Le Mémorial de la Shoah à Paris met à l’honneur les « homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie ». Une histoire longtemps ignorée.

Nous sommes le 29 avril 2001. Deux ans après l’adoption mouvementée du Pacs. Sous un beau soleil de printemps, les associations de déportés se pressent, comme chaque année le dernier dimanche d’avril, à l’entrée du Mémorial des martyrs de la déportation, dans le petit square derrière Notre-Dame de Paris, au bout de l’île de la Cité. Juifs, politiques, résistants, religieux de diverses confessions, déployant leurs drapeaux tricolores, certains même revêtus de leurs vieux pyjamas rayés, toutes les catégories d’anciens détenus des camps de la mort nazis sont là, représentées, accompagnées de personnalités et d’élus, pour cette cérémonie annuelle du souvenir.

Toutes… sauf une ! À l’écart, retenus par un cordon de sécurité au bout du quai de l’Archevêché, les militants des associations homosexuelles (ou plutôt LGBT) doivent attendre la fin des dépôts de gerbes et des prises de parole – et la sortie de toutes les délégations – pour pénétrer dans le square et accomplir alors les mêmes gestes de recueillement. Strictement séparés. Certains représentants des premières expliqueront même que la présence des associations LGBT n’était pas « souhaitable » pour ne pas « salir la mémoire des victimes » (sic).

Il faut donc saluer aujourd’hui, vingt ans plus tard, l’accueil par le Mémorial de la Shoah, à deux pas de celui des martyrs de la déportation, d’une exposition consacrée au destin des « homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie ». Même si elle est limitée à quelques salles, en raison du peu d’archives sur cette question parvenues jusqu’à nous.

Élaborée sous le commissariat de l’historienne Florence Tamagne, brillante spécialiste du sujet (1), cette exposition s’ouvre par un rappel, en guise de mise en garde : « Longtemps tabou, le destin des triangles roses, s’il est, depuis une trentaine d’années, l’objet de recherches historiques de premier plan, reste encore méconnu. » Et ce cartel introductif d’en souligner d’emblée les « enjeux mémoriels » : « Quelle fut la nature des persécutions ? Combien de personnes furent touchées ? Tous les homosexuels furent-ils visés ? Quel fut le sort des lesbiennes ? »

Le triangle rose, cet insigne apposé sur l’uniforme rayé des homosexuels déportés dans les camps, ne concerna en effet que les hommes. L’exposition replace ainsi la tragédie de leur sort dans le contexte historique où seules les relations sexuelles entre hommes étaient déjà poursuivies par le droit pénal outre-Rhin – à la différence de celui de la France, jusqu’au régime de Vichy – dans un article spécifique, le fameux « paragraphe 175 », et en vigueur depuis plusieurs décennies avant la prise du pouvoir par Hitler, le 30 janvier 1933. Les lesbiennes, elles, ne firent pas l’objet de persécutions spécifiques. Mais furent plus souvent désignées comme « asociales » – « marquées » dans les camps d’un triangle noir (et parfois soumises dans d’ignobles bordels pour les gardiens SS).

C’est toute la qualité de ce travail mémoriel enfin accompli que de montrer les prémices de la discrimination des homosexuels en Allemagne (et plus tard dans toute l’Europe sous le joug nazi) jusqu’à leur déportation dans les camps. Puis le silence imposé à leur encontre après 1945, puisqu’ils continuèrent à être poursuivis, aussi bien en RDA qu’en RFA. Et de montrer aussi toute l’ambiguïté du nazisme vis-à-vis de l’homosexualité masculine, entre glorification d’un corps « viril » et présence d’homosexuels revendiqués au sein du parti, tout au moins jusqu’au mitan des années 1930 (à l’instar du chef de la SA, Ernst Röhm, qui n’en fit jamais mystère). Une vitrine donne à voir comment certains opposants au régime hitlérien caricaturèrent sans hésiter les nazis en « pédés ». Ce qui laisse alors imaginer la double discrimination que les « triangles roses » durent subir ensuite dans les camps, parfois aussi de la part des autres déportés. Et qui peut « expliquer » ainsi la réaction des autres rescapés à leur encontre, jusqu’au début des années 2000. Le militantisme LGBT, à partir des années 1970, aura permis que cette mémoire soit mise au jour, revendiquée et défendue. À l’instar du triangle rose – retourné, pour renverser le stigmate – de l’association de malades du sida Act Up, des deux côtés de l’Atlantique, surplombant l’inscription « Silence = Mort ».

(1) Auteure de l’ouvrage, pionnier en France, Histoire de l’homosexualité en Europe (Berlin, Londres, Paris, 1919-1939), Seuil, 2000.

Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie, Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier, Paris 4e, jusqu’au 28 mars 2022, entrée libre.


Olivier Doubre

par Olivier Doubre
publié le 5 janvier 2022

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