Le meurtre de Thomas Perotto au bal de Crépol le 19 novembre 2023 a saturé l’espace médiatique. Si l’enquête n’a pas identifié l’auteur du coup mortel, elle a permis d’écarter l’hypothèse d’une « attaque » préméditée du bal par des jeunes de Romans-sur-Isère.

Karl Laske

14 février 2024 à 19h02

« Juste devant la salle des fêtes, je me suis retrouvée nez à nez avec Thomas Perotto. Il restait sur place, il ne se déplaçait pas. Il se tenait le côté gauche avec ses deux mains, il y avait du sang partout, il était courbé sur lui-même. Je l’ai juste regardé, et je suis restée là, tétanisée de le voir comme ça. Il me semble qu’il était en train de se mettre à genoux, se souvient Jeanne*. Il y avait beaucoup de monde, j’étais dans un bain de foule, mais tout le monde évitait Thomas, ils partaient soit à droite, soit à gauche. »

Un ami tire vers lui le bras de Jeanne* en lui criant de partir. « Il m’a dit “Cours, cours, cours !”. » Elle a couru avec lui vers le parking et s’est engouffrée dans une voiture. Le 19 novembre, vers 2 heures du matin, une violente bagarre a éclaté à la fin du « Bal d’hiver » organisé dans la salle des fêtes de Crépol, un village de cinq cents habitants situé à 15 kilomètres de Romans-sur-Isère.

Touché par un coup de couteau dans la région du cœur, Thomas Perotto, 16 ans, perd connaissance et meurt dans la demi-heure qui suit. Identifiés grâce à leurs voitures et à des vidéos de la soirée, une dizaine de jeunes originaires du quartier de la Monnaie à Romans-sur-Isère sont mis en cause pour « meurtre et tentatives de meurtre en bande organisée et violences aggravées » dès la semaine suivante.

Outre Thomas, cinq personnes ont été blessées à l’arme blanche durant l’affrontement, trois rugbymen amateurs − comme Thomas, qui avait joué à Romans-sur-Isère, l’après-midi des faits −, un vigile et un jeune du quartier de la Monnaie.

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Des fleurs et des messages déposés devant la salle des fêtes de Crépol en hommage à Thomas Perroto. © Photo Nicolas Guyonnet / Hans Lucas via AFP

La justice n’a pas encore déterminé qui était l’auteur du coup mortel, mais les tentatives de faire de la rixe de Crépol une « attaque », comme l’a prétendu l’ancien porte-parole du gouvernement Olivier Véran, voire une attaque « anti-Blancs » à caractère raciste, comme l’a soutenu la maire (LR) de Romans-sur-Isère, Marie-Hélène Thoraval, ne résistent pas aux faits rassemblés par l’enquête judiciaire. Il s’agit d’une rixe où seule l’ultraviolence, sans autre motivation que la haine, a triomphé.

Feuilletonné par CNews et BFMTV, le sujet a saturé l’espace médiatique jusqu’en décembre. À l’extrême droite, les appels à venger Thomas, « tué par des immigrés », circulent très vite. Une expédition punitive est déjouée, le 25 novembre, à Romans-sur-Isère, où des néonazis, plus d’une centaine venus de diverses régions de France, ont convergé jusqu’au quartier de la Monnaie. La maire de Romans-sur-Isère s’en prend elle aussi à ce quartier qu’elle accuse d’héberger « des dynasties de délinquants ».

Sous le titre « Crépol, une France qui bascule », BFMTV réalise une émission spéciale de plusieurs heures le 30 novembre, avec pour invités Jordan Bardella, Olivier Véran et Marie-Hélène Thoraval. « Je lis les témoignages dramatiques des amis de Thomas. Ils disent quoi ? Ces jeunes des cités sont venus pour planter des Blancs, ils ne sont pas venus pour faire la fête », assène le président du RN, qui appelle à mettre en place « un sursaut sécuritaire, politique et migratoire »

L’erreur d’aller dehors

À Crépol, l’affrontement a commencé pour un rien, un mot, un regard entre deux jeunes à l’intérieur de la salle des fêtes. « J’ai vu une horde de personnes sortir de la salle, et tout le monde se frappait », résume un témoin.

