Ce qui se déroule actuellement au Haut-Karabagh renvoie aux bouleversements géopolitiques liés à la guerre en Ukraine mais aussi aux spectres d’un passé génocidaire. Entretien avec l’historienne Taline Ter Minassian.

Joseph Confavreux

27 septembre 2023 à 09h56

C’était il y a tout juste un siècle mais cela reste vivant dans les mémoires du peuple arménien – qu’il vive au Haut-Karabagh, en Arménie ou au sein de la diaspora – comme dans celles des historiens et historiennes.

Les images de milliers de familles arméniennes fuyant sur les routes du Haut-Karabagh l’avancée des troupes de l’autocrate d’Azerbaïdjan Ilham Aliyev ne peuvent pas évoquer autre chose que le génocide des Arméniens commis par l’Empire ottoman. Le génocide – terme nié aussi bien par l’Azerbaïdjan que par la Turquie – a fait en 1915 entre 1,2 et 1,5 million de morts et des centaines de milliers de déplacé·es. 

L’offensive militaire azérie, même surprise, lancée le 20 septembre, n’aura étonné personne. L’an dernier, l’attaque portée à la même saison, par cette même armée, sur la frontière arménienne avait provoqué 200 morts. Sans parler des milliers de morts de la « guerre de 44 jours » de 2020 qui avait permis à l’Azerbaïdjan de reprendre le contrôle d’une large partie du Haut-Karabagh, région montagneuse peuplée de plus de 100 000 Arméniens, citadins ou villageois. Une enclave sécessionniste non reconnue par la communauté internationale. 

Face à ces images qui ne peuvent que raviver les traumatismes de la région, la France et les États-Unis ont donné de la voix dans l’arène diplomatique, en raison notamment de l’importance de la diaspora arménienne présente dans ces deux pays. Mais il a fallu attendre une semaine pour que les vingt-sept pays de l’Union européenne s’accordent sur une déclaration commune.

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Des réfugiés venant du Haut-Karabakh près d’un centre d’enregistrement de la Croix-Rouge à Goris (Arménie), le 26 septembre 2023. © Photo Alain Jocard / AFP

Cette déclaration demeure mesurée et ne condamne pas directement Bakou, se contentant de demander un « accès humanitaire sans entrave à la population civile dans le besoin » et d’engager « un dialogue global et transparent avec les Arméniens du Karabagh pour garantir leurs droits et leur sécurité, y compris leur droit de vivre dignement dans leurs foyers ».

Il est aisé de pointer le blocage de la Hongrie, proche alliée d’Ilham Aliyev, pour expliquer le retard et la retenue des Européens dans la condamnation de ce qui se passe à quelques milliers de kilomètres des capitales européennes, dans une région sous tension.

Mais ce serait oublier qu’il y a à peine plus d’un an, en juillet 2022, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et la commissaire chargée de l’énergie, Kadri Simson, se trouvaient à Bakou pour rencontrer le président Ilham Aliyev et le ministre azerbaïdjanais de l’énergie, Parviz Chahbazov, afin de renforcer la coopération existante entre l’UE et l’Azerbaïdjan et de signer un nouveau protocole d’accord étendant l’accès européen au gaz en provenance d’Azerbaïdjan dans le cadre d’une volonté de s’affranchir de sa dépendance aux sources énergétiques russes.

Les bouleversements géopolitiques liés à la guerre en Ukraine pèsent donc comme jamais sur la situation au Haut-Karabagh, expliquant également la récente mise au point de la diplomatie russe. Moscou, soutien historique de l’Arménie, a en effet pris ses distances ces derniers jours, reprochant au premier ministre arménien, Nikol Pachinian, de négliger sa responsabilité « dans les échecs de la politique intérieure et étrangère arménienne ».

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La Russie est pourtant théoriquement garante – notamment à travers la présence d’un contingent de soldats au Haut-Karabagh et aux frontières entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie – du cessez-le-feu signé en 2020 sous l’égide directe de Vladimir Poutine.

