Le réalisateur met en scène dans Tirailleurs un père et un fils enrôlés en tant que tirailleurs sénégalais dans le bruit et la fureur de la Première Guerre mondiale. Un beau film populaire avec un Omar Sy de grande classe.

Christophe Kantcheff • 3 janvier

Mathieu Vadepied : « Transportés sur le front à 5 000 kilomètres de chez eux »
© Marie-Clémence David
Tirailleurs / Mathieu Vadepied / 1 h 40.

Pour ne pas laisser seul son fils (Alassane Diong) qui vient d’être capturé par l’armée française pour être envoyé sur le front – nous sommes en 1917 –, Bakary (remarquable Omar Sy, qui est également coproducteur du film) s’enrôle lui aussi. Après ces premières scènes au Sénégal, qui font écho à la capture des esclaves quelques siècles plus tôt, le père et le fils se retrouvent dans les Ardennes.

Tout leur est étranger, à ceci près que le fils connaît le français, ce qui est une première différence entre eux. Bakary parle le peul. Ainsi, Tirailleurs est pour le spectateur français en grande partie un film en langue étrangère (certes portée par Omar Sy), ce qui n’en fait pas moins un grand film populaire.

Tirailleurs a aussi une rigueur et une éthique qui l’éloignent de toute démagogie, du chantage à l’émotion ou de la spectacularisation de la violence – de ce point de vue, la boucherie de 14-18 est tentante… Le regard sur les Africains dans la Première Guerre mondiale est impeccable : c’est celui de Mathieu Vadepied, qui signe là son deuxième long-métrage de fiction après avoir été directeur de la photographie.

D’où vient l’idée de faire un film sur un moment de l’histoire des Africains ?

Mathieu Vadepied : De loin. Mon grand-père était un homme politique. Dans les années 1960, il a procédé à un jumelage entre la ville de la Mayenne dont il était le maire, Évron, et une ville de Côte d’Ivoire, Lakota. J’étais enfant et je voyais ces délégations d’Ivoiriens composées d’officiels et de gens plutôt lettrés rencontrer les habitants d’Évron, essentiellement des paysans. J’y ai vu une fraternité sans condescendance, non lestée par le rapport colonial. Cela m’a suffisamment marqué pour que j’en sois imprégné jusqu’à aujourd’hui.

Pourquoi avoir choisi la Première Guerre mondiale ?

Parce que tous les hommes de la famille de mon grand-père y ont trouvé la mort. C’est une mémoire qui s’est transmise jusqu’à moi. Je crois beaucoup à cette mémoire qui s’inscrit à travers les générations. Qu’on le veuille ou non, on en est chargé. Qu’en fait-on ? Rien ou quelque chose. Un film, par exemple. Il y a une autre raison qui a présidé à ce choix : c’est la première fois que des habitants des pays d’Afrique colonisés ont été exilés, transportés sur le front à 5 000 kilomètres de chez eux.

Le choc de l’inconnu a été considérable. J’ai essayé de comprendre ce que ces tirailleurs ont pu vivre. Toute proportion gardée, je suis moi-même parti seul à 18 ans au Sénégal. Avec le fantasme du continent africain. Il y avait cette idée d’aller à la rencontre de l’autre dans ce qu’il a de lointain.

Pourquoi avoir opté pour un scénario original, que vous avez coécrit avec Olivier Demangel, et non une adaptation ?

Hormis celui de Bakary Diallo, publié en 1926, il n’y a pas de témoignages directs de tirailleurs.

Parce que, hormis celui de Bakary Diallo, publié en 1926, il n’y a pas de témoignages directs de tirailleurs. En revanche, on trouve des fragments de récits dont nous nous sommes inspirés dans des romans, notamment ceux d’Amadou Hampâté Bâ ou de Cheikh Hamidou Kane, des lettres ou des livres d’historiens.

Il existe nombre de travaux d’historiens sur les tirailleurs sénégalais, qui restent par définition circonscrits à un certain public. L’audience de Tirailleurs ira bien au-delà. La portée pédagogique du film a-t-elle aussi une importance ?

Ma première intention était de faire un film avec des partis pris esthétiques forts, liée à l’envie de faire un cinéma le plus populaire possible, dans le bon sens du terme. C’est-à-dire donner accès à cette histoire sans que cela nécessite de reculer sur l’exigence artistique.

À mes yeux, le film s’adresse avant tout aux jeunes générations. Je serais heureux qu’ils accueillent ce que le film raconte. Parce que le trouble ou le ressentiment dus aux choses qui ne sont pas dites, non seulement par les familles mais par l’école ou par la France, pourraient s’atténuer face à ce qui est une forme de reconnaissance et un hommage à ces soldats qui y ont droit, comme tous les poilus.

Dès que les personnages arrivent en France, on se rend compte que les tirailleurs sénégalais sont loin d’être tous sénégalais, qu’ils ne se comprennent pas les uns les autres et que la solidarité entre eux n’est pas sans faille…

Ils arrivent dans un endroit des Ardennes où des tirailleurs sont là depuis des mois, voire des années. C’est tout un microcosme. Certains subissent, d’autres profitent… Ce n’est pas différent d’ailleurs. D’autant qu’on est dans un moment de survie pour tout le monde. J’ai essayé d’éviter le regard condescendant et les stéréotypes, et de situer l’action au cœur de la folie mais aussi de la beauté de l’humanité.

Photo : Marie-Clémence David.

Le père veut retourner au Sénégal parce que ce n’est pas sa guerre. Le fils, en revanche, ressent de la fierté à revêtir l’uniforme français et à monter en grade. Que se passe-t-il en lui pour entrer ainsi dans le jeu ? Se sent-il (un peu) français ?

Il est ambitieux. Il a envie de briller. Et il est ébloui par la fougue de ce jeune lieutenant [Jonas Bloquet] qui le promeut et le prend à ses côtés. Il en arrive même à trouver que son père devient un poids. Que ça ait eu lieu, j’en suis persuadé.

Qu’il se sente ainsi français reste ambivalent, voire ambigu. D’une certaine façon, cela renvoie à la dualité qui existe encore aujourd’hui chez beaucoup de jeunes dont les aïeuls viennent de pays anciennement colonisés. Ils ont en eux ce qu’il vaut mieux considérer comme une richesse plutôt que comme une difficulté, même si certains l’expriment en disant qu’ils ont l’impression de ne pas être français en France ni sénégalais au Sénégal.

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Aviez-vous des images à l’esprit avant de commencer le film ? Les Sentiers de la gloire, par exemple…

J’avais surtout en tête La 317e Section, de Pierre Schoendoerffer, dont l’action se déroule au cœur de la guerre d’Indochine. On y ressent quelque chose de très puissant et en même temps de presque doux parfois, alors qu’on est dans l’extrême violence d’une guerre coloniale.

Contrairement à d’autres, vous ne tombez pas dans le voyeurisme. La carriole remplie de cadavres d’Africains, vue au début, suffit à montrer ce que produit cette guerre…

Cela relève d’une question éthique et politique. Quand on filme la mort, que montre-t-on ? Qu’est-ce qu’on ne montre pas ? Est-ce que la violence au cinéma sert à faire des entrées ou est-ce qu’on essaie de la raconter sans la magnifier, sans en faire un objet de fascination ? Mon idée était d’être le plus réaliste possible pour éviter la séduction de la violence par sa spectacularisation. Je voulais être en permanence à hauteur de personnages, dans leur sillage et leur perception.

Je voulais être en permanence à hauteur de personnages.

Les moyens techniques de plus en plus sophistiqués favorisent la surenchère. Pour moi, cette question était réglée d’emblée : pas de belles lumières, ni de surdécoupage des scènes, mais au contraire je souhaitais une économie de plans. Ce qu’on raconte induit la forme. Quand j’étais directeur de la photographie, j’étais au service d’un réalisateur et d’un film, mais j’avais déjà ce désir de ne pas en faire trop. C’est un travail minutieux, attentif.

C’est facile de fabriquer de belles images, et ça n’a aucun intérêt. Je n’utilise pas de grue, ni de steadicam, ni de travelling. Je rejette toute la lourdeur technique. C’est aussi parce que je connais bien la machinerie du cinéma et qu’elle ne me fascine pas. L’esthétisation publicitaire est non seulement insignifiante, mais elle valorise des aspects de nos sociétés très toxiques.

Vous ne montrez pas de racisme dans les rangs de l’armée. Pourquoi ?

J’ai la sensation que le racisme se situe surtout dans les colonies. Dès lors que les tirailleurs deviennent des soldