L’actrice Christine Citti : « #MeToo nous sauve la vie »

Après quarante ans à tourner au cinéma et à la télé, la comédienne raconte sa joie de jouer mais aussi un quotidien émaillé de violences sexistes et sexuelles dans une industrie souvent hostile aux femmes. « Enfin, les choses vont changer », espère-t-elle

Lénaïg Bredoux

18 février 2024 à 11h51

D’emblée, elle dit : « J’ai subi un inceste. » Ça ne fait pas deux minutes qu’elle est assise, à peine cinq qu’elle est arrivée dans les bureaux de Mediapart. Christine Citti pose le cadre. « Avec une amnésie traumatique. » La comédienne, au visage familier de celles et ceux qui ont beaucoup tourné pour la télé, a réfléchi avant de venir. Elle a prévenu ses enfants qui ont déjà trinqué. Ils et elles la soutiennent. « À fond », dit l’actrice. C’était une condition. 

Si elle dit tout ça, en guise de préambule, c’est qu’elle a compris que son parcours est « relié au fait d’avoir été un enfant incesté ». « Cela fait partie de l’histoire. » Alors disons-le, avec elle, pour commencer. 

Christine Citti est aussi scénariste, réalisatrice, elle a joué pour le cinéma et le théâtre, elle fut une héroïne du petit écran avec la série policière Éloïse Rome. À 61 ans, elle tourne moins. La faute à cette industrie qui a tendance à broyer les femmes – les jeunes quand elles sont la proie des prédateurs, les anciennes quand elles sont jugées hors d’usage.

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Christine Citti à Paris le 9 février 2024 © Sébastien Calvet / Mediapart

La comédienne veut parler pour les « plus jeunes ». « Si des femmes comme moi ne parlent pas, qui va le faire ? » Une fois installée dans la petite salle de réunion, Christine Citti est tout de même « un peu stressée ». « Mais je n’ai pas peur », dit-elle. Alors, allons-y. 

Enfin, une chose encore : avant la publication de cet entretien, l’actrice nous a rappelés, « un peu tremblante ». Elle avait des doutes. Elle se demandait si ses propos n’étaient pas « trop victimaires ». « J’ai été une victime… Mais je ne me vis pas comme ça. » Enfin, pas seulement, et heureusement.

Mediapart : Ces derniers jours, de nombreuses actrices, au premier rang desquelles Judith Godrèche, ont pris la parole pour dénoncer des réalisateurs prestigieux – Jacques Doillon, Benoît Jacquot… Que vous inspirent leurs récits ?

Christine Citti : D’abord, j’ai envie de pleurer. De les embrasser. De leur dire qu’elles sont fortes et courageuses. Ce qu’elles font est remarquable. #MeToo nous sauve la vie.

Toute la lumière est mise sur ces histoires parce que ce sont des actrices célèbres qui parlent de gens célèbres. Mais elles sont peut-être en train de sauver la vie des serveuses qui se font mettre la main au cul toute la journée, et qui se sentent sales quand elles rentrent chez elles. Ou des jeunes filles au pair qu’on emmerde… Ou celles qui ne savent pas encore nommer ce qu’elles ont vécu.

Cela m’est arrivé à moi aussi, et cela m’arrive encore, de ne pas mettre les mots. Je me dis que peut-être, enfin, les gens vont comprendre qu’il nous faut du temps pour parvenir à formuler ce qu’on a vécu. Je me dis que peut-être, enfin, les choses vont changer. Dans le cinéma, c’est une certitude. Au-delà aussi, espérons. Depuis deux mois, le #MeToo est vraiment effectif en France. 

Mais je m’en veux aussi, un peu. Il y a des gens et des événements dont je n’ai pas parlé.

De quoi vous sentez-vous coupable ?

J’en veux d’abord à moi-même. J’ai passé trop de temps dans ma vie à nier les choses, à être une victime et à obéir comme on me l’avait appris dans l’enfance. Ensuite, je m’en veux parce que j’ai été punie dans mon métier. Je me suis fait du mal à moi-même – et à mes enfants parce que je n’arrivais pas à leur expliquer pourquoi je passais par des phases très autodestructrices. Et quand on m’a fait du mal, je n’ai pas pu le dire.

Sur les tournages ou les productions de théâtre, j’ai toujours été capable de l’ouvrir face à des injustices sociales. Mais je ne l’ai jamais ouvert sur les choses faites aux femmes.

Pourquoi ?

C’était tabou. Par ailleurs, et mon enfance, et la société, et ce métier m’ont appris que c’était de ma faute. Je n’étais ni intellectuellement, ni analytiquement, ni physiquement armée pour penser autrement.