Un cessez-le-feu piétiné par le régime d’Aliyev depuis le 20 septembre, en dépit de déclarations apaisantes auxquelles il est difficile de croire si l’on regarde la réalité militaire des quatre dernières années, et encore plus lorsque ces déclarations se font aux côtés d’un Recep Tayyip Erdoğan dont le projet politique est non seulement de réhabiliter l’héritage ottoman, dans toutes ses dimensions, y compris celles qui ont mené au massacre et à l’exil de centaines de milliers d’Arméniens, mais encore de réaliser de vieux objectifs du panturquisme.  

Entretien avec l’historienne Taline Ter Minassian, codirectrice de l’Observatoire des États post-soviétiques à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales) et spécialiste du génocide des Arménien·nes, autrice de Sur l’échiquier du Grand Jeu, XIXe-XXIe siècles, Agents secrets et aventuriers (Nouveau Monde) sorti le 6 septembre.

Mediapart : L’exode de familles arméniennes fuyant le Haut-Karabagh sous domination azerbaïdjanaise vous fait-il craindre la répétition de ce qui s’est passé il y a un siècle pendant le génocide des Arménien·nes de l’Empire ottoman ?

 Taline Ter Minassian : Ce n’est une question de crainte. Ce qui se passe actuellement réitère le scénario du génocide du début du XXe siècle, puisque le but d’un génocide est bien d’éradiquer une population d’un territoire donné. Après le Nakhitchevan, région autrefois majoritairement arménienne octroyée par les Soviétiques à l’Azerbaïdjan, les Arméniens sont aujourd’hui confrontés à la perte du Haut-Karabagh.

Est-il d’ores et déjà possible d’employer les termes de « nettoyage ethnique » ?

Les images terribles qui nous parviennent, avec des voitures bloquées, à la merci de l’Azerbaïdjan, le laissent penser, même s’il est vrai qu’on ne sait pas si tout le monde est en train de partir, quelle est la proportion de celles et ceux qui sont déjà partis, en route ou décidés à rester même si leur sort est en suspens. Mais je crains que la région entière ne soit vidée de ses populations arméniennes et qu’il soit donc légitime de parler de nettoyage ethnique.    

L’attaque de l’Azerbaïdjan a-t-elle pu se faire sans l’accord de la Turquie ?  

Non, évidemment. Aliyev est chauffé à blanc par Erdoğan, tout comme lors de la guerre de 2020. Pour les Turcs, actuellement, la configuration est parfaite, dans le cadre de la relation qu’ils entretiennent avec les Russes dans la région, qui est faite de conflits épisodiques mais aussi d’intérêts mutuels bien compris.

Juste avant l’attaque de l’Azerbaïdjan, Erdogan avait déclaré que la Crimée ne retournerait jamais dans le giron de l’Ukraine, comme s’il s’était agi de donner quelques gages à la Russie avant de laisser son allié azéri attaquer au Haut-Karabagh.

D’après ce que l’on sait, la Russie n’a été mise au courant de cette attaque que quelques minutes avant qu’elle se produise, et des soldats russes de la force de maintien de la paix qui s’y trouvaient, y compris un haut-commandant, ont trouvé la mort.

Peut-on penser que l’Azerbaïdjan, une fois qu’il aura totalement repris le contrôle du Haut-Karabagh, s’en tienne là, où vise à s’étendre au sud de l’Arménie pour effectuer un lien territorial avec son enclave, la république autonome du Nakhitchevan elle-même accolée à la Turquie ?

Les Turcs comme les Azéris brandissent depuis longtemps l’idée qu’il sont une même nation dans deux pays, et tous les deux veulent être reliés l’un à l’autre en passant pour cela sur le territoire de l’Arménie. Les images d’Aliyev accueillant Erdoğan tout sourire sur l’aéroport de Nakhitchevan sont significatives.

Cette jonction entre les territoires de la Turquie et de l’Azerbaïdjan sur le dos de l’Arménie est voulue depuis cent ans. Si elle ne s’est pas faite à cette époque, c’est parce que l’Empire ottoman est sorti défait de la Première Guerre mondiale.

