L’armée israélienne a annoncé, samedi, qu’elle préparait une « attaque par voie aérienne, maritime et terrestre » sur la bande de Gaza. Si elle a lieu, cette opération en milieu urbain risque d’être particulièrement meurtrière, éprouvante, et sera largement compliquée par le vaste réseau de galeries souterraines du Hamas.

Justine Brabant

14 octobre 2023 à 19h34

La guerre entre Israël et le Hamas pourrait très bientôt entrer dans une troisième phase. Après les attaques terroristes perpétrées par la branche armée de l’organisation palestinienne le 7 octobre, puis les bombardements et le siège de la bande de Gaza menés en représailles, Tsahal pourrait passer à l’offensive terrestre.

C’est ce que laissaient présager les messages intimant aux Gazaoui·es de fuir vers le sud ainsi que les images de chars massés à la frontière entre Israël et l’enclave palestinienne. C’est ce que semblent confirmer les déclarations, samedi 14 octobre en fin de journée, de l’armée israélienne, qui a dit se préparer à une vaste campagne à Gaza incluant une « attaque intégrée et coordonnée par voie aérienne, maritime et terrestre ».

Les troupes israéliennes ont déjà envahi à deux reprises la bande de Gaza : en 2009 lors de la deuxième phase de l’opération « Plomb durci », puis en 2014 lors de l’opération « Bordure protectrice ». Dans le premier cas, elles y avaient combattu durant quinze jours ; dans le second cas, pendant dix-neuf jours. Les deux avaient conduit à des milliers de morts palestiniens et des dizaines de morts israéliens.

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Un homme marche dans les ruines d’un bâtiment détruit par une frappe israélienne, dans la ville de Gaza, le 7 octobre 2023. © Saher Alghorra / Middle East Images via AFP

L’offensive en préparation pourrait être d’une tout autre ampleur. Israël aurait massé environ 400 000 soldats et plus de 300 chars pour cette opération, dénombre John Spencer, titulaire de la chaire d’études sur la guerre urbaine du Modern War Institute (MWI) de l’académie militaire de West Point, aux États-Unis.

La géographie des lieux, la nature des combats, la détermination et le degré de préparation des combattants du Hamas, mais également l’enjeu des victimes civiles palestiniennes et celui des otages israélien·nes sans doute détenu·es à Gaza font que si elle était effectivement décidée, cette opération terrestre représenterait pour les troupes israéliennes « le plus grand défi de leur vie », assure John Spencer, lui-même ancien officier d’infanterie.

Arsenal important du Hamas

Première question déterminante : celle des armes dont disposent les combattants qui se trouvent à Gaza.

Les attaques menées par la branche armée du Hamas le 7 octobre dernier ont démontré que l’organisation était parvenue, en dépit des blocus de la bande de Gaza, à accumuler un très important arsenal de roquettes et de missiles afin d’attaquer des cibles se trouvant à des dizaines de kilomètres, sur le territoire israélien. Dès les premières heures de son attaque, le Hamas a revendiqué avoir tiré une première salve de 3 000 roquettes (l’armée israélienne évoquant pour sa part un chiffre, relativement proche, de 2 500). D’autres salves ont eu lieu depuis.

À l’issue de la guerre qui avait opposé Israël au Hamas en avril et mai 2021, des officiers israéliens estimaient que l’organisation disposait encore d’environ 8 000 roquettes. Elle a eu deux ans et demi pour compléter son arsenal.

Même si conduire des frappes à distance contre des villes israéliennes est très différent de faire face à une offensive terrestre en milieu urbain, une partie de cet important stock pourrait tout de même être utilisé en cas d’incursion de Tsahal à Gaza. Ces roquettes pourraient servir, en particulier, à frapper des postes de commandement et d’autres points de rassemblement de troupes et de matériel à l’arrière du dispositif israélien.

Et ces derniers seront probablement nombreux : étant donné le nombre de soldats qui pourraient entrer dans Gaza, Tsahal devra nécessairement organiser « un soutien arrière massif et des zones de transit », note le site spécialisé The Drive. Or ces zones « seront remplies de carburant et de munitions explosives, ce qui en fera des cibles particulièrement intéressantes » pour ses adversaires.

Israël compte certainement sur son système de défense aérien (le fameux « Dôme de fer ») pour se prémunir de telles attaques, mais celui-ci a ses limites, comme les événements du 7 octobre l’ont démontré.