D’abord, l’inceste a tout conditionné. Il vous apprend à vous taire. On est sale. On pense que c’est de notre faute, puisque nous provoquons le désir. J’ai appris très tard à dire non. À comprendre ce qu’était le consentement. Dans mon travail et dans la vie de tous les jours. Chez moi, cela a été renforcé par l’amnésie traumatique : des choses ne pouvaient pas être entendues par mon cerveau. Cela m’a conduite à accepter des situations – tout était un grand flou, un grand bordel.

Je pourrais compter sur mes mains le nombre de réalisateurs qui se sont intégralement bien comportés avec moi.

Dès le premier film auquel j’ai participé, j’ai été confrontée au problème des agressions. C’était un petit rôle, j’avais 18 ans. Au deuxième jour de tournage, le réalisateur force la porte de ma chambre et me viole. J’ai pensé que c’était de ma faute, et je ne l’ai dit à personne. Le lendemain, je suis repartie par le train. Jusqu’à il y a trois jours, je ne l’avais jamais dit. 

À l’époque, vous êtes très jeune, vous débutez dans ce métier…

J’étais un bébé ! Je ne connaissais pas ce métier.

Cela a-t-il conditionné vos débuts de comédienne ?  

J’ai tout fait pour ne surtout pas être jolie, bien habillée… Je pensais que si je prenais 20 kilos de plus, on me foutrait la paix – attention, je ne suis pas grossophobe, mais les mecs si ! À l’école des Amandiers, puis dans les castings, je faisais tout pour ne pas être remarquée. C’est assez antinomique de vouloir disparaître et de vouloir être actrice. Mais c’est l’histoire de ma vie ! [Rires]

Travailler a-t-il été d’emblée plus difficile pour vous ?  

Oui. J’ai commencé dans les années 1980 : comme le dit Isabelle de la Patellière [une agente citée dans Libé – ndlr], tout le monde cherchait alors de la « chair fraîche ». Or je n’étais pas dans la séduction. D’une certaine façon, elle est inhérente au métier d’acteur ou d’actrice. Je ne parle pas de la séduction sexuelle. Mais du fait de se présenter au mieux à des gens.

Acteur ou actrice, c’est un métier de représentation. Mais je ne voulais pas. C’était très enfoui en moi. Quand j’avais 24-25 ans, on m’a beaucoup dit : « Si tu maigrissais, tu aurais beaucoup plus de boulot. » On me disait : « Viens à cette soirée, viens à cette projection, tu vas rencontrer des gens. » Je n’y allais pas. Ou alors en jogging, ou en ne parlant à personne.

Vous dites que vous avez une « peur des hommes »…

Oui, j’ai alors commencé à développer une peur des hommes de pouvoir et d’autorité. Cette peur devait être là depuis que je suis petite, sans que je le sache vraiment. C’est en faisant ce métier qu’elle a pris beaucoup de place. Je n’ai pas forcément eu peur dans ma vie privée, j’ai aussi rencontré des hommes formidables. Ce sont les hommes de pouvoir et d’autorité qui m’ont toujours fait peur.

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© Sébastien Calvet / Mediapart

Pourquoi ?

Au théâtre, j’ai toujours vécu des choses très belles et très respectueuses. J’ai rencontré un metteur en scène tyrannique. Et qui l’était sans doute davantage avec les femmes qu’avec les hommes ! Ce qui était sexiste en soi. Mais cela n’avait rien de sexuel. Je crois les femmes qui accusent et participent au #MeTooThéâtre. Mais j’y ai vécu plutôt une belle vie. 

À la télé et au cinéma, sans être une grande star, j’ai beaucoup travaillé. Je pourrais compter sur mes mains le nombre de réalisateurs qui se sont intégralement bien comportés avec moi. J’ai subi cinq agressions. C’est énorme. Les femmes de ma génération, nous ne nous accordions pas le droit de parler. Sinon, nous étions perçues comme des chieuses.

Voulez-vous nous dire ce que vous avez vécu ?

Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas toujours mis les mots – par exemple, je n’ai pas toujours parlé de viol pour qualifier certaines agressions. Ainsi, lors d’un tournage pour un téléfilm à Marseille, j’avais pris des somnifères pour dormir la nuit – je suis insomniaque, je le fais souvent. Un soir, je me suis réveillée : il y avait le réalisateur dans mon lit en train de tenter de me pénétrer. J’étais dans le coaltar, j’ai eu totalement peur. Je l’ai laissé faire.

Après, le lendemain, il a fait comme si de rien n’était. Et moi aussi sûrement. Voilà ce que je me suis fait à moi-même.

À la fin de la prise, tout le monde a éclaté de rire.

Sur la série Éloïse Rome [dont elle était l’héroïne – ndlr], j’avais contribué à choisir le réalisateur pour un des derniers tournages. Un jour, je vais récupérer mes affaires dans une sortie de pièce qui servait de loge. Il arrive derrière moi et, sans préavis, il me saute dessus, me tripote. Je le repousse… Et il ne se passe rien de plus. 

