En 2016, le groupe Bolloré a connu son «pire drame» avec l’accident meurtrier d’un train de la Camrail, l’une de ses filiales. Plusieurs expertises ont conclu que cette catastrophe ferroviaire était due à de nombreux dysfonctionnements. Pourtant, la justice camerounaise s’est montrée très clémente envers l’entreprise, au grand dam des familles des victimes. Peu médiatisé en France, cet épisode représente une tache indélébile dans l’histoire de la firme sur le continent.

Fanny Pigeaud > 4 février 2022

Des locomotives de Camrail, avant leur exportation des États-Unis vers le Cameroun, en janvier 2018. Kipp Teague / flickr.com

Une énorme tache de sang : voilà ce que représente la Cameroon Railways, dite Camrail, sur le bilan du groupe Bolloré en Afrique. Le vendredi 21 octobre 2016, 79 personnes sont mortes, selon un bilan officiel, et 800 autres ont été blessées dans un accident de train de cette compagnie de chemin de fer camerounaise, dont la holding française possède 77% du capital. Jamais le Cameroun n’avait connu une catastrophe ferroviaire d’une telle gravité.

C’est aussi «le pire drame» qu’ait connu le groupe Bolloré, selon un de ses cadres, Philippe Labonne. La multinationale rejette cependant toute responsabilité. «Jamais Camrail n’a failli […] Le reste relève de l’histoire et du destin», a déclaré Olivier Baratelli, l’un des avocats du groupe en France, alors qu’il était au Cameroun pour défendre la filiale dans le procès qui a suivi en 2018. Mais le tribunal de première instance d’Éséka, la ville où s’est produite la catastrophe, a reconnu le 26 septembre 2018 Camrail «pénalement responsable» et coupable des délits d’activités dangereuses, homicides et blessures involontaires.

Le déroulement des événements, les témoignages, les rapports d’expertise et les conclusions du procès : tous racontent une histoire stupéfiante de bout en bout, marquée par une série de fautes et de négligences commises le jour J, et par des choix de gestion douteux plus anciens, imposés notamment par les institutions financières internationales.

Une succession d’erreurs et de négligences

C’est un incident survenu sur le réseau routier qui a été l’élément déclencheur de la catastrophe. Dans la nuit du 20 au 21 octobre 2016, une buse métallique placée sous la route nationale reliant Yaoundé, la capitale politique, à Douala, la capitale économique, éclate. Usée, rouillée, elle n’a pas résisté à la pression de la petite rivière Manyaï, gonflée par de fortes pluies. Tout un pan de la route s’effondre, rendant impossible la circulation sur cet axe, l’un des plus fréquentés du pays.

Sans autre solution, des centaines de voyageurs optent en début de matinée pour l’Inter-City, un train «express» de Camrail qui effectue la liaison Yaoundé-Douala en 3 h 30 (pour environ 250 kilomètres). Dans les gares, c’est la cohue. Au journal de 13 heures de la radio-télévision publique, le ministre des Transports Edgard Alain Mebe Ngo’o annonce que la capacité d’accueil des trains a été revue à la hausse. L’Inter-City n°152 parti vers 11 heures de Yaoundé a été équipé de huit wagons supplémentaires, explique-t-il. Ces voitures, de fabrication chinoise, sont arrivées la veille de Ngaoundéré, située à 600 km au nord de Yaoundé.

L’accident se produit au moment même où la déclaration du ministre est diffusée : le train n°152, constitué de dix-sept voitures, déraille au niveau d’Éséka, à 120 km de Yaoundé. Il «s’est désintégré à l’approche de la gare d’Éséka», rapporte le jugement rendu le 26 septembre 2018. Le scénario est cauchemardesque : «Les quatre dernières voitures de la rame se sont renversées dans un ravin, les onze suivantes ont déraillé au niveau de la gare elle-même, tandis que la locomotive, le fourgon et une voiture voyageur ont continué leur chemin et se sont immobilisés près de quatre kilomètres plus loin.» Si les secours mettent plusieurs heures à arriver, la nouvelle du désastre se répand rapidement et suscite une forte émotion dans tout le pays.

Une «défaillance du système de freinage»

Plusieurs expertises permettent à la justice d’établir que la vitesse du train, au moment de l’accident, était de 96 km/h, alors qu’elle était limitée à 40 km/h sur cette portion de voie, tortueuse et inclinée. La cause de cet emballement, d’après le jugement du tribunal d’Éséka? Le non fonctionnement du frein rhéostatique de la locomotive et la «défaillance du système de freinage» d’au moins douze voitures, dont les huit ajoutées au dernier moment. Ces dernières n’avaient pas, en outre, été «sérieusement contrôlées après 600 km de circulation». Le conducteur du train a ainsi freiné sans succès sur six kilomètres. Lors du procès, plusieurs témoins ont assuré que les responsables de Camrail savaient qu’une partie de ses voitures chinoises avaient, depuis leur mise en service en 2014, un système de freinage défectueux, et que l’habitude avait été prise de les associer à des wagons de fabrication française dont les freins étaient en meilleur état.

