https://www.lacledesondes.fr/emission/le-guide-du-bordeaux-colonial-le-rendez-vous-decolonial

Nous vous proposons à nouveau ci dessous les entretiens publiés avec Claire Mestre et Christophe Lagabrielle dans la revue Ancrage

Claire Mestre anime l’association Ethnotopies (ex Mana) et une consultation transculturelle à l’hôpital Saint-André de Bordeaux. Entre autres responsabilités, elle est corédactrice en chef de la revue L’autre, Cliniques, cultures et sociétés et membre du collège de la revue Spirale. Entretien.

Claire Mestre Ph JFM

C’est une histoire qui a plus de 20 ans, à l’époque j’avais fini mes études de médecine et j’étais en formation d’anthropologie. A l’origine de notre action, d’abord l’idée que nos outils cliniques étaient très imparfaits pour entendre et comprendre la souffrance psychique des migrants qui parlent souvent très mal le français. Le 2e facteur, c’est mon intérêt pour les sciences humaines en médecine : la psychanalyse, l’anthropologie – j’ai fait une thèse d’anthropologie sur Madagascar- et mes lectures d’auteurs qui avaient beaucoup avancé sur ces questions-là, Tobie Nathan en particulier. Le 3e facteur, plus personnel, est lié à ma propre histoire.

Le projet a pris 2 directions, une consultation intra hospitalière qui existe toujours et qui occupe une place de marginalité dans le paysage médical hospitalier, pas psychiatrique, je suis au CHU et pas à Charles Perrens, c’est important. (…)  Une consultation qui est née avec les moyens du bord d’une façon très minuscule jusqu’ à devenir quand même bien reconnue. Et parallèlement le montage d’une association qui à l’époque s’appelait Mana. (…) Il a fallu construire des outils, travailler avec des références qui n’existaient pas à l’hôpital, il a fallu en 20 ans faire un énorme travail grâce à la dimension associative, recruter des personnes qui avaient des formations adéquates, former des interprètes, créer des lieux.

La dimension associative a eu son propre devenir, en dehors de la consultation. On a fait plein de choses, on s’est beaucoup occupé d’interprétariat, on a créé une action aux Aubiers (1) en direction des femmes migrantes, au final un travail en 20 ans qui a été assez productif avec beaucoup d’énergie. On s’est occupé de la migration dont le problème central reste la question de l’accès aux soins psychiques, que les personnes puissent avoir une parole, trouvent les moyens de parler, dire de quoi elles souffrent. (…)

 Il s’agit donc moins de soigner que de prendre soin ?

Le soin se décline pour nous autour du terme du care qui nous vient des Etats-Unis, avec une portée anthropologique et politique, ne pas se cantonner aux soins médicaux, ça va bien au-delà et c’est pour ça que l’associatif représentait bien la dimension du care, du prendre soin. Avec une déclinaison, en dehors du champ médical, vers le psychologique, le social, des lieux de paroles, des ateliers à médiation artistique et corporelle, toutes choses qui sont des Works in progress, c’est à dire jamais achevées, remises en travail parce que la rencontre n’est jamais définitive, toujours en progression. Et aussi parce que la question matérielle est là, on n’a jamais les financements.  Et puis c’est aussi toute la dynamique de nos relations avec les populations dont on s’occupe qui nous ont inspirés, le contact avec l’autre, les migrants, les familles qui nous incitent à proposer des pratiques de soins qui continuent à se développer en dehors de l’institution médicale, en dehors du sanitaire.

Quels sont justement les maux dont souffrent les migrants et comment cela a évolué dans le temps ?

Longtemps, ce furent des personnes d’origine du Maghreb, raisons économiques, regroupements familiaux. (…)  Puis on s’est intéressé à la naissance des enfants, c’est une de nos spécificités, on a développé des connaissances et des outils pour accompagner les femmes dans leur grossesse et la naissance de leurs enfants.  Puis ce furent les personnes victimes de la torture, des gens demandant l’asile, des hommes et des femmes, des très jeunes gens qui demandaient protection à la France. Cela nous a demandé de développer une autre forme d’écoute centrée surtout sur les victimes de la torture et de la répression policière. Pour ça, on a des financements de l’ONU très longtemps. La question migratoire s’articule avec la question de la violence intentionnelle sur les corps. Puis on s’est intéressé de façon très intense ces dernières années à la question des mineurs, énormément de femmes et de jeunes qui posent un certain nombre de problématiques liées à leur histoire migratoire et à la façon dont la France les accueille. Et puis enfin la question de la précarité puisque la France, l’Europe, qui a érigé des murs très dangereux autour de ses frontières a précarisé énormément les exilés jusqu’ à créer des situations qui n’existaient pas quand on a commencé, elles étaient même très minoritaires mais elles font partie maintenant de la majorité de nos patients. Les questions migratoires ne sont pas liées au changement de lecture mais plutôt à un état qui accueille mal les étrangers.

