans un document inédit que l’on peut consulter aux Archives nationales françaises.

Avant de se plonger dans ce document, texte d’une conférence rédigé juste avant les indépendances africaines de 1960, il convient d’en restituer le contexte historique.

Au Cameroun, l’élimination des indépendantistes

Formé dans les années 1930 à l’École nationale de la France d’Outre-Mer (Enfom), Messmer nourrit un attachement particulier pour le Cameroun, où il fit un voyage d’étude à l’été 1937. Ce premier contact avec le continent africain l’enchante. Il retournera au Cameroun en octobre 1940 pour participer à la campagne de ralliement à la France libre des territoires français d’Afrique centrale. C’est de là qu’il repartira, avec la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE), combattre en Érythrée, en Syrie et en Afrique du Nord. Il participe ensuite à la libération du territoire métropolitain en 1944 et aux opérations militaires en Indochine en 1945.

Après quelques mois en Extrême-Orient en qualité d’administrateur, Messmer revient sur le continent africain, où il poursuivra sa carrière pendant dix ans, gravissant rapidement les échelons de la hiérarchie coloniale. D’abord en Mauritanie, comme administrateur de cercle puis comme gouverneur (1950-1954). Puis en Côte d’Ivoire, également en tant que gouverneur (1954-1956). À Abidjan, il entretient d’excellentes relations avec Félix Houphouët-Boigny, qui devient durant cette période l’allié stratégique de la France en Afrique.

Après un détour par Paris, où il officie comme directeur de cabinet de Gaston Defferre, ministre de la France d’Outre-Mer, et participe à ce titre à l’élaboration de la loi-cadre adoptée en juin 1956 qui jette les bases du néocolonialisme français dans les colonies subsahariennes, il est renvoyé en avril 1956 sur le terrain, comme haut-commissaire de la France au Cameroun.

À Yaoundé, Pierre Messmer est chargé d’une mission délicate : maintenir le Cameroun, territoire sous tutelle internationale, dans l’orbite de la France malgré les promesses de « self-government ou d’indépendance » contenues dans les textes internationaux signés dix ans plus tôt2. Tâche d’autant plus délicate que le mouvement nationaliste camerounais, puissamment porté par l’Union des populations du Cameroun (UPC), n’a aucune intention de laisser ces promesses s’envoler.

Une ville en partie détruite dans la région bamilékée, au Cameroun, en 1960. © J.-L. Doucet (archives privées)

Jouant de la carotte et du bâton, Pierre Messmer soutient l’émergence d’un mouvement « nationaliste modéré », c’est-à-dire modérément nationaliste, et maintient le mouvement indépendantiste hors du champ politique légal. Ce qui ne manque pas d’enflammer les passions : l’UPC, interdite par le pouvoir colonial en juillet 1955, bascule dans la résistance clandestine dans l’espoir d’empêcher le haut-commissaire d’installer à la tête du territoire un dirigeant pro-français. La politique de Pierre Messmer se révèle catastrophique : elle débouche à partir de 1957 sur un sanglant conflit armé3.

Le carnage n’empêche pas Pierre Messmer de se féliciter d’avoir mené à bien sa mission. Son passage à Yaoundé, entre 1956 et 1958, aura en effet permis d’installer un régime loyal, bientôt dirigé par Ahmadou Ahidjo, qui maintiendra le Cameroun dans la sphère d’influence française et poursuivra la guerre acharnée contre les indépendantistes. Laquelle fera en quelques années plusieurs dizaines de milliers de morts.

Orienter la décolonisation

La décolonisation, Messmer le comprend lors de son passage au Cameroun, est désormais inévitable. Plutôt que de chercher vainement à s’y opposer, au risque de perdre ce qu’il reste d’empire, mieux vaut orienter le mouvement historique dans un sens favorable aux intérêts français – par la ruse si l’on peut, par la force s’il le faut. Telle sera sa mission dans les années suivantes, lorsqu’il devient haut-commissaire successivement de l’Afrique-Équatoriale française (AEF), de janvier à juillet 1958, et de l’Afrique-Occidentale française (AOF), de juillet 1958 à décembre 1959.