Le président du tribunal, le juge Marcel Ndigui Ndigui, relève également que la rame était «surchargée» d’au moins 25 tonnes. Selon Camrail, il y avait 1 462 voyageurs, mais ils étaient en réalité bien plus nombreux : des passagers n’avaient ni place assise ni titre de transport. Autre constat de la justice : les dirigeants de Camrail n’ont pas tenu compte des «réserves émises par le conducteur» avant le départ. Une commission nationale d’enquête présidée par le Premier ministre de l’époque, Philemon Yang (en poste entre 2009 et 2019), attribue elle aussi à la compagnie ferroviaire – dont l’État est actionnaire à 13,5% – «la responsabilité à titre principal» de l’accident, sans toutefois préciser qui sont les autres responsables, et affirme que l’entreprise s’est rendue coupable de «graves anomalies et défaillances».

Camrail, qui a interjeté appel de sa condamnation, dit n’avoir commis «aucune maladresse», «aucune imprudence», «aucune négligence». «Les règles de l’art étaient connues, ont été maîtrisées, les tests de freinage ont été faits. Il a été humainement fait tout ce qu’il était possible de faire», a certifié Olivier Baratelli. L’entreprise avance l’hypothèse «d’une défaillance ou d’un défaut de conception» des voitures chinoises et réclame «une expertise internationale». Elle soutient que le tribunal a rendu sa décision «en l’absence de toute expertise qualifiée et compétente», certains des experts consultés ayant été autrefois ses employés et étant «en procédure judiciaire pour motifs personnels» contre elle.

Une justice trop clémente?

En dépit de ses conclusions sévères, le tribunal d’Éséka a condamné Camrail à payer une amende de… 500 000 francs CFA, soit 762 euros. Parmi les onze employés reconnus coupables d’«homicides et blessures involontaires» et d’«activités dangereuses», le conducteur du train et le chef de la sécurité de Camrail de Yaoundé, tous deux Camerounais, ont écopé des peines les plus lourdes : cinq et trois ans de prison ferme qu’ils n’effectueront probablement jamais car ils ont, semble-t-il, quitté le Cameroun avant le rendu du jugement. Seul avec le conducteur à n’avoir pas opté pour le silence pendant le procès, le directeur général, de nationalité belge, a quant à lui été condamné à six mois de prison avec sursis.

Peut-être la justice aurait-elle été moins indulgente si elle avait eu entre les mains la version longue d’un rapport d’expertise établi par le cabinet français Cerutti à la demande de la commission d’enquête. D’après ce rapport resté confidentiel – mais que Afrique XXI a pu consulter -, la hiérarchie de Camrail n’a «pas pris en compte des graves anomalies signalées en rouge dans le rapport du service matériel». Il évoque aussi un «ordre écrit donné au conducteur par le responsable de la sécurité de prendre le départ en dépit des graves défectuosités précitées».

Le cabinet Cerruti a envoyé à un ministre ce document de 70 pages en février 2017, et en 46 exemplaires, en utilisant l’adresse de la présidence de la République du Cameroun. Mais il n’a pas été versé au dossier judiciaire, contrairement à sa version courte de 14 pages, et les parties civiles n’en ont pas eu connaissance. Il a «complètement disparu», s’est indigné en 2019 le cabinet Cerutti dans une lettre ouverte adressée au président Paul Biya, qui dirige le pays depuis 1982. L’équipe Cerutti a par ailleurs déclaré à la police judiciaire de Yaoundé que le président du conseil d’administration de Camrail avait tenté de l’influencer pendant sa mission d’expertise au Cameroun – une accusation balayée par le groupe Bolloré.

Des indemnités jugées insuffisantes

Quant au montant des indemnités à verser aux victimes, il scandalise les parties civiles tant il est faible. Le juge Ndigui Ndigui a par exemple ordonné à Camrail de verser 50 millions de francs CFA (76 000 euros) à une soixantaine de personnes alors qu’elles demandaient 2 milliards de francs CFA (3 millions d’euros). Et que dire du fait que les indemnisations aient été gérées par Activa, assureur camerounais de Camrail, sur la base du code de la zone CIMA (Conférence inter-africaine des marchés d’assurance), alors que ce dernier exclut de son champ d’application les accidents ferroviaires? Les avocats des victimes ont demandé en vain que le groupe Bolloré communique un contrat d’assurance qu’il aurait souscrit pour ses activités de transport en Afrique auprès de l’Italien Generali (dans lequel il a des parts). Mais «personne ne l’y a contraint malgré les sollicitations des avocats», regrette un auxiliaire de justice. Il reste par ailleurs plusieurs dossiers non indemnisés dont celui, emblématique, d’une notaire, Dorette Dissaké, disparue (son corps n’a pas été retrouvé ou identifié, comme c’est le cas pour d’autres personnes), et dont la famille se bat pour obtenir réparation.