               Entretien réalisé par Jean-François Meekel

1 : Mana – L’Ecole des Femmes[JF1]  : elle a comme mission la prévention, l’accès aux droits et la promotion de la santé auprès des habitants du quartier des Aubiers, quartier « politique de la ville » caractérisé par une grande diversité culturelle, avec une quarantaine de nationalités présentes.

Encadré

De Mana à Ethnotopies en passant par SOS Solidarité, turbulences sur l’associatif

Comme beaucoup d’associations, Mana a traversé des turbulences, liées aux difficultés pour pérenniser financièrement l’association, trouver des bénévoles à même de prendre des responsabilités, lassitude, usure…Au point qu’il fut décidé afin de pérenniser notamment les emplois pour pouvoir poursuivre l’indispensable action de Mana en direction des populations précaires, d’intégrer une autre structure, en l’occurrence le groupe SOS Solidarité. Cette structure est une sorte de multinationale de la solidarité avec 600 établissements, 21500 salariés, dirigé par Jean-Marc Borrelo, par ailleurs n°2 du parti présidentiel, LRM, et appliquant des méthodes libérales au management qu’il impose aux asso qui rejoignent le groupe. « On nous a trompé et on s’est trompé » dit aujourd’hui Claire Mestre. Libre ni de ses pensées ni de ses actions, l’équipe de Mana s’est opposée et fut « foutue à la porte » Retour partiellement à l’associatif “artisanal” et à la liberté certes contrainte par une forme de précarité inhérente avec la création d’Ethnotopies alors que le groupe d’interprètes en milieu médical et social de son côté créait sa propre structure. Ethnotopies a recentré son intervention sur les violences intentionnelles faites aux femmes et sur les mineurs non accompagnés et sur la question de la parentalité en situation périnatale.

                                         JFM  

L’aller vers des EMPP, les  équipes mobiles de psychiatrie et précarité.

 Entretien avec Christophe Lagabrielle, psychiatre, médecin réfèrent EMPP Bordeaux

Christophe Lagabrielle Ph DR

« Les EMPP, équipes mobiles de psychiatrie et précarité , ont été créées par une circulaire de 2005 alors que  Bernard Kouchner était ministre de la Santé. Il s’agissait de mettre en place des équipes   spécialisées pour aller au-devant, «  aller vers »  c’est le maître mot,  la clé de voûte,  aller vers les personnes en situation de précarité,  dans la rue, dans des squats, dans des foyers d’hébergement d’urgence. (…)Les études ont montré que la prévalence des troubles psychiatriques chez ces personnes étaient bien plus élevée, voire le double, notamment pour la schizophrénie. C’était donc  important d’aller vers eux dans la mesure où ils étaient, la plupart du temps, réticents aux soins psychiatriques ; important  à la fois pour les patients eux-mêmes et aussi pour aider les travailleurs sociaux qui étaient aux  prises avec ces tableaux psychiatriques souvent extrêmement sévères et pour lesquels ils avaient vraiment besoin d’être aidés dans leur pratique et conseillés..(…)1

Et quoi votre intervention est-elle spécifique en direction des  migrants en situation d’exil ?

Quand on est arrivé sur la métropole bordelaise il y a 10 ans,  on était très attendu par les travailleurs sociaux, qui se dépatouillaient avec des situations psychiatriques extrêmement sévères qui bloquaient  leur travail de  réinsertion et les mettaient en échec.… (…) On s’est trouvé à notre grande surprise face à des gens dans les centres d’accueil d’urgence ou dans la rue qui étaient des migrants dans une proportion de 60 à 80%. (…) L’ARS, l’agence régionale de  santé, nous a demandé de présenter un projet pour prendre en charge spécifiquement  ces populations-là.  C’était en 2013,   on a monté un projet pour s’occuper principalement, en plus des troubles schizophréniques, des troubles de l’humeur, notamment  des troubles de stress post-traumatique. Troubles qu’on retrouve quasiment chez  30%  de ces  migrants,  en France  depuis moins de 3 ans, qui sont en demande de soins en  santé mentale à cause de troubles psychiatriques,  consécutifs à un trouble de stress post-traumatique,  c’est à dire la confrontation au réel de la mort de façon brutale, violente, crue, qui fait trace dans le mémoire. Elle se réactive la journée dans des réminiscences ou  la nuit dans des cauchemars. Les trauma  sont à la fois dans leur pays d’origine avec des  tortures,  des emprisonnements, des maltraitances familiales ou bien liés  à l’orientation sexuelle, l’homosexualité qui est encore condamnée dans de nombreux pays, le Cameroun, le Nigeria…sans  compter les guerres bien sûr et puis au cours du voyage d’immigration le passage par la Libye, un pays ou la barbarie est reine, et puis la traversée de la Méditerranée avec  souvent des chavirages, des bébés qui meurent de faim ou de soif au sein de leur mère  pendant une traversée qui dure 4/5 jours alors qu’ils n’ont rien à manger et à boire. Et puis la vie dans les camps au sud de l’Italie, et la prostitution. Et in fine en  Europe la vie de la rue  notamment pour les femmes qui sont très rapidement agressées quand elles dorment  dehors.