À l’inverse du récit d’une « attaque », les jeunes de la Monnaie sont arrivés au bal au compte-goutte. Ilyes, 19 ans, était dans la salle depuis 23 heures. « On était en groupe du côté de la piste, il y en avait deux ou trois qui dansaient, résume-t-il face aux enquêteurs. À partir de 2 heures du matin, ils décident d’envoyer la dernière musique pour clôturer le bal. Et là, il y a une personne, de corpulence musclée, qui passe derrière moi et il m’attrape les cheveux, et il me dit mot pour mot “cheveux longs comme Nikita” [des paroles de la chanson Tchikita, du rappeur Jul − ndlr] et il tire un peu sur mes cheveux. À partir de ce moment-là, je m’énerve et je l’insulte. » Selon Ilyes, l’individu se met à danser tout seul au milieu de leur groupe, « deux carafes d’alcool » dans les mains.

Identifié, l’individu en question reconnaît l’approche. Il conteste avoir tiré des cheveux. « J’ai des copains qui me disaient “Oh il y a des mecs de la Monnaie qui sont arrivés”, a expliqué Thomas L., 23 ans, aux gendarmes. Toute la soirée s’est bien déroulée jusqu’à la fin. Il me semble que le DJ a annoncé que c’était la fin. Le bal se terminait à 2 heures. J’avais un collègue qui dansait près du groupe de Maghrébins. Je me suis rapproché de lui et je ne sais pas si j’ai poussé un des individus du groupe mais là il m’a dit : “Viens, on sort.” Je me suis donc dit : “OK, je sors.” Je reconnais que j’y allais pour savoir ce qu’il voulait et s’il allait m’en mettre une, j’allais répondre. »

Thomas L. espérait en découdre. « Au cours de la soirée, Thomas L. est venu me voir en me disant “J’ai envie de taper des bougnoules”, explique Julie*, une jeune femme des environs, aux enquêteurs. Je ne sais pas pourquoi il m’a dit ça. Durant ma présence, il n’y a eu aucune altercation. »

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Les gendarmes interrogent Thomas L. : « Vous revendiquez-vous d’un parti ou d’un groupe pouvant laisser naître de l’animosité vis-à-vis de certaines personnes ? » « Non, vraiment pas,répond-il. Je suis de la campagne, voilà, on n’aime pas trop les racailles, mais je ne suis pas du genre à m’afficher. »

Après la provocation, les insultes et les mises en garde fusent. « Et il m’a dit : “Viens dehors, garçon, si t’as un problème”,expose de son côté Ilyes. Et à ce moment-là, j’ai fait l’erreur d’aller dehors. Je l’ai entendu appeler deux amis à lui. Il a posé ses deux carafes d’alcool, devant l’entrée des videurs. »

L’affrontement commence. Ilyes : « Il m’a attrapé, soulevé du sol. À ce moment-là, je lui ai mis deux coups de poing sur la tête et je me suis retrouvé cinq mètres plus loin en train de me faire frapper par quatre ou cinq individus. » Ilyes se relève trente secondes plus tard, et voit son agresseur maîtrisé par un de ses amis. « Je lui ai remis deux coups de poing en plein visage. J’ai eu un petit moment de blanc, mais je sais que je me retourne d’un quart de tour vers la droite et que tout était parti en vrille, et que tout le monde était sur tout le monde et je ne pouvais plus rien distinguer. »