Les parties civiles ont fait appel du jugement dans l’espoir d’être mieux prises en compte. Mais quatre ans après le verdict d’Éséka, le procès en appel n’a toujours pas eu lieu et personne ne sait quand il se tiendra – comme si l’affaire avait été enterrée, comme tant d’autres avant elle dans ce pays rongé par la corruption.

En avril 2016, Paul Biya avait reçu Vincent Bolloré en audience, quelques mois avant le drame d’Éséka. Présidence du Cameroun

Le groupe Bolloré a développé depuis ses débuts au Cameroun, au milieu des années 1980, des relations étroites avec de hautes personnalités, comme l’un de ses cadres l’a expliqué en 2008 à Libération1. Michel Roussin, vice-président du groupe pendant plusieurs années et ex-ministre français de la Coopération, fait partie de ceux qui ont contribué à tisser ce réseau. Cet ancien responsable des services secrets français a d’ailleurs été le premier président du conseil d’administration de Camrail de 1999 jusqu’en 2009. Parmi ses principaux interlocuteurs figurait Marafa Hamidou Yaya qui a suivi de près, en tant que secrétaire général à la présidence, le processus de privatisation de la compagnie ferroviaire nationale au profit du groupe Bolloré, dans les années 1990.

Une privatisation imposée par les institutions financières internationales

La privatisation : c’est justement l’un des nœuds du drame. Du point de vue de l’avocat camerounais Stéphane Bobé Enguéléguélé, l’accident d’Éséka est aussi «le résultat de choix de politique économique qui ont positionné» le Cameroun au service «de la division internationale du travail». Il signe «l’échec des privatisations» de son patrimoine économique et stratégique. Ce sont le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale qui ont poussé le pays, dans le cadre d’un Programme d’ajustement structurel, à privatiser sa compagnie de chemin de fer, la Régie nationale des chemins de fer du Cameroun (Régifercam). Les deux institutions ont demandé que l’État se désengage de l’exploitation technique et commerciale des services de transport, ainsi que de la maintenance, le renouvellement, l’aménagement et l’exploitation des infrastructures.

L’opération devait soi-disant relancer le secteur, capital pour l’économie du pays mais aussi pour ses voisins tchadiens et centrafricains, et améliorer la qualité du service tout en diminuant les prix. Régifercam avait des résultats financiers qui «n’étaient pas catastrophiques», souligne un rapport de la Banque mondiale, mais n’était pas en mesure «de financer la révision et le remplacement de ses actifs».

À l’époque, l’idée de récupérer la Régifercam aiguise les appétits, et en particulier ceux du groupe Bolloré, déjà actif au Cameroun dans le secteur de la logistique et du transport, car se profile alors la construction d’un long pipeline devant relier les puits pétroliers tchadiens de Doba au port camerounais de Kribi. Le processus de privatisation, ouvert en 1996, est supervisé par le FMI et la Banque mondiale d’une manière assez spéciale. «Dans les pays importants, les pays occidentaux ont fait en sorte que les privatisations en Afrique soient pilotées par des ressortissants à eux afin de s’assurer que leurs entreprises gagneraient les marchés. Au Cameroun, le chef de mission de la Banque mondiale était français, Éric Boucheny, tout comme l’était André Ryba, la personne envoyée par le siège à Washington pour piloter sur place tout le programme de privatisations», explique l’économiste Eugène Nyambal, qui travaillait alors lui-même pour la Banque mondiale. Pour la reprise de la Régifercam, le processus aboutit à un schéma inattendu.

Bolloré seul maître à bord

Le dossier soumis par la société sud-africaine Comazar et une filiale du groupe français SNCF est le mieux noté par l’équipe chargée d’étudier les candidatures, sur le plan financier comme sur le plan technique. Le groupe Bolloré, en équipe avec une autre filiale de la SNCF, est classé deuxième. Cependant, après d’intenses négociations menées en coulisses, l’État finit par demander à Comazar et Bolloré de s’associer, tandis que leurs co-soumissionnaires, les filiales de la SNCF, sont mises sur la touche.

En 1999, l’État leur octroie la concession pour vingt ans, tout en conservant la propriété des infrastructures. Les deux entreprises créent une société commune, Camrail, mais Comazar s’en retire rapidement. Le groupe Bolloré, dont le patron Vincent Bolloré et son vice-président se sont, selon Africa Intelligence, «déplacés eux-mêmes à Yaoundé pour “assurer” leur offre» en octobre 1997, reste ainsi seul aux commandes.