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Le Hamas et ses alliés disposent-ils également d’armes utiles pour le combat rapproché en milieu urbain, et en quelles quantités ? L’organisation ne semble pas manquer d’armes légères – les plus faciles à obtenir. Quid des armes nécessaires pour affronter les véhicules blindés et chars lourds qu’Israël est en train de masser aux abords de la bande de Gaza, et qui seront à coup sûr utilisés en cas d’offensive terrestre ?

L’organisation semble avoir, là encore, l’arsenal adapté. Elle disposait déjà, lors de l’opération israélienne « Bordure protectrice » de 2014, de nombreuses armes antichar incluant des missiles antichar russes Malioutka et Kornet, et des lance-roquettes RPG-29, relativement modernes et très faciles à déplacer.

Ces armes peuvent singulièrement compliquer les manœuvres des soldats cherchant à progresser en milieu urbain. « Lors de la bataille de Marioupol [en Ukraine]en 2022, quelques milliers de défenseurs ont utilisé des lance-missiles Kornet, NLAW et Javelin, ainsi que d’autres missiles antichar pour détruire de nombreux véhicules russes », parvenant, malgré leurs effectifs réduits, à « retenir plus de 12 000 soldats russes et finalement tenir leur ville pendant plus de quatre-vingt jours », rappelle John Spencer, de l’académie militaire de West Point, dans un article récent.

Combattre dans des ruines, une difficulté supplémentaire pour Tsahal

Ces batailles en milieu urbain sont, historiquement, extrêmement éprouvantes, tant pour les assaillants que pour les combattants retranchés. « Vous ne pouvez pas vous reposer, il y a une pollution sonore permanente, des bruits, les ruines partout, des difficultés à se ravitailler, à manger, boire de l’eau potable. C’est un combat sans repos », rappelle l’historien militaire – et chroniqueur chez Mediapart – Cédric Mas. Il s’agit probablement de l’un des facteurs expliquant qu’Israël ait appelé des centaines de milliers de réservistes – afin de permettre des rotations régulières de soldats se fatiguant rapidement.

D’autant que la forme des probables combats à venir – une opération dite de « contre-insurrection » – sera au désavantage de Tsahal. « C’est la configuration la plus compliquée » pour des armées régulières, pointe Cédric Mas. « Les villes sont un terrain difficile qui agit comme un égalisateur de puissance : les armées régulières perdent leur avantage », analyse notre chroniqueur, qui convoque à l’appui plusieurs exemples historiques. « Très peu d’opérations de contre-insurrection en milieu urbain ont réussi. Et quand elles ont réussi, cela a toujours été avec un coût humain très lourd pour les civils – qu’on pense à la deuxième bataille de Falloujah [en 2004], à la reconquête de Mossoul [en 2016-2017] ou encore à la reconquête de Saïgon après l’offensive du Têt. »

Outre les roquettes et les armes antichar du Hamas, les unités israéliennes qui pénétreront dans la bande de Gaza ont toutes les chances d’être également ciblées par des embuscades, des snipers, des engins explosifs improvisés et des attaques kamikazes.

La campagne de bombardement de Gaza déjà en cours devrait, de ce point de vue, encore compliquer la tâche de l’armée israélienne. « Cela a été expérimentépendant la guerre d’Espagne,lors de la bataille deStalingrad et ailleurs : quand vous faites des ruines, vous faites autant d’abris supplémentaires pour les défenseurs [de la ville]. Prendre des ruines est encore plus difficile que prendre des bâtiments qui sont sur pied », rappelle Cédric Mas.

Jeudi 12 octobre, les forces armées israéliennes ont annoncé avoir largué 6 000 bombes en cinq jours sur la bande de Gaza. Ce déluge de feu s’est poursuivi depuis. Les décombres, gravats, carcasses de voitures et autres objets jonchant le sol après les bombardements pourraient se transformer en terrain propice pour dissimuler pièges chargés d’explosifs et autres mines.

Guerre largement souterraine

Autre particularité, sans doute déterminante, de la bataille qui s’annonce : le sous-sol de Gaza est parcouru de centaines de tunnels, s’étendant sur des dizaines de kilomètres. Le réseau qu’ils constituent, jalonné de bunkers, est tellement élaboré qu’il est parfois surnommé « le métro de Gaza ».

À la différence des tunnels utilisés pour pénétrer sur le territoire israélien – qui ne servent généralement qu’une fois –, ceux s’étirant sous la bande de Gaza sont fortifiés, mieux équipés et probablement plus adaptés à une présence prolongée.

