Le 2 février, un gigantesque incendie a détruit une grande partie de Viña del Mar. Avec environ 25 000 personnes sans abri et au moins 131 morts, c’est la plus grande tragédie de la dernière décennie pour le pays. Les victimes dénoncent l’inertie de l’État.

Yasna Mussa

10 février 2024 à 17h47

Viña del Mar (Chili).– Assise sur les cendres de ce qui était sa maison encore une semaine auparavant, Ana Paula Fuentes raconte les heures d’horreur qu’elle a vécues le vendredi 2 février lorsque, en une minute, un incendie a tout emporté sur son passage dans son quartier de Viña del Mar, au Chili. « J’ai dû courir avec mon neveu et mes deux enfants. Miraculeusement, je n’ai pas été brûlée. Ils m’ont aidée à m’enfuir car je ne connais pas la colline qui est située à côté de ma maison. Tout brûlait. Mais grâce à Dieu, nous sommes sauvés. »

Aujourd’hui, parmi les décombres, il ne reste que quelques blocs de ciment noircis et des bidons provenant des toits des maisons construites sur ce terrain familial partagé par huit personnes. Tous y ont installé des tentes pour dormir sur place afin de déblayer la zone et reconstruire progressivement leurs logements. Selon les chiffres du ministère de l’intérieur chilien, 15 000 maisons ont brûlé dans ce gigantesque incendie.

Dans le quartier d’Ana Paula Fuentes, la plupart des habitations étaient construites en matériaux légers. Elles ont été agrandies au fil des années en fonction des moyens économiques de chaque foyer. L’accès à l’eau, à l’électricité et à d’autres services n’y est pas généralisé : il dépend de la solidarité communautaire, ou de la créativité individuelle. Une semaine à peine après les événements, cette solidarité est bien visible : au milieu de la colline, dans un décor où seuls restent debout quelques arbres carbonisés, un groupe d’hommes construit une cabane en bois sur les restes d’une maison.

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Le quartier Miraflores Alto dans la banlieue de Viña del Mar. © Photo Yasna Mussa

Au Chili, ce type de quartier composé d’habitats informels est fréquent : près de 114 000 familles y vivent selon le registre 2022-2023 tenu par l’organisation Techo Chili. Et bien que Viña del Mar soit l’une des villes les plus touristiques du pays, avec un centre composé de maisons coloniales et de quartiers résidentiels huppés, sa périphérie dissimule une autre réalité. Le taux de surpeuplement est l’un des plus élevés du pays, tandis que la ville compte trois des plus grands camps de fortune du Chili.

À mesure qu’on escalade la colline, le paysage devient de plus en plus austère. Au milieu des buissons et des herbes folles, apparaissent de petites maisons aux formes irrégulières. C’est sur les hauteurs que se trouve la grande majorité des habitations informelles, où vivent les plus précaires. En contrebas, on trouve des quartiers qui ont été régularisés ou cédés par l’État dans les années 1960. Chaque année, une nouvelle rangée est installée, complétée de maisons informelles jusqu’au sommet.

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Marisa Mieres est l’une des rares habitantes de la périphérie à avoir gardé sa maison intacte. Une construction solide qu’elle a pu améliorer au fil des années. Elle fait partie des familles qui sont arrivées en 1994 à Villa Independencia, un grand quartier situé à la lisière de Viña del Mar.

Organisées en comité, ces familles avaient à l’époque obtenu du service de logement et d’urbanisme chilien (Serviu) qu’on leur fournisse des habitations pour se loger. « Chaque logement disposait d’une cuisine, d’une salle de bain et d’une petite pièce en plus pour la chambre. Partant de cette base, chaque famille a ensuite agrandi sa maison comme elle le pouvait », se souvient Marisa Mieres.

Quatre incendies allumés la veille

Mais le manque de planification dans le développement du quartier et les rues non pavées ont constitué l’une des principales difficultés lors de l’incendie, les habitant·es ayant le plus grand mal à s’extirper du quartier. Ce jour-là, Marisa Mieres était partie visiter Pomaire, une petite ville touristique, dans le cadre des activités organisées par la municipalité pendant l’été austral. Sur le chemin du retour, lorsqu’elle a vu le feu encercler le bus, elle a immédiatement pensé à sa famille et à ses deux chiens, restés chez elle.

« Je m’attendais alors à tout perdre. Ce qui m’obsédait, c’était de retrouver ma tante », explique Marisa Mieres. Cette dernière, âgée de 78 ans, est décédée à son domicile. Elle venait tout juste de terminer la construction de sa nouvelle maison, après avoir vécu des années dans des conditions précaires dans le logement livré en 1994 par le Serviu.

 « La Conaf [la société nationale forestière – ndlr] nous a récemment informés que quatre incendies avaient été intentionnellement allumés la nuit dernière et ont été rapidement maîtrisés. Ici, il y a évidemment une intentionnalité », a déclaré Rodrigo Mundaca, gouverneur de Valparaíso.

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Marisa Mieres devant la maison de son voisin détruite par l’incendie. Villa Independencia, Viña del Mar. © Photo Yasna Mussa

Les incendies de forêt et ceux affectant les zones urbaines sont des événements fréquents au Chili. Chaque année – surtout en été –, ils constituent une menace. Ces dernières années, celle-ci n’a cessé de croître dans le contexte du dérèglement climatique. Si l’enquête pour déterminer ce qui a causé le début de ces incendies est toujours en cours, le vent inhabituel qui soufflait le vendredi 2 février a largement contribué à sa propagation et rendu difficile le travail des pompiers.