Thomas L. se souvient d’être sorti, avant d’être touché par un coup de couteau. « J’ai passé la porte, j’ai vu que ça bougeait dans tous les sens, et après j’ai un trou noir, dit-il. Je revois le regard d’un mec […] qui m’a planté dans le thorax. Je vois ce regard face à moi, je me trouve presque vers le grillage [à quelques mètres de l’entrée − ndlr]. Je ne comprends pas que je n’aie pas réussi à me défendre. Je me revois ensuite vers le grillage, blessé. Je me tiens le thorax, je m’écroule par terre. Je ne sais plus si j’arrive à me relever ou si on m’a relevé ensuite, on m’a mis sur une chaise, je voyais les gens se battre au loin, mais c’est flou. »

« Moi, j’ai sauté dans le dos d’Ilyes, un garçon avec qui j’étais au lycée du Dauphiné,rapporte Laurent*, 19 ans. Je l’ai pris et je lui ai porté des coups, je ne me souviens pas où exactement. Je me souviens de l’avoir pris, je l’ai fait tourner contre une camionnette blanche. Je l’ai jeté au sol mais comme il me tenait je suis tombé aussi. Il s’est relevé devant moi, j’ai eu peur car c’est à ce moment que les gens criaient qu’ils avaient des couteaux. Éric* est arrivé pour m’aider, il a mis plusieurs coups de pied à Ilyes, ce qui l’a fait chuter. Je lui ai porté plusieurs coups de pied et de poing au visage, et Éric* lui donnait des gros coups de pied dans le ventre. Dans le noir, j’ai vu qu’Ilyes était clairement amoché, qu’il était en sang de partout. »

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Captures d’écrans des vidéos prises par les participants à la fête. © Document Mediapart

Un ami de Thomas L., James*, 38 ans, qui fonce dans le tas, est lui aussi blessé d’un coup de lame dans le bas du dos. Arrivé avec Ilyes au bal, Yanis lui a emboîté le pas au moment de sortir : « J’ai reçu des coups, j’en ai rendu,explique-t-il aux enquêteurs. Quand je me suis reculé et que j’ai relevé la tête, ce n’était plus pareil. Il y avait un côté rugbymen et un côté typé Maghrébins. Et c’était de tous les côtés. Il y avait des bagarres partout. Il y avait même des rugbymen qui se battaient entre eux. »

Éric*, 19 ans, ami de Laurent*, a vu un gars aux cheveux mi-longs (Ilyes) sortir. « À peine il franchit la porte qu’il se fait attraper par un peu tout le monde, ils essaient de l’attraper, et il tombe sur le côté à terre, de là commence une bagarre, tout le monde lui saute dessus. » Il voit alors « un groupe d’une quinzaine de personnes », « toutes d’origine maghrébine »,se rassembler. « Dès qu’ils sont arrivés, c’était la bagarre générale, j’étais en plein milieu, personnellement j’ai donné des coups de pied à la personne en sweat bleu. De plus en plus de personnes se sont jointes à la bagarre, on devait être une quarantaine. »

Un avertissement résonne : « Ça plante ! », « Ça plante ! ».

Un coup de couteau dans le ventricule droit

C’est l’obscurité. Des pierres, des barrières sont lancées de part et d’autre. Les injures aussi. À ce moment-là, Augustin, 19 ans, entend « on va vous crever les petits Blancs », lancé par un jeune de la Monnaie. « On va t’avoir petit Blanc »,dit encore un jeune, peut-être le même, à Tristan, 18 ans, au moment où il s’échappe vers le parking.

L’enquête montre que les jeunes de la Monnaie, venus en ordre dispersé, étaient parfois de simples connaissances les uns pour les autres. Certains plus âgés que d’autres. Kaïs, 16 ans, qui avait « profité de la soirée », a par exemple entendu « il y a bagarre avec les bougnoules » avant la ruée vers la sortie, mais il n’a pas voulu prendre part à l’affrontement.

Kevin, 34 ans, un proche de la famille Perotto, voit Thomas L., blessé et se tenant la poitrine ; il l’installe sur une chaise, et lui fait un point de compression. « Il était conscient, et très énervé contre les gars, il disait “Ces putains d’Arabes !”. »

Thomas Perotto, lui, est resté à l’écart de la bagarre, selon les témoignages de ses proches. À 2 h 01, il a envoyé un dernier message à un ami : « Ça va partir en couille dehors. » Son grand frère, Hugo, est présent. Il voit Thomas en difficulté. « Je me retourne et je vois Thomas dans l’angle, entre l’entrée de la cuisine et l’entrée de la salle des fêtes, raconte-t-il aux enquêteurs. Il est debout et deux individus le frappent. J’en chope un et je le balance sur le côté. L’autre, je ne sais pas ce qu’il devient. » La porte de la cuisine s’ouvre. « Je me retourne et je demande à Thomas si ça va, il me dit oui, et je rentre en pensant que Thomas me suit. J’ai su après qu’il n’était pas rentré. »

Thomas est toujours à l’extérieur. L’affrontement se déplace vers lui. Il reçoit un coup de couteau au niveau du cœur, et s’effondre sous les yeux d’un ami.

« Je ne comprenais pas ce qui se passait,a expliqué Mathis, 21 ans, un ami de Thomas membre du comité des fêtes, qui était au bar. Je suis arrivé à la porte. Les vigiles ont fait entrer Thomas, et quelqu’un nous a dit qu’il était très blessé. Thomas s’est accroché à moi. Il nous a dit qu’il avait pris un coup de couteau et qu’il ne se sentait pas bien. On l’a amené du côté des cuisines, là où il y avait les frigos. En passant la porte, j’ai senti que son corps était relâché et lourd. Je pense qu’il n’était plus conscient à ce moment-là. Ma copine qui est infirmière nous a dit de le mettre en position latérale de sécurité contre un des frigos. À ce moment-là, il avait toujours les yeux [ouverts], il ne parlait plus, on voyait qu’il était un peu conscient. »

Quelqu’un tente un massage cardiaque jusqu’à l’arrivée des pompiers, mais Thomas Perotto meurt rapidement. Le coup de couteau lui a fait une entaille de 1,8 centimètre à la poitrine et a atteint le ventricule droit.

En l’absence de caméras de surveillance, les enquêteurs ont réuni des vidéos prises par les participants à la fête. Certains mis en cause sont identifiés sur des fragments de seconde mais pas aux moments clés. L’obscurité des lieux les rendent inexploitables ou presque pour déterminer l’auteur des coups mortels.

Un couteau avait été saisi par les vigiles sur l’un des jeunes de la Monnaie, Chaïd, 20 ans, à son arrivée à la fête, et mis dans un tiroir. Ce dernier, qui portait un survêtement siglé « Olympique lyonnais », aurait été identifié par des témoins brandissant un petit couteau pendant la rixe. Ce qu’il dément. « Je n’avais pas de couteau pendant l’embrouille », assure-t-il, désignant un autre jeune, Yanis, qui apparaît un couteau à la main sur une vidéo. Chaïd a finalement gardé le silence. 

« À un moment donné, j’ai vu un couteau par terre, je l’ai pris pour faire reculer les autres et partir en sécurité,s’est défendu Yanis devant la juge. Je le regrette parce que ça n’a pas fait peur aux autres. Et à un moment, j’ai vu un homme avec un sweat blanc tenter de planter une de mes connaissances. J’ai alors brandi le couteau vers le haut pour lui faire peur et le faire reculer. J’ai alors pu prendre la fuite. »

Kaïs, lui, a été touché au bras par un coup de couteau qui lui a été porté « par un mec du quartier ». « Dans la foule, ça disait “Viens on les nique”. C’était les mecs du quartier qui disaient ça à tout le monde, a-t-il expliqué. Moi j’ai dit “Qu’est-ce que vous racontez, viens on se taille”. Dans la vidéo, on le voit, je fais le signe vers les gens de mon quartier et je m’éloigne. » Kaïs dit qu’il allait « partir tranquillement », et c’est alors qu’il a pris « une patate et un coup de couteau », parce qu’il ne s’est « pas mêlé de la rixe ».

Il a refusé de donner le nom de son agresseur par crainte de représailles.

Karl Laske

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