Accrochée au mur de son bureau, une carte du monde crayonnée de longs jambages noirs comme une grosse araignée jetant ses pattes sur l’Europe de l’Est, l’Asie, l’Amérique centrale. Ce sont tous les voyages réalisés par ce retraité de 72 ans, heureux de vivre et en bonne santé, juriste qui fit carrière dans le bâtiment. Une ouverture sur le monde héritée de ses ancêtres, juifs d’Espagne pour les Léon bien sûr, mais aussi juifs du pape pour la branche Bédarrides, marranes portugais pour les Da Costa, chocolatiers renommés à Bordeaux au 19ème siècle, protestants allemands par sa mère. On trouve encore dans cette généalogie mélangée un officier de l’armée de Napoléon, dignitaire maçonnique affilié aux Carbonari. Un œcuménisme fondateur pour le jeune garçon qui avait 16 ans quand son père en janvier 1944, puis sa grand-mère en février, furent arrêtés à Bordeaux. Enfermé dans la synagogue, son père fit parti du convoi du 12 janvier via Drancy. Sa situation de conjoint d’aryen et les efforts déployés par son épouse lui épargneront le départ pour Auschwitz. Rapatrié à  Bordeaux, il sera affecté à la construction de la base sous- marine. Libéré en août 44, affaibli par ces travaux de force, il succombera en 52.

Noémie Abigaïl Da Costa, sa grand-mère, arrêtée à 73 ans pour remplir les ultimes convois réclamés par les Allemands, sera d’abord internée  plus de 3 mois à Mérignac. Intégrée au convoi du 13 mai, le 19 mai, c’est le wagon plombé via Auschwitz. Un dernier message envoyé de Drancy: « Mes chéris, un mot à la hâte, pars demain pour Metz, je crois ».En 46, sa famille apprend par un jugement déclaratif de décès qu’elle est décédée le 2 mai avec cette précision: «  morte pour la France ».   

« D’abord, il faut préciser que je ne suis pas à l’origine du procès. C’est M. Slitinsky, il faut lui rendre cet hommage, et surtout M. Matisson qui ont lancé cette affaire. J’ai été choqué lorsque je l’ai appris  par le fait, alors que la procédure avait été annulée et donc les poursuites remises en cause, que Papon avait assigné en diffamation les plaignants. J’ai trouvé qu’il était un peu gonflé et c’est là que j’ai décidé  de m’associer à la démarche  pour des raisons qui n’ont rien à voir avec celles de certains membres de la communauté juive, communauté qui a d’ailleurs beaucoup tardé à se porter partie civile. Pour moi,  c’est un problème de principe : celui des  droits de l’homme. A partir du moment où un haut fonctionnaire comme Papon a fait ce qu’il a fait, il doit être sanctionné. On a actuellement encore  des problèmes, que ce soit  au Kosovo maintenant, au Rwanda il n’y a pas si longtemps,  en Somalie ou dans les pays russes au temps de l’Afghanistan, il y a des violations des droits de l’homme et je pense que tous ceux qui se rendent coupable de ce genre de violations doivent être pourchassés et punis dans la mesure du  possible. Quelles que soient les raisons qui ont conduit un pouvoir dictatorial à contraindre les gens, uniquement en fonction de leur religion, de leur naissance, c’est  un devoir de citoyens de le faire.  Et cela n’a rien à voir avec le fait d’être juif ou pas juif ou toute autre chose. C’est donc pour ces raisons-là que je me suis résolu. Maintenant, la sanction, pour moi, elle était déjà acquise à partir du moment où la justice de notre pays, qui se veut un état de droit, avait fait l’effort, cette chose extraordinaire, de conduire aux assises un ancien préfet. Le seul fait qu’il ait été traduit devant les assises avait été notre victoire. Dans ces conditions,  la sanction ultérieure m’importe peu. Qu’il ait pris 10 ans, 15 ans, ou 20 ans m’importe peu. De toute façon, vu son âge il ne fera pas de prison. Il ne faut pas se leurrer. D’ailleurs tout ce que l’on essaye, c’est qu’il meure avant d’avoir un résultat définitif. Mais il y a eu un tel impact médiatique, autour de ce procès et hors de ce procès en France et à l’étranger,  un tel retentissement que c’est un pas vers un tribunal international, vers une prise en compte telle de ces crimes, que plus rien ne sera plus puni. On le voit en France dans d’autres domaines, la justice n’hésite plus à mettre en examen des hommes importants que ce soit des financiers, des hommes politiques, des P.D.G., ils sont mis en examen, ce qui était impensable il y a seulement 20 ans. Et ça, c’est un pas vers la justice, vers le droit, c’est pourquoi j’ai été content de m’associer à ce procès.

Le rôle du procès comme révélateur de tabou?