Il jouera un rôle particulièrement important au moment du référendum du 28 septembre 1958 sur la Communauté française. L’alternative est clairement posée par de Gaulle, revenu au pouvoir quelques mois plus tôt : voter « oui » signifie renoncer à l’indépendance mais continuer à bénéficier de l’assistance de la France ; voter « non » permettra à l’inverse d’accéder à l’indépendance mais obligera ceux qui s’y risquent à renoncer au soutien de la Communauté française. Tel est le chantage que rejette Ahmed Sékou Touré, le leader guinéen, lorsqu’il décoche devant de Gaulle sa fameuse phrase : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage. »

Messmer, patron de l’administration coloniale en AOF, ne reste pas inactif, on s’en doute, au cours de cette période cruciale. Il encourage ses subordonnés à faire triompher le « oui » dans tous les territoires : une intense propagande est déployée, les partisans du « oui » sont abondamment financés, et les opposants systématiquement muselés. Partout où cela se révèle nécessaire, les résultats sont soigneusement arrangés, et les taux de participation artificiellement gonflés. Un « véritable déni de démocratie », note l’historien Francis Simonis4.

La situation est particulièrement tendue au Niger, où l’administration craint plus qu’ailleurs une victoire du « non » sous l’impulsion de l’indocile président du Conseil, Djibo Bakary. Pour l’éviter, Paris remplace le gouverneur local par un homme à poigne, Don Jean Colombani. Ce dernier prépare le scrutin référendaire à l’aide de « spécialistes électoraux » et lance en parallèle une campagne de terreur dans les bastions fidèles à Djibo Bakary5. La France renverse la situation en faveur du « oui » et remplace dans la foulée Bakary par un homme plus maniable, Hamani Diori.

Sans surprise, le « oui » l’emporte presque partout, sauf en Guinée. Dans ce dernier pays, que le régime gaulliste a décidé d’abandonner à son sort, le « non » triomphe : l’indépendance est proclamée dès le 2 octobre 1958. Ce qui vaudra à Sékou Touré de sévères représailles : Jacques Foccart, Pierre Messmer et Félix Houphouët-Boigny se liguent pour châtier la jeune république guinéenne, asphyxier son économie et renverser son président6. Objectif : faire un « exemple » pour tous ceux qui seraient tentés de s’émanciper de la tutelle française. Pierre Messmer, depuis Dakar, capitale de l’AOF, est aux avant-postes de l’opération7.

Une conférence qui en dit long

Derrière la Communauté, que de Gaulle qualifie en coulisse de « foutaise »8, l’objectif est de préparer dans les meilleures conditions l’accession des ex-colonies d’Afrique subsaharienne à une indépendance en trompe-l’œil. Ce que le régime gaulliste appellera bientôt l’« indépendance dans la coopération ».

C’est dans ce contexte que Pierre Messmer, de retour en métropole fin 1959, est invité à Strasbourg pour y donner une conférence sur « l’avenir de la Communauté ». Le texte de cette causerie (voir ci-dessous la première page), consultable dans les dossiers de son bras droit, Martial de La Fournière, aux Archives nationales9, en dit long sur la façon dont les hauts responsables français envisagent la situation africaine à la veille des indépendances.

Première des quatorze pages du discours écrit de Pierre Messmer.

Quelques incertitudes entourent ce texte de quatorze pages, puisqu’il n’est ni signé ni daté, et qu’on ignore s’il a même été effectivement prononcé. Plusieurs indices nous permettent cependant de l’attribuer à Messmer : il est fait référence en préambule à la vieille ascendance alsacienne de l’auteur (sa famille, originaire du Bas-Rhin, avait opté pour la France en 1871) et on y retrouve des annotations manuelles dans une encre bleue caractéristique. On peut également dater le document assez précisément : entre le 22 décembre 1959, date du départ de Pierre Messmer de Dakar au terme de sa mission en AOF, et le 18 janvier 1960, date de l’ouverture des négociations préparant l’indépendance de la Fédération du Mali (le lancement des négociations, qui débuteront effectivement à cette date, est mentionné dans le texte comme un événement à venir).

Il s’agit donc selon toute vraisemblance d’une conférence préparée par Pierre Messmer – avec la possible assistance de Martial de La Fournière, qui a en a conservé le texte – dans l’intention d’être prononcée à l’extrême fin de 1959 ou au tout début de 1960 devant un auditoire français. Cette conférence, est-il indiqué, a été préparée « à la demande du R. P. Minery » (très probablement le révérend père Jean Minery, ancien aumônier de la 2e division blindée du général Leclerc, né dans le Haut-Rhin et figure importante de la vie culturelle et religieuse strasbourgeoise après la Seconde Guerre mondiale10).

« Canaliser » ce mouvement « irréversible »

Pierre Messmer se propose de prospecter « l’avenir de l’Afrique dans les trois ou quatre années prochaines ». Impossible d’être plus ambitieux, dit-il, car « notre connaissance de l’Afrique est encore trop insuffisante et l’instabilité politique et psychologique des Africains est encore trop grande pour que des prévisions à long terme n’aient guère plus de valeur que les prédictions d’une diseuse de bonne aventure ».

