A la (re)découverte des classiques africains (4). Dans son neuvième roman, Nadine Gordimer imagine une héroïne défier la norme dans ce pays impossible où le racisme et l’iniquité sont à la base des lois.

Par Kidi Bebey

Nadine Gordimer, Prix Nobel de littérature 1991, à Johannesburg le 8 février 2005. RADU SIGHETI / REUTERS

Dans le train qui la ramène vers sa famille pour les vacances, une jeune pensionnaire se débarrasse de son uniforme et décide de changer de prénom. Elle s’appelait Kim, elle sera Hillela. « La seule Hillela parmi les Suzanne, les Claire et les Fiona. D’où sortait ce prénom ? Aucune idée », ironise sa créatrice Nadine Gordimer.

Au passage, l’écrivaine sud-africaine nous fait un clin d’œil : et si ce changement d’identité symbolisait la liberté de chacun d’agir ou de penser à sa guise, en dépit des règles et des lois ? Et s’il préfigurait les changements à venir de toute la société ?

Ainsi commence Un caprice de la nature, le neuvième livre de Nadine Gordimer, paru en 1987 et dont l’histoire se passe en Afrique du Sud, durant l’apartheid. Au fil des pages du roman, on observe Hillela défier la norme dans ce pays impossible où le racisme et l’iniquité sont à la base des lois.

Avec cette vaste fresque embrassant une quarantaine d’années, celle qu’on a appelée « la grande dame » de la littérature sud-africaine nous offre un exemple parmi les plus aboutis de son savoir-faire, aussi bien que de sa vision du monde.

Libérer le pays

Nadine Gordimer nous entraîne tout d’abord à la suite de son héroïne Hillela, élevée par ses oncle et tante activistes blancs. Joe est un avocat qui défend des clients noirs, tandis que son épouse Pauline milite et se mobilise pour toutes les causes, « contre les lois sur le Pass [système interne de passeport conçu pour séparer racialement les populations], contre l’apartheid à l’université, contre le déplacement des populations noires ».

Hillela va littéralement appliquer les principes de cette conscience abolitionniste en mettant la liberté et l’égalité au cœur de ses choix de vie. Adolescente transgressive, elle se lance précocement dans la vie adulte. Entre emplois et rencontres multiples, les débuts s’avèrent chaotiques pour la jeune femme dont la soif d’expériences se double d’une absence totale de tabous.

Mais son destin prend un tour exceptionnel lorsqu’elle croise la route de Whaila Kgomani, un leader politique noir dont elle devient la compagne. Hillela va connaître l’exaltation fiévreuse d’une vie consacrée au projet le plus révolutionnaire qui soit : libérer l’Afrique du Sud.

Les deux amants voyagent à travers le monde à la recherche de soutiens de la communauté internationale. Ils représentent alors aux yeux de tous « l’incarnation de leur credo politique et éthique, l’unité sans distinction de races face à l’oppression d’une race », même si, dans leur pays, ils connaissent le quotidien d’un couple mixte perpétuellement soumis au danger et à la clandestinité. Quand la mort vient frapper Whaila, Hillela porte la promesse d’une vie… mais Nadine Gordimer réserve à son héroïne un avenir encore riche et complexe.

Un roman visionnaire

A ce premier fil narratif, s’ajoute une seconde trame reliant le parcours d’Hillela à l’actualité géopolitique du monde. De même que Whaila milite à l’ANC (le Congrès national africain), d’autres organisations – le Front de libération du Mozambique, la CIA, le KGB – apparaissent au long des pages, ainsi que de nombreux patronymes authentiques (Kwame Nkrumah, Fidel Castro, Nelson Mandela…), et des événements historiques.

Tous ces éléments entremêlés à la fiction permettent de rapprocher toujours plus le récit du réel. Et c’est ainsi que, brillamment, Nadine Gordimer révèle son ambition : utiliser toutes les ressources romanesques possibles afin d’imaginer une Afrique du Sud du futur, devenue un État multiracial et démocratique à la proue du continent. Au terme de ses tribulations d’amante et d’activiste, Hillela devient première dame, mère d’une enfant métisse et mariée à un président noir.

Considéré par certains critiques comme une « saga idéaliste » à sa parution, Un caprice de la nature a paru visionnaire quatre ans plus tard, lors de l’abolition de l’apartheid, en 1991. C’est que, comme dans ses autres titres célèbres – Feu le monde bourgeois (1966), Le Conservateur (Booker Prize, 1974), Fille de Burger (1979), Ceux de July (1981) –, Nadine Gordimer dépasse largement l’itinéraire sentimental de son héroïne pour dénoncer l’aberration du régime sud-africain et son cortège de violence.

« Dans une autre région du pays, on assassinait les policiers noirs considérés comme des collaborateurs du gouvernement ainsi que quelques rares policiers blancs. Mais il n’y avait pas d’attaques dirigées vers des banlieusards ou des fermiers blancs ; pas à cette époque, pas encore »,écrit-elle, comme si elle annonçait les insurrections futures.

Sous l’apartheid, sa démarche inlassable a longtemps mécontenté les dirigeants de son pays, qui interdisaient la vente de ses livres. Mais la romancière, Prix Nobel de littérature en 1991, saluée à travers le monde et traduite dans une trentaine de langues, a poursuivi sa carrière avec obstination.

« Comment puis-je oublier qu’enfant on m’avait ­appris à ne jamais me servir d’une tasse dans laquelle avait bu notre servante africaine ? », expliquait-elle. Jusqu’à sa disparition en juillet 2014 à l’âge de 91 ans, elle réunissait chaque mois un cercle d’amis de la sphère culturelle avec lesquels elle refaisait le monde. Ainsi que dans ses livres elle l’avait toujours fait.

Images liées:

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.