Ce réseau pourra servir doublement aux combattants du Hamas : à des fins offensives, « pour manœuvrer les attaquants sous terre, et pour rester à la fois cachés et protégés afin de mener des attaques surprises », et à des fins défensives, « pour se déplacer entre les positions de combat afin d’éviter la puissance de feu de Tsahal et ses forces au sol », prédit John Spencer.

Combattre sous terre a des implications très concrètes. Outre que les soldats n’y sont pas libres de leurs mouvements et qu’ils s’exposent à de possibles guet-apens, ils ne peuvent par définition pas y disposer d’appui aérien, et les communications y sont très limitées.

Cette configuration rappelle la bataille de Mossoul, en 2017. La reprise de la ville, sous laquelle l’État islamique avait également creusé de nombreux tunnels, avait pris neuf mois et mobilisé plus de 100 000 soldats irakiens. À un prix humain et matériel extrêmement élevé : à l’issue de la bataille, la ville n’était quasiment plus que ruines.

Le Hamas a eu tout le temps nécessaire pour piéger l’ensemble du réseau [de tunnels souterrains].

Daphné Richemond-Barak, enseignante et spécialiste de la guerre en milieu souterrain

« Les dirigeants [du Hamas] s’y cachent, ils y ont des centres de commandement, les utilisent pour le transport et pour leurs communications. Ils sont électrifiés, éclairés et disposent de voies ferrées »,détaille Daphné Richemond-Barak, enseignante à l’université privée Reichman de Herzliya (Israël) et autrice d’un livre sur la guerre en milieu souterrain (Underground Warfare, Oxford University Press, 2018).

Elle émet plusieurs hypothèses sur ce qui pourrait attendre les militaires israéliens qui tenteraient d’y entrer. « Le Hamas a eu tout le temps nécessaire pour piéger l’ensemble du réseau.Il pourrait simplement laisser les soldats pénétrer dans le réseau de tunnels puis tout faire sauter », avance-t-elle, ou encore « kidnapper [les soldats lors d’attaques surprises] ».

Ce réseau de tunnels servira-t-il uniquement au Hamas à des fins militaires ou ses bunkers pourraient-ils également constituer des abris pour les civils palestiniens ? Cela reste à déterminer. Dans une vidéo mise en ligne le 12 octobre, un porte-parole des forces armées israéliennes assure que « ce ne sont pas des bunkers pour les civils de Gaza ; c’est uniquement fait pour permettre au Hamas et aux autres terroristes de continuer de tirer des roquettes vers Israël ». La réalité pourrait être plus complexe, avec un Hamas qui pourrait laisser des civils y entrer par endroits, non pas pour les protéger mais afin de compliquer encore la tâche des soldats israéliens qui voudraient détruire ces tunnels.

Armes dystopiques et bataille « terriblement meurtrière »

Pour se frayer un chemin dans ce dédale souterrain, et plus globalement dans ce milieu urbain très dense et jalonné de pièges, les forces armées israéliennes pourraient également utiliser leurs technologies les plus sophistiquées en matière de drones et de robots. Tsahal disposerait en effet de petits véhicules sans pilote utilisés pour les repérages et de drones conçus pour se déplacer (et même tuer, si l’on en croit certains clips promotionnels dystopiques) à l’intérieur de bâtiments.

Des explosifs spécifiques, dits « anti-bunker » (« bunker buster » en anglais), permettent théoriquement de détruire des cibles souterraines. Ils sont conçus pour s’enterrer profondément dans le sol avant d’exploser – les modèles les plus récents allant théoriquement jusqu’à 30 mètres sous terre. Ce type de bombe cause des dégâts massifs, risquant en particulier de faire exploser les fondations d’habitations alentour, avec un risque de dégâts civils particulièrement élevé en milieu urbain. Israël a acheté des bombes de ce type, de modèle GBU-28, aux États-Unis dès 2005. Ses forces armées les ont déjà utilisées dans la ville de Rafa, au sud de Gaza, en 2009.

« Dans tous les cas, cela sera terriblement meurtrier », prédit Cédric Mas. L’historien relève que l’issue de cette bataille ne sera pas qu’une question de victoire ou de défaite militaire. « Une guerre des images va se jouer, dans les perceptions des opinions internationales, et plus [l’offensive israélienne à Gaza] va durer, plus il risque d’y avoir d’images qui vont annihiler l’horreur des crimes du Hamas et rendre l’opération contre-productive. Parfois, certains succès militaires sont des défaites politiques. »

Justine Brabant

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