Après avoir cité le calendrier des indépendances dont la date est déjà fixée (le Cameroun sous tutelle française le 1er janvier 1960, le Togo sous tutelle française le 27 avril, la Somalie sous tutelle italienne le 1er juillet, le Nigeria britannique le 1er octobre), Messmer assure que quinze États africains « et peut-être plus » seront indépendants avant la fin de 1960. « On peut prévoir que dans le courant de 1961, presque tous les États membres de la Communauté auront accédé à l’indépendance, ce qui augmentera d’une dizaine encore l’effectif des États indépendants africains ». Le « Congo belge » et « plusieurs colonies britanniques de l’Afrique orientale (Tanganyika [l’actuelle Tanzanie, NDLR], Kenya, Ouganda et peut-être Nyassaland [l’actuel Malawi, NDLR]) » devraient pour leur part avoir accédé à l’indépendance avant « 1963 ou 1964 »11.

Ces indépendances participent d’un « mouvement irréversible », prévient d’entrée de jeu le conférencier. D’abord en raison de l’enseignement que la France dispense depuis des décennies en Afrique : « Nous avons formé depuis longtemps, et surtout depuis 20 ou 30 ans, des élites africaines » qui désormais « nous mettent en demeure d’appliquer chez eux les principes que nous leur avons appris ». Ensuite parce que les mots d’ordre d’indépendance sont portés en Afrique par « deux grandes puissances mondiales, les États-Unis et l’URSS, à la fois par conviction idéologique et par intérêt national » : ces deux pays « poussent vigoureusement vers l’indépendance des peuples colonisés, et leur propagande, même si elle est démagogique, trouve beaucoup d’échos ». Bref, « même si nous trouvons nos élèves insuffisamment préparés » à l’indépendance, « il nous est difficile de leur opposer un refus ».

Et d’ajouter : « Dans le monde de 1960, un combat contre l’indépendance des peuples d’Afrique noire est un combat sans espoir ; pire, c’est un combat néfaste dans la mesure où il n’arrêterait rien et serait la cause de blessures lentes à cicatriser. » Une note manuelle (voir ci-dessous), très révélatrice, a été ajoutée dans la marge : « La meilleure politique dans ces conditions est de canaliser ces mouvements pour les orienter, si possible, dans la meilleure direction. »

Troisième page du discours de Pierre Messmer, sur laquelle figurent des notes manuscrites.

« L’Afrique n’est pas démocrate »

Ce cadre posé, Messmer cherche à identifier les conséquences des indépendances africaines. Sur le plan politique, l’orateur est catégorique : l’Afrique est vouée à l’autoritarisme. Lui qui a empêché bien des Africains à choisir leur destin dans les mois précédents – au Cameroun, au Niger et ailleurs – rejette désormais le blâme sur les Africains eux-mêmes et reprend le credo colonial (qui perdure encore aujourd’hui) de l’inaptitude des Africains à la démocratie :

L’Afrique n’est pas démocrate : les notions de liberté individuelle, de séparation des pouvoirs, de respect de l’opposition lui sont étrangères et il ne faut pas compter sur les gouvernements africains pour les faire accepter. À de rares exceptions près les responsables politiques africains n’y croient pas et ils se sont délibérément tournés vers des formules de caractère dictatorial dont la plus répandue et la plus efficace est le parti unique. Aucune illusion n’est permise : il n’y aura plus, désormais, d’élections libres en Afrique et les Assemblées vont être réduites, quand elles ne le sont pas déjà, au rôle de chambres d’enregistrement. Les partis d’opposition sont dissous ou mis hors d’état d’agir ; les syndicats asservis ; la presse et la radio vouées au rôle de porte-parole de la politique gouvernementale.

Les « structures démocratiques » qui pourraient subsister seraient « vidées de toute leur substance » et maintenues « comme un simple décor », ajoute-t-il.

L’ex-gouverneur colonial apporte cependant une nuance :

Est-ce à dire que l’Afrique est vouée aux régimes totalitaires du type de ceux qui ont été établis par Staline, Hitler ou Mussolini ? Je ne le pense pas car toute dictature africaine se heurtera à la diversité et aux oppositions de races, de tribus, de religions, de modes de vie et n’aura pas les moyens, faute d’une administration suffisamment nombreuse et compétente, d’imposer partout sa volonté. Quant à l’encadrement politique [note manuelle : du parti unique, NDLR], si efficace qu’il puisse être, il trouvera bientôt les mêmes limites que l’encadrement administratif.