Quels moyens avez-vous, quels outils ? des ateliers ?

Il y a une spécificité dans le trouble  de stress post-traumatique chez les migrants. Car,  quand on a un homme de 35 ans qui a un métier, 2 enfants, une maison et qui se fait agresser dans une banque ou qui a un accident de voiture ou dans lequel il voit un  bras arraché, il a  effectivement un contact avec la mort,  qui génère un stress post-traumatique, il  y a uniquement ce  secteur là qui est attaqué,  chez la personne mais tout le reste ça tient,  l’environnement social, affectif, familial, professionnel,  ça fait des contenants  qui circonscrivent l’attaque traumatique et sa récurrence alors que chez les migrants y a rien qui tient,  la migration fait perdre la  sécurité culturelle, sociale, familiale, il n’y a pas de logement, il n’y a pas de maison et donc on a des  tableaux qui sont toujours complexes, avec des  comorbidités : une dépression sévère,  des douleurs  chroniques,  des idées  suicidaires il y a le psycho-traumatisme qui empêche de dormir avec des éléments psychotiques délirants, ils se sentent poursuivis dans la rue…

 (…) Pratiquement, il y 2 approches :  dans un psycho traumatisme simple, le traitement est psychothérapeutique, il faut réorganiser cette mémoire qui dysfonctionne, ne métabolise pas dans une récurrence toujours identique. Alors qu’avec les migrants, il faut soigner la dépression, soigner les éléments psychotiques. On a des traitements il faut s’occuper des gens, les voir souvent, ils ont le souci  d’être écoutés,  aimés, reconnus comme  humain. C’est vraiment le contact,  de la relation humaine qui fait qu’on remet de la vie là ou il y a la mort en eux.(…) Pratiquement « nos outils »  sont des psychothérapies qui font appel à la parole mais aussi des médiations : médiation corporelle, couture, marche, médiation de la psychomotricité,  médiation artistique où la dimension esthétique prime sur l’expression des contenus, l’expression esthétique permet de réorganiser la mémoire vers quelque chose où on articule la question de la mort et  la question de la vie (…)

La question  l’accueil, pour  vous les soignants, de toute cette  misère, de toute t cette souffrance-là,  comment vous vous en protégez et  est-ce  qu’il faut s’en protéger ?

Oui, il faut s’en protéger, c’est sûr. On est tous régulièrement à tour de rôle embarqués  dans des processus sympathiques, c’est à dire souffrir avec et vouloir sauver… ça veut dire qu’on  veut donner de l’argent, ramener  chez  soit,  payer un hôtel, faire le dossier de demande d’asile à la place de l’autre, l’argumentaire…A tour de rôle on est tous à des moments happés, interpellés  en écho à ses propres problématiques et donc c’est important en équipe de pouvoir discuter de ces situations justement on est  dans le trop, le trop prés, qui ne permet  plus le décalage pour permettre la réorganisation du patient donc le travail d’équipe, de relecture et puis il y a surtout vraiment la question de la convivialité entre nous, nous avons du plaisir à être entre nous et à travailler ensemble.

                       Entretien JF Meekel

Encadré

EMPP, Equipe mobile psychiatrie, précarité et migrants,  une équipe pluridisciplinaire de 13 personnes :Médecins psychiatres, psychologues, médecin généraliste à orientation douleur, psychomotricienne, infirmiers, secrétaire et traductrice russophone, basée aux Capucins à Bordeaux. Ce service est rattaché à l’hôpital Charles Perrens. La structure qui a « fêté » ses dix ans de fonctionnement pendant le confinement a produit un diaporama qui sert à borner l’évènement. A voir et à entendre avec ce lien :  https://vimeo.com/480729925


Images liées:

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.