Selon les scientifiques, il faut s’attendre à ce que les épisodes climatiques extrêmes deviennent plus fréquents. « Sans El Niño et le réchauffement climatique, il est très peu probable que nous aurions connu les incendies meurtriers de la semaine dernière », a déclaré à Reuters Raúl Cordero, climatologue à l’université de Santiago.

« C’était un vent étrange, qui faisait comme un tourbillon dans le ciel », raconte Cinthia Fuentes, une habitante d’El Olivar. Le Chili dispose donc de la Corporación nacional forestal (Conaf, la société nationale forestière), une entité de droit privé dépendant du ministère de l’agriculture. Sa tâche principale est d’administrer la politique forestière du Chili et de promouvoir le développement et la préservation de l’environnement.

Mais les pompiers chiliens, qui jouent un rôle clé dans les situations de catastrophe telles que les méga-incendies, sont constitués d’agents bénévoles. Ils ne reçoivent pas de salaire pour leur travail, pourtant considérable et épuisant. Bien qu’ils disposent de budgets publics et privés, avec des ressources provenant de la loi budgétaire nationale, de la loi sur les sociétés anonymes, des gouvernements régionaux et municipaux, cela n’a pas suffi à professionnaliser l’institution.

Surcharge de travail pour les pompiers

Dans tout le pays, il est courant de voir l’un de ces 55 000 bénévoles participer à des campagnes et des collectes dans la rue, sollicitant des dons auprès des passants. Malgré la précarité dans laquelle ils exercent leur travail, les pompiers chiliens, en particulier les officiers supérieurs, restent associés au romantisme et à la tradition dans l’imaginaire national.

« Il est difficile de faire l’inverse. Je préférerais me consacrer exclusivement à mon travail de pompier car c’est ma véritable vocation, donc je soutiendrai l’idée d’avoir un salaire et de le considérer comme mon seul travail, mais c’est une opinion impopulaire au sein de l’institution. Ce n’est pas bien vu de le dire », déclare José M., pompier de Viña del Mar.

Selon l’Institut national de la statistique (INE), les vagues de chaleur au Chili ont augmenté l’an dernier de 24,3 %. Les incendies de forêt font de plus en plus de ravages : entre juillet 2023 et début 2024, 388 feux ont déjà brûlé deux fois plus de superficie (14 311 hectares ) que la saison précédente, selon les données fournies par la Conaf. L’augmentation des activités de sauvetage et de lutte contre les incendies a créé de la surcharge de travail pour les pompiers.

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Terminal de bus public, Villa Independencia, Viña del Mar. © Photo Yasna Mussa

Aujourd’hui, dans les rues de Villa Independencia, à Viña del Mar, le souvenir de la fuite désespérée se mêle au sentiment d’abandon. Les voisins expliquent que, le 2 février, quand l’incendie a commencé, aucun camion de pompier n’est arrivé pour éteindre les flammes. Tout était couvert de feu et leurs tentatives d’éteindre les flammes par eux-mêmes ont échoué. Ils ont dû courir pour sauver leur vie. À leur retour, quelques heures plus tard, il ne restait que des cendres.

Situés dans les ravins des collines, les habitats irréguliers sont non seulement marqués par la précarité et l’absence de services de base, mais aussi par le manque d’accès en cas d’urgence. Il semble impossible d’emprunter les chemins de terre où il est difficile de se déplacer à pied ou en voiture. Entre les plis de la colline s’accumulent les déchets et les feuilles sèches des saisons passées, qui obstruent le passage de l’eau lorsqu’il pleut ou se transforment en un matériau hautement inflammable quand ils sont secs.

Les habitants de ce coin de la banlieue de Viña del Mar disent vivre sous des menaces constantes, au-delà des incendies : les inondations et les tremblements de terre ont endommagé leurs maisons. Chaque année, ils doivent tenter de faire face lorsqu’une nouvelle situation d’urgence les secoue. Les températures extrêmes en été et en hiver affectent leur qualité de vie. Dans ces quartiers, 48 % des ménages vivent en dessous du seuil de pauvreté, tandis que 25 % se trouvent en situation d’extrême pauvreté.

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Maison détruite par le méga-incendie. Villa Independencia, Viña del Mar. © Photo Yasna Mussa

Marisa Mieres affirme qu’elle et ses voisins ne reçoivent de l’aide que de particuliers venus en signe de solidarité. À ce jour, ils n’ont rien reçu du gouvernement ni de la mairie. Un groupe de personnes à côté de la colline est en train de cuisiner. La cuisinière prépare des plats chauds et distribue le dîner, aussi bien au pied de la colline qu’au sommet.

Il n’y a eu ni formation ni planification de sécurité en cas d’incendie comme celui qu’ils ont vécu. La seule information qu’ils avaient reçue provenait du président de leur communauté, qui leur avait demandé de nettoyer sous un pont où se trouvaient des pâturages, ainsi qu’à l’entrée du quartier où ils vivent « parce qu’un jour, quelque chose comme ça pourrait arriver ».

Bien qu’il les ait prévenus, personne ne leur avait donné d’extincteurs ni d’outils pour réagir en cas d’incendie. « L’État n’a pas été présent. Nous n’avons que nos clubs sportifs, notre organisation qui fait des activités sociales pour les enfants et notre communauté », explique Marisa Mieres.

Yasna Mussa

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