Dès le lendemain, j’ai subi un harcèlement moral sur le tournage. Il a dit que j’arrivais en retard, que je ne connaissais pas mon texte. C’était faux. Il a dressé toute l’équipe contre moi… Cela a été un cauchemar. Partout, il s’est répandu contre moi en prétendant que j’étais ingérable. C’est pour cela que j’ai arrêté la série. 

Vous n’avez rien dit de tout cela à la production ?

Non. J’ai prétexté vouloir faire autre chose. Mais sans cet événement, j’aurais encore fait une ou deux saisons, et je serais partie de manière beaucoup plus élégante. Y compris vis-à-vis de la production et de France Télé, qui m’en ont beaucoup voulu.

Après, j’ai été blacklistée à la télé… Je n’ai pas travaillé pendant deux ans, j’ai fait une grosse dépression. J’ai recommencé à travailler avec le film de Xavier Giannoli Quand j’étais chanteur [sorti en 2006 – ndlr], avec Gérard Depardieu. Sur les plateaux de télé, j’ai continué à entendre des gens dire que j’avais la réputation d’être une chieuse.

À l’époque, au début des années 2000, avez-vous pensé à porter plainte ?

Cela ne m’est jamais monté au cerveau ! [Rires.] De toute façon, on ne m’aurait pas cru. D’ailleurs là, on ne va pas me croire. On va me dire que je veux relancer ma carrière… Alors que vraiment, je suis loin de tout cela. J’ai toujours envie de faire ce métier. Mais j’ai fini de vivre la peine de moins le faire. J’ai envie de vivre et d’être heureuse. J’ai 61 ans et je suis en pleine capacité désormais d’accueillir toutes les jolies choses de ce métier.

Après, vous avez à nouveau tourné pour le cinéma… Cela s’est-il bien passé ?

Oui. Enfin, si on peut dire… [Rires.] Sur Quand j’étais chanteur, j’étais très fragile : je n’avais pas tourné depuis deux ans, et j’étais très fière de faire ce film et de tourner avec Gérard Depardieu.

Xavier Giannoli a été très dur avec moi. J’étais encore le Petit Chaperon rouge à l’époque. Ma fragilité était visible. Très vite, il m’a trouvée nulle, il me criait dessus. Depardieu a pris ma défense ; il a menacé de quitter le tournage s’il continuait. Lui, je l’appelais « Shrek », l’ogre méchant et gentil à la fois.

Car j’ai vu aussi son attitude avec les femmes sur le plateau. Depardieu parlait sans arrêt de « moules », de « chattes ». Il a dit à une assistante opératrice que sa « petite moule devait sentir bon » – ou « mauvais ». Un jour, lors d’une scène avec un contrechamp, la caméra est sur moi. Nous sommes autour d’une table. Je lui parle et sa main fait un geste étrange, il est en train de se masturber. J’ai continué à parler, mais j’étais perturbée…. À la fin de la prise, tout le monde a éclaté de rire – sauf un ingé son. Il n’a jamais recommencé.

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J’ai raconté cette scène après, mais comme un truc dingue, pas un truc dégueulasse. Comment moi, alors que j’avais 45 ans, j’ai pu minimiser à ce point ? Depuis, j’ai découvert les témoignages et les plaintes que le visent – je ne doute pas de leur parole.

Vous avez peut-être minimisé parce que les gens riaient sur le plateau…

Ce tournage était de toute façon très dur. Sur d’autres plateaux, j’ai pu constater que les plus jeunes – de 30, 40 ans – ne riaient pas. Ce sont souvent les chefs de poste qui rient – le chef op’, le chef son, le réal… Ceux qui sont haut dans la hiérarchie. Attention, il y a aussi des mecs de 50, 60, 70 ans qui ont toujours été féministes et qui se sont toujours bien comportés. 

De toute façon, le monde va changer. Soit parce que les hommes auront compris, réellement. Soit parce que ceux qui voudraient voir perdurer de tels agissements auront désormais peur. C’est la fameuse phrase selon laquelle la peur change de camp.  

Comment avez-vous réussi à mettre les mots comme vous le faites aujourd’hui ?

J’ai mené un travail sur moi-même. J’ai ressenti beaucoup de colère, je la ressens encore et j’espère que les jeunes générations ne vivront pas ce que nous avons subi. Et puis, je me dis que je ne veux plus raser les murs.

Je rase les murs depuis tant d’années, je ne veux plus. Je veux marcher au milieu du trottoir. Et je veux que toutes les femmes puissent marcher au milieu du trottoir.

Lénaïg Bredoux

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