Des analystes avaient pourtant averti les autorités que confier la concession à la multinationale française, qui n’avait alors aucune expérience en matière de transport ferroviaire, présentait plusieurs risques : celui de lui donner une position dominante qu’elle pourrait utiliser contre d’autres gros clients des chemins de fer du pays avec lesquels elle est en concurrence directe à travers ses diverses activités, et celui de lui céder le contrôle d’un pan important de l’économie nationale puisqu’elle est déjà présente dans le transport maritime, le transit, le transport routier, etc. Avec la concession, redoutaient alors ces experts, le groupe Bolloré aura un quasi-monopole dans le système de transport du pays, dont il pourrait éventuellement se servir pour paralyser le corridor Nord-Sud et le trafic avec les pays voisins, et ainsi en faire une arme de chantage.

Une voie de chemin de fer aux normes coloniales

Le contrat de concession contraint Camrail à assurer un service voyageurs, reconnu comme une «obligation non commerciale», contre une contribution financière de l’État. Mais la compagnie n’a pas amélioré la qualité et la fréquence des services, si bien que le nombre de voyageurs n’a pas évolué et a même baissé entre 1994 et 2015. En 2010, l’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs, basée à Yaoundé, a lancé une campagne «Trains sans souffrances» pour réclamer de meilleures conditions de voyage.

Comme on pouvait s’y attendre, Camrail s’est concentrée sur le fret, vital pour les activités du groupe Bolloré (environ 30% du trafic est associé à ses filiales) et celles de ses actionnaires minoritaires, à savoir le géant pétrolier français Total (5,3%) et le groupe forestier français Thanry (3,8%).

En 2008, l’entreprise a obtenu que le contrat de concession soit modifié afin que l’État participe financièrement au programme d’investissements et aux frais de maintenance. Quelques installations ont été rénovées, dont une partie a été financée par des prêts de la Banque mondiale à l’État camerounais. Mais le gros des infrastructures n’a pas bougé : il n’y a toujours qu’une seule voie et elle conserve un écartement aux standards coloniaux, soit un mètre au lieu de 1,4 mètre, norme internationale qui donne plus de stabilité aux trains. Le réseau n’a connu aucune extension. Pire, de petites lignes jugées non rentables ont été abandonnées et des gares intermédiaires ont été fermées – ce alors qu’elles constituaient des points de désenclavement tout autant que des lieux de collecte de la production vivrière. Ces mesures ont contribué à renchérir le coût du transport et donc celui de la vie à Douala et Yaoundé. Le transport de marchandises entre Douala et N’Djamena «est toujours l’un des plus chers de l’Afrique subsaharienne», constate la Banque mondiale dans son rapport cité plus haut.

«Tout le monde s’attend à une réplique»

Au bout du compte, notait la Banque mondiale, les projections financières d’avant la privatisation n’avaient pas été réalisées quinze ans après la mise en concession, la marge opérationnelle de Camrail ayant même diminué : elle était en 2015 de 4% contre 37% en 1994. «Sans le soutien financier du gouvernement, les infrastructures se détérioreront constamment», relève la Banque mondiale. L’institution financière s’abstient en revanche de faire des commentaires détaillés sur l’état du matériel roulant impliqué dans le drame de 2016…

En juillet 2021, Camrail a lancé une opération de communication pour annoncer la relance du trafic de voyageurs entre Douala et Yaoundé, interrompu depuis l’accident d’Éséka. Le ministre des Transports, Ernest Masséna Ngalle Bibehe, s’est prêté au jeu et a participé avec une flopée de journalistes et de parlementaires à un «voyage inaugural».

Depuis, une association de consommateurs s’est plainte de l’augmentation de la durée du trajet, désormais de 5 h 30, et de la qualité des wagons, accusant Camrail d’avoir «juste repeint» d’anciennes voitures. Les conseils des parties civiles de l’accident d’Éséka sont, eux, sidérés : ils ne comprennent pas que les autorités camerounaises aient maintenu la concession en l’état après un sinistre aussi grave et alors que la commission nationale d’enquête tient Camrail pour responsable. «Camrail peut, avec le gouvernement, relancer mille fois le trafic sur cette ligne, les populations ne suivront jamais. Parce que, comme en matière de sismologie, tout le monde s’attend à une réplique, à un autre accident», observe une source judiciaire. L’actuel projet du groupe Bolloré de vendre ses activités africaines de logistique et de transport vient ajouter de nouvelles interrogations : la concession de Camrail sera-t-elle reprise par l’acheteur ou par l’État? Et que deviendra la procédure en appel?

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