En somme : « Les régimes politiques africains, derrière une façade démocratique, seront des dictatures aux pouvoirs limités par la diversité, l’étendue et la pauvreté des pays sur lesquelles elles s’exerceront. » Sous prétexte qu’il ne peut en être autrement, Pierre Messmer annonce donc une longue tradition française : le soutien aux dictateurs africains et aux partis uniques.

Vers une « relation contractuelle »

Comment ces indépendances entreront-elles en vigueur ? Tel est l’objet de la suite du texte. Les mécanismes communautaires franco-africains disparaîtront au profit d’une « relation contractuelle » : « Les rapports entre la France et les pays indépendants d’Afrique seront définis par des conventions librement négociées et signées. » Bien que bilatéraux, et non plus communautaires, ces nouveaux textes – signés avec les nouveaux dirigeants africains en même temps que les indépendances – ne changeront pas fondamentalement la relation, puisque la France continuera d’assurer bien des fonctions régaliennes des États « indépendants ».

C’est le cas dans le domaine de « la Défense, parce que nous devrons continuer à l’assurer si nous ne voulons pas livrer l’Afrique à toutes les menaces extérieures ». Sur ce dossier,

un accord sera facile, laissant aux forces armées françaises la disposition de bases d’intérêt stratégique (notamment Dakar qui est la glande plaque tournante des liaisons maritimes et aériennes entre l’Europe d’une part, l’Afrique du Sud et l’Amérique du Sud, d’autre part) avec la libre circulation sur le territoire des États africains et nous confiant le soin de préparer et d’aider la formation de petites armées nationales dont la mission principale sera de participer au maintien de l’ordre intérieur.

C’est également le cas pour la « politique extérieure » parce que « c’est aujourd’hui le sujet qui intéresse le plus les gouvernements africains et les élites africaines ». Si les dirigeants des jeunes États se passionnent pour la politique étrangère, c’est non seulement parce qu’ils veulent faire reconnaître « leur personnalité » nationale sur la scène mondiale mais aussi, précise un ajout manuscrit, parce que « la politique internationale leur paraît plus noble et plus facile que leur politique intérieure dont ils commencent à trouver qu’elle pose des problèmes arides et ingrats ». Cependant, comme les jeunes États n’ont pas les moyens d’entretenir des ambassades dans le monde entier, « tous souhaitent nous confier le soin de les représenter dans d’autres capitales ».

Des accords seront également signés dans le domaine de « la monnaie », ajoute Messmer, parce que

aucun État d’Afrique n’a une économie lui permettant de créer une bonne monnaie africaine : tous sont obligés d’appartenir à une zone monétaire. Les États de la Communauté ont, en outre, un intérêt particulier à rester dans la zone franc parce que c’est la condition nécessaire du maintien de l’aide financière dont ils ont besoin. Ils demanderont à créer des Instituts d’émission propres à chaque État ou à des groupes d’États ; il semble que sous réserve des précautions d’usage, nous ne rejetterons pas cette demande. Ils demanderont à gérer le fonds de devises étrangères dont ils disposent ; c’est possible sans inconvénient.12

En somme, conclut le conférencier, « la définition de rapports contractuels entre la France et les États africains de la Communauté ne soulève pas de problèmes particulièrement difficiles ».

Concurrences mondiales

« L’indépendance de l’Afrique est désormais l’un des grands problèmes de la politique internationale », poursuit Messmer. Elle pose d’abord une question de frontières. Bien que des contentieux interafricains émergeront nécessairement – « c’est la maladie infantile du nationalisme » –, l’administrateur colonial se veut cependant rassurant sur ce point : « Les frontières africaines réputées artificielles – et qui l’étaient quand elles furent tracées – sont souvent devenues avec le temps naturelles et solides. » Si bien, d’ailleurs, qu’il est peu probable que l’unité africaine se réalise à brève échéance : « Le panafricanisme est un rêve dont la réalisation n’est pas pour demain. »

Mais cette fragmentation territoriale n’est pas sans poser un problème pour les équilibres mondiaux, car toutes ces nouvelles nations ne vont pas tarder à « envahir les Nations unies ». Cette dernière comptera donc « entre vingt-cinq et trente membres africains vers 1962 ou 1963 et le groupe afro-asiatique allié au groupe communiste pourra réunir la majorité des deux tiers dans chaque vote ». Conséquence probable : « les États-Unis et les pays de l’Europe manœuvreront pour limiter les pouvoirs de l’organisation internationale ».