Comme observatrice inquiète pour l’Arménie, je ne peux qu’espérer que les puissances régionales, comme l’Iran ou la Russie, empêcheront cette jonction. Mais nous sommes face à une région en guerre, comprise dans « l’arc de confrontation » qui va de l’Ukraine à la Syrie jusqu’en Afghanistan. Le Caucase se trouve au centre de cette confrontation, qui pèse aujourd’hui sur ces populations arméniennes du Haut-Karabagh. 

Comment l’Azerbaïdjan, vaincu militairement et politiquement par l’Arménie au début des années 1990, est-il devenu si hégémonique deux décennies plus tard ?

D’abord parce qu’il a connu une évolution économique fantastique depuis le début des années 1990 grâce aux hydrocarbures. Il faut bien aussi reconnaître que la continuité dynastique entre Aliyev et son père a joué. Le père de l’actuel dirigeant d’Azerbaïdjan, auquel il a succédé en 2003, était un ancien du KGB. Lui et son fils ont entretenu de très bons liens avec les hommes forts, officiels ou officieux, du puissant voisin russe après la disparition de l’URSS et jusqu’à aujourd’hui.

Le caractère autocratique du régime a pu aussi jouer en faveur de l’Azerbaïdjan. Tandis que l’Arménie s’engluait dans des affrontements politiques incessants et demeurait économiquement sous la tutelle russe, faute de pétrole notamment, la richesse gazière et pétrolière de l’Azerbaïdjan lui a permis d’acheter des armements modernes à la Turquie et à Israël. Sans même parler de la propension de l’Azerbaïdjan à corrompre tout ce qui peut l’être au niveau européen, comme l’a montré notamment l’affaire dite du « caviargate ».

Mais il faut bien reconnaître que la situation actuelle, si elle est la conséquence de la montée en puissance financière, militaire et politique de l’Azerbaïdjan, vient aussi sanctionner trente années de gabegie des pouvoirs successifs en Arménie qui n’ont pas su créer ou maintenir un État réellement indépendant.

Des manifestants descendent chaque jour dans les rues d’Erevan pour reprocher à Nikol Pachinian, le premier ministre arménien, de ne pas davantage soutenir les populations du Haut-Karabagh. Mais en a-t-il le pouvoir ?  

Il faut comprendre pourquoi une large partie de l’opinion considère Pachinian comme un traître. Arrivé au pouvoir en 2018 à la faveur d’une révolution dite « de velours » pleine de promesses, qui laissait entrevoir la paix et la fin de la corruption, il a conduit le pays à une défaite humiliante en 2020.

Plus de 5 000 jeunes gens sont morts, soit la moitié d’une classe d’âge, pour strictement rien puisque l’Azerbaïdjan a obtenu tout ce qu’il voulait, et alors que les Russes révèlent aujourd’hui avoir proposé par trois fois de jouer les médiateurs avant que Pachinian ne reconnaisse sa défaite.

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En outre, lors de la rencontre qui a eu lieu à Prague en octobre 2022 entre Nikol Pachinian, Ilham Aliyev, Emmanuel Macron et le président du Conseil européen Charles Michel, le premier ministre arménien a reconnu la souveraineté intégrale de l’Azerbaïdjan sur son territoire, ce qui revenait à accepter tôt ou tard la conquête définitive du Haut-Karabagh.

Il est donc compréhensible que beaucoup d’Arméniens en veuillent aujourd’hui à Pachinian, même si la société arménienne est fracturée, parce qu’il y a aussi un « lâche soulagement » de nombreuses familles traumatisées par le passé ancien ou récent qui préfèrent savoir qu’il n’y aura pas de guerre pour défendre le Haut-Karabagh et que leurs enfants envoyés au service militaire ne risquent pas de mourir dans une attaque de l’armée azérie, comme c’est encore arrivé en septembre 2022.

Joseph Confavreux

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