Bien sûr, le procès a permis un travail de mémoire, il a fait prendre conscience d’un certain nombre de choses qui avaient été effacées. Après la guerre, la politique avait d’autres chats à fouetter. Je ne veux pas pour autant dédouaner le pouvoir, notamment gaulliste qui a blanchi un certain nombre de coupable parce qu’il en avait besoin pour remettre en route le pays. Pour des  raisons d’opportunité politique, on peut le comprendre mais il n’était pas mauvais de remettre les choses en place. Tout n’est pas noir, tout n’est pas blanc, pas de manichéisme en l’affaire, on peut regretter ces opportunités politiques.   Actuellement il ne faudrait pas que la communauté juive en  prenne prétexte pour réclamer trop de chose, se remettre trop en avant. Moi, il y a une chose qui me gêne, que ce soit la communauté juive  parisienne ou même ici, ou les maghrébins, c’est quand ils affirment trop leur identité vis à vis du reste de la population   A partir du moment où vous manifestez une identité qui peut être choquante, vous entraînez par voie de conséquence  des réactions, et ces réactions elles sont toujours négatives, alors on est en train d’essayer de créer une certaine harmonie entre les gens dans la mesure ou des minorités manifestent leur différence, elles créent des oppositions, des antagonismes, et de la xénophobie et c’est à mon point de vue regrettable…D’ailleurs c’est le fait aussi que la communauté juive française est actuellement pour une bonne part constituée de rapatriés d’Afrique du Nord, des anciennes communautés juives de Bordeaux , il ne reste pratiquement personne, ils ont tous disparu, les vieilles familles juives bordelaises il n’y en a plus, ces séfarades portugais, espagnols, les juifs du pape….

Comment avez-vous vécu  personnellement le procès…?

Pour tous les gens qui étaient là, quelles que soient les différences, quelles que soient les motivations, on avait en commun de se retrouver ensemble pour mener cette action. Ça a entraîné des liens, des retrouvailles chez les uns et chez les autres, tout le monde appartenait à cette famille soudée autour du même objectif.

Cette histoire, vous l’aviez oubliée?

On n’oublie pas, on vit avec, on en parle pas. C’est une partie de ma vie…on m’a volé mon adolescence. J’avais entre 13 et 17 ans et j’ai vécu une période difficile quand j’ai vu mon père arrêté, ma grand-mère arrêtée, je me suis vu chef de famille à 16 ans …c’est  …j’ai pas eu les mêmes problèmes que Matisson par exemple qui a dû fuir, s’occuper de ses petits neveux et nièces… moi je suis resté à Bordeaux. Je suis un privilégié parmi eux mais il en reste pas moins que je suis allé voir à Mérignac ma grand-mère pour lui porter à manger,  les gardes républicains qui étaient là nous recevaient avec des fusils, alors ça impressionne , on se demande ce que l’on a fait pour ça. Mes enfants savaient mais on en a jamais parlé. Ma femme aussi savait puisqu’elle a vécu ça, elle habitait à côté de chez nous. D’ailleurs quand on s’est fiancé, sa mère tenait un commerce et une cliente lui a dit: « vous n’allez pas laisser votre fille épouser ce garçon, c’est un juif », c’était quand même 7 ans après la guerre, elle est quand même venue le lui dire! Ma belle-mère lui a répondu: «Juif? Peut-être, j’en sais rien, tout ce que je sais, c’est que c’est un brave garçon, et que ma fille sera heureuse avec lui, alors le reste importe peu. ».

Vous dites, on vit avec, on en parle pas. Pourquoi?

 Les moments difficiles, on n’en parle pas. J’ai jamais voulu depuis la guerre revoir les films sur la Shoah, sur les camps de concentration, les films sur la guerre, on les voit jamais ici, ce sont des choses que l’on ne regarde pas. Je suis allé à Auschwitz il y a deux ans. Je  me suis retrouvé à Auschwitz Birkenau, sur le quai de débarquement des convois le jour anniversaire de ma grand-mère le 14 juin, et là j’ai retrouvé ma grand-mère, et je l’ai vraiment enterré. C’était à cause du procès. C’est aussi à cause du procès que mes enfants en ont parlé, mes petites filles ont  suivi certaines audiences, elles se sentaient très impliquées. L’une de mes petites filles, catholiques, qui a fait sa communion porte l’étoile juive, sa mère a porté l’étoile juive à côté de sa croix catholique…

Il est resté inconsciemment l’impression d’une certaine culpabilité d’appartenir à une race maudite,  l’impression que si ça se savait, si ça se voyait, on m’en voudrait et je pourrais avoir dans ma carrière, dans ma vie, dans mes amitiés, des problèmes. Ça c’est quelque chose de très fort. Si je l’avais été  réellement, j’aurai alors peut-être voulu l’affirmer et me battre pour le faire respecter, mais je ne l’étais pas, j’avais, comme on dit le cul entre deux chaises…il faut des années pour reprendre le dessus.

dessin d’audience Édith Gorren (edith gorren.fr)

Perinde ac cadaver; (1) dans votre déposition, vous avez cité saint Ignace de Loyola pour aborder le devoir de désobéissance?