Plus grave est la compétition internationale que susciteront ces indépendances en cascade. Car « le bénéfice que les gouvernements africains attendent de l’indépendance est une aide extérieure massive pour le développement de leur économie, l’élévation de leur niveau de vie, l’aisance de leurs finances ». Pour l’obtenir, ils mettront «  en concurrence les anciens colonisateurs, l’Amérique, la Russie, d’autres encore s’il s’en trouve ». Cette concurrence, qui favorisera la double pénétration des « méthodes marxistes de la Russie et surtout de la Chine » et des « capitaux de l’Europe et de l’Amérique », est « le contraire d’une politique de paix », avertit Messmer.

La situation est donc inflammable :

L’Afrique sera, à la fin du XXe siècle comme elle l’a été à la fin du XIXe siècle un des enjeux de la politique mondiale ; mais aux concurrents traditionnels, aux colonisateurs d’hier, Anglais, Français, Allemands, Belges, Portugais sont venus s’ajouter les deux plus grandes puissances du monde, la Russie et l’Amérique, en attendant que la Chine apparaisse à son tour.

« Une politique généreuse et intelligente »

Dans cette nouvelle ruée vers l’Afrique, la France conserve de précieux atouts. Le premier n’est autre que… Charles de Gaulle. Le général jouit d’un immense prestige en Afrique, affirme Pierre Messmer, et constitue donc une chance inestimable dans un contexte où « les hommes politiques africains sentent le besoin de s’appuyer sur des amis solides expérimentés, désintéressés ». Or c’est justement cette proximité humaine et ce climat de confiance qu’il s’agit d’instaurer : « L’objectif n’est plus de faire flotter son drapeau sur de nouveaux territoires, de les annexer et d’en exploiter les richesses ; il est d’acquérir l’amitié des gouvernements et des peuples, de s’en faire des alliés et même des amis ». De Gaulle semble être l’homme de la situation.

Le second atout de la France est sa longue expérience coloniale en Afrique : « c’est l’immense capital matériel et spirituel que représente l’œuvre des Français, officiers, missionnaires, administrateurs, médecins, enseignants, ingénieurs et commerçants ; c’est la politique généreuse et intelligente que tous les gouvernements français, sans exception, ont définie et fait appliquer depuis plus d’un siècle en Afrique noire. » Héritage de cette longue histoire, la langue française que l’on parle « depuis Port Étienne jusqu’à Élisabethville »13 permettra aussi de maintenir une forte emprise en Afrique. Si, par-delà l’indépendance, les Africains veulent conserver des « rapports d’une nature particulière » avec la France, « c’est parce qu’ils font confiance à notre force, à notre richesse, à notre générosité ».

Troisième et dernier atout identifié par Messmer : l’Europe. « Le fardeau [africain] est si lourd que nous ne pouvons le porter seuls », argumente-t-il. Grâce à l’alliance scellée avec ses voisins européens (le traité de Rome a été signé deux ans plus tôt), la France peut espérer y faire face : « Nous pouvons demander à nos partenaires européens de prendre leur part dans cette grande œuvre de solidarité humaine. Ils ont déjà accepté de s’engager sur cette voie, nous devons les pousser à y aller encore plus avant : c’est l’intérêt de l’Afrique, c’est l’intérêt de l’Europe et c’est aussi l’intérêt de la France. »

« La vocation africaine de la France »

Voici posé, en quatorze pages, le programme d’action de la France à l’orée des indépendances africaines. Un programme qui part du principe que les Africains sont incapables de jouir d’une pleine souveraineté. D’une part, les peuples africains seraient condamnés à la tyrannie : un atavisme ancestral les rendrait incapables de choisir eux-mêmes leurs représentants et de se gouverner eux-mêmes. D’autre part, les jeunes nations africaines, dirigées par des autocrates en puissance, signeront des accords de coopération qui prolongeront la tutelle française sur des secteurs aussi stratégiques que la défense, la monnaie ou la diplomatie.

La France pourra ainsi maintenir sa mainmise sur ses anciennes colonies africaines et poursuivre en toute quiétude sa politique impériale, sous le prétexte d’une aide généreuse aux peuples « moins avancés ». « L’indépendance de l’Afrique noire ne mettra pas un terme à la vocation africaine de la France car nous avons toujours pensé que coloniser c’était d’abord civiliser et l’œuvre de civilisation n’est pas achevée, conclut Pierre Messmer (voir la dernière page de son discours ci-dessous). Il nous faut changer les formes de notre action mais si nous avons la fermeté et la clairvoyance nécessaires notre place en Afrique peut être, demain, plus enviable encore qu’aujourd’hui. »

Dernière page du discours de Pierre Messmer.

N

Thomas Deltombe

Éditeur et essayiste. Il est l’un des auteurs du livre Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (La… (suite)

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