Le PDG de Madrigall explique, dans un entretien au « Monde », pourquoi  il se mobilise, avec d’autres éditeurs, contre l’opération annoncée par Vincent Bolloré.

Propos recueillis par Nicole Vulser

Antoine Gallimard, PDG de Madrigall, en 2019.
Antoine Gallimard, PDG de Madrigall, en 2019. JOEL SAGET / AFP

Le PDG du groupe Madrigall (Gallimard, Flammarion, Casterman…) redoute un effet de souffle lié à la conjugaison des puissances de Vivendi et de Lagardère.

Quelle taille le nouveau groupe occuperait-il ?

Selon nos analyses, il concentrerait 52 % du top 100 des ventes de livres en France [selon des données GFK 2020 consolidées]. Dans le poche de littérature générale, selon ce même critère, sa part de marché atteindrait 78 %. Dans le secteur de l’éducation, si sensible socialement et politiquement, le constat est sans appel : 84 % en parascolaire, 74 % en scolaire… Il n’y a donc pas à douter que cette fusion créerait une situation de domination jamais atteinte sur le marché français, creusant un fossé énorme avec les autres entreprises d’édition, en captant en particulier les livres de plus grande diffusion.

Son poids serait aussi démesuré dans la diffusion et la distribution, qui conditionnent la vente des livres. La moitié des exemplaires diffusés en France le seraient par la nouvelle entité, et 60 % seraient expédiés des entrepôts de Vivendi-Lagardère, laissant très loin derrière les concurrents. Combinée au poids du nouveau groupe sur les best-sellers, cette situation serait délétère pour toute la filière, atteinte dans sa rentabilité et ses marges de manœuvre éditoriales. Cette domination serait accentuée sur certains circuits de vente : 70 % dans les grandes surfaces alimentaires, 52 % dans les grandes enseignes spécialisées. Et même 100 % dans les supermarchés ! Il ne faut pas imaginer que la librairie serait épargnée, le poids cumulé des deux groupes atteignant plus de 46 % en distribution sur ce réseau [source Datalib et GFK, consolidées].

En 2003, quand Hachette rachetait Vivendi Universal Publishing (VUP), vous aviez déjà dit votre opposition devant la Commission européenne, à Bruxelles…

Oui, et je n’étais pas tout seul. Nous avions mené cette fronde avec Hervé de La Martinière, président des Editions de La Martinière, et Claude Cherki, à la tête du Seuil, tandis que Françoise Nyssen [Actes Sud] et Odile Jacob s’y opposaient de leur côté, de même que le Syndicat de la librairie française. Nous avons appris de cette bonne expérience. Nous nous engageons donc dans une démarche comparable aujourd’hui. Actes Sud et L’Ecole des loisirs ont leur initiative propre en lien avec les libraires, et mon groupe se mobilise avec des éditeurs comme Liana Levi, Verdier, Sabine Wespieser, Zulma et Eyrolles. Il est indispensable d’expliquer ce qu’est la réalité économique et culturelle de notre filière, au-delà des grandes démonstrations sur les capitalisations boursières des géants américains !

Et Vincent Montagne, le PDG de Média Participations ?

Vincent Montagne est président du Syndicat national de l’édition (SNE) et doit donc tenir, au-delà des initiatives propres à son groupe, les intérêts généraux et globaux de la profession. Que le bureau du SNE, au nom de ses 720 maisons affiliées, ait pu diffuser un communiqué s’inquiétant de l’impact de ce mouvement de concentration sur la diversité éditoriale est une grande satisfaction, même si les deux groupes intéressés n’ont pas souhaité s’y associer. La diversité, c’est la substance même de l’édition ; et c’est bien en son nom que la loi instituant un prix unique du livre a été votée à l’unanimité de la Chambre en 1981.

Que craignez-vous ?

La filière ne pourra conserver sa pluralité si un acteur ultra-dominant s’approprie le plus gros de sa valeur. Et on ne peut concevoir que les aspirations de développement international d’un seul se fassent aux dépens de la vitalité de notre marché intérieur. On a bien vu, après la décision de Bruxelles de 2004 qui avait obligé Hachette à céder les actifs de VUP, que le développement de la filière suppose une diversité des acteurs, y compris chez les plus grands. Des maisons de tailles diverses, grandes, moyennes et petites, ont pu continuer à se développer. L’absence de réel numéro deux sur notre marché serait un risque, tant pour le libre jeu de la concurrence que pour la diversité éditoriale qui en dépend. De ce point de vue, nous sommes dans la droite ligne de 2003.

Mais ce que nous craignons aujourd’hui plus encore, ce sont les effets congloméraux qui pourraient découler d’une telle fusion. Le groupe de Vincent Bolloré est présent dans le domaine des médias, de l’audiovisuel, de la publicité (Canal+, CNews, Banijay, Havas, etc.). Avec Lagardère, cette dimension conglomérale s’accentuerait de façon très sensible, comme on peut le constater dans les programmes communs déjà mis en place entre Europe 1 [Lagardère] et CNews – alors que Bruxelles n’a pas encore rendu d’avis ! Nous redoutons un effet de souffle lié à la combinaison de cette puissance éditoriale, médiatique et publicitaire, en particulier sur le marché des droits et des licences internationales.

Sur le marché du livre, ce mélange des genres peut agir comme un cyclone. Avec son pouvoir d’attraction, le groupe de Vincent Bolloré pourrait assécher les terres de l’édition, en s’accaparant des droits à des prix d’acquisition hors marché. C’est un des piliers de notre culture du livre qui pourrait alors être atteint : la péréquation économique entre des livres de fonds et des livres d’exploitation rapide, laquelle permet le financement de la création dans toute sa diversité.

Etes-vous allés plaider à la Commission européenne ?

Nous avons eu un premier échange en visioconférence avant Noël avec l’équipe de la concurrence, qui instruit le dossier depuis plusieurs semaines. Et nous entretenons un dialogue continu avec les services.

Chez Vivendi, certains pensent que cette fusion pourrait être un moyen de lutter contre les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Qu’en pensez-vous ?

L’omniprésence des Gafam pose naturellement une série de questions, économiques, sociales et culturelles. Elles sont le vecteur d’une forme de domination dont nous devons bien sûr nous préserver, sans en repousser la modernité. Mais je ne vois pas bien en quoi l’ascension de Vivendi a à voir avec cela. En nous incitant à mesurer le poids de son groupe à l’aune de la capitalisation d’Apple, de Facebook ou d’Amazon, Vincent Bolloré détourne notre attention. On ne sauvera jamais la littérature et la pensée françaises – sont-elles seulement en danger ? – en les transformant en boîte à outils pour un Netflix à la française ou à l’européenne. Ça ne marche pas comme ça.

La vérité, c’est que ce projet de fusion, attaché à une stratégie internationale, risque d’avoir des effets délétères sur la création littéraire française. Vivendi enrichi de Lagardère, ce n’est pas un nain : c’est un géant. Le marché de l’édition, c’est d’abord un marché local, mais un marché « sans les murs » comme le musée de Malraux. Il s’inscrit dans une zone linguistique (et culturelle), ce qui ne l’empêche aucunement d’être ouvert aux auteurs étrangers et de s’exporter.

Par ailleurs, nous avons d’excellents outils de régulation pour modérer les excès des Gafam sur notre secteur. La loi de 1981, bien sûr, mais le vote récent de la loi de la sénatrice Laure Darcos, instituant une manière de prix plancher pour la livraison des livres achetés en ligne, va aussi dans ce sens. Elle constitue une réponse efficace aux envois d’Amazon facturés à 1 centime… Enfin, nous avons un magnifique réseau de librairies, qui continue de s’étoffer à la faveur de ce beau « printemps du livre » que nous connaissons depuis quelques mois. Ce retour des Français aux livres, Amazon ne l’a pas plus empêché qu’il ne se l’est accaparé.

Pensez-vous récupérer des auteurs mal à l’aise avec cette fusion ? Voire des maisons d’édition ?

Mon groupe est essentiellement guidé par une logique de catalogues. Il y trouve sa cohérence, dans tous les domaines où il est présent, en littérature comme en jeunesse ou en BD. C’est mon cap, et c’est donc aussi notre réponse à votre question.

Aux Etats-Unis, le rachat de Simon & Schuster par Penguin Random House est pour l’instant bloqué par le ministère de la justice. Est-ce un bon signe à vos yeux ?

C’est un signal fort. Ce qui se passe sur les marchés anglo-saxons pèse forcément sur les modalités d’appréciation à Bruxelles. Les autorités de la concurrence accordent peut-être aujourd’hui plus d’importance aux effets que peuvent avoir des opérations financières sur le tissu social et culturel.

Avez-vous des alliés européens ?

Pas vraiment pour le moment. Mais je suis curieux de savoir comment le milieu culturel espagnol va aborder le sujet d’une éventuelle prise de contrôle de Prisa [El Pais…] par Vivendi.

Nicole Vulser

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