Perinde ac cadaver, c’est en effet le terme que Saint Ignace de Loyola impose aux membres de la Compagnie de Jésus, mais ils ont le droit de désobéissance dans la mesure où ça choque leur conscience …je pense qu’en tout état de cause, Papon ne s’est jamais posé la question, c’était un carriériste, il n’avait pas d’opinion. Selon les termes d’Edgar Faure, ce n’est pas le vent qui tourne, c’est la girouette. Il ne s’est jamais posé de question de conscience. S’il s’en était posé, il n’aurait pas pu obéir sans réflexion aux ordres  qui lui étaient donnés, sans se poser de question par rapport à ces gens qui n’avaient rien fait, qu’il arrêtait simplement parce qu’ils appartenaient à une religion différente. Et il savait bien où il les envoyait…Dire qu’il les envoyait à la mort, il n’était pas forcé de le savoir mais il les envoyait pas au Club Med en vacances, ils les envoyaient dans des camps de concentration où le résultat était assez problématique. Car, même dans les camps de concentration en France, que ce soit à Gurs ou ailleurs, le nombre de décès était quand même très important. On savait bien que là-dedans, on n’y allait pas pour rigoler ; alors quand on envoyait des enfants ou  des femmes âgées en camp de concentration, il savait bien qu’ils n’en reviendraient pas. Même s’il n’avait pas la preuve de la finalité de la Shoah. Alors le devoir de désobéissance, c’est ça, à partir du moment où on a un tantinet de sentiment d’humanité, ou on est un peu imprégné par les droits de l’homme, il est difficile d’admettre de pouvoir obéir sans réflexion et sans réaction à tous les ordres qui vous sont donnés, quels qu’ils soient. C’est la théorie des baïonnettes intelligentes qui a été développé dans l’armée. Même si quand j’étais officier de réserve, on m’a appris que la discipline, c’est la force principale des armée etc. etc. il n’en reste pas moins que celle-ci aussi a évoluer et qu’actuellement on ne permettrait pas… même un officier a le droit de refuser un ordre s’il est inhumain et s’il choque sa conscience.   Papon aurait dû peut-être se poser cette question et ne pas le faire ».

Vous avez conclu à l’époque: » mais Papon a-t-il une conscience? »

Oui, c’est ce que je pense, je pense que ce n’est pas un homme. Même là, pendant le procès, vous l’avez vu dans son bloc, ce n’était pas un homme normal. C’était le préfet, l’ancien ministre, qui était là et qui balayait d’un revers de main toute cette valetaille qui venait lui chercher de mauvaises raisons. Si c’était à refaire, il le referait, il n’avait de considération que pour le président, parce qu’il dépendait un peu de lui, un peu moins pour le procureur et l’avocat général et pas du tout pour les autres…

C’est une affaire qui a duré presque 20 ans, 13 ans pour vous puisque c’est en 87 que vous décidez de porter plainte. Est- ce que ça vous a changé…

Au plan personnel, ça m’a permis de faire resurgir un certain nombre de choses et de les regarder avec plus de recul et peut-être  plus de sang-froid.

Ce qui fait qu’après tout, je suis ce que je suis, sans arrière pensée alors que pendant des années, ça me gênait de dire que …etc. la 2éme chose, ça m’a permis d’en parler avec mes enfants, ma famille, et  de rechercher ma généalogie vers l’Allemagne en particulier, j’ai retrouvé des traces dans la Ruhr. Ma mère était boche pour reprendre l’expression de Papon…je suis remonté jusqu’en 1650   et ça intéresse mes enfants qui jusque là ne s’étaient pas posé de question. Et puis  je suis content d’avoir fait ça car j’estime que c’était mon devoir et puis on est content quand on a fait quelque chose de porteur pour l’avenir car il faut que dans le monde petit à petit, ses choses remontent à la  surface et que de plus en plus de gens  se battent pour que règne la justice… »

Propos recueillis par Jean-François Meekel  Automne 1998

1 : perinde ac cadaver, littéralement comme un cadavre, un corps mort, en l’occurrence chez les moines du désert de la Compagnie de Jésus, l’idéal ascétiques d’obéissance, la totale disponibilité.

Claude Michel LÉON décédé à Talence  le 2 août 2020 à l’âge de 93 ans.

A suivre Maurice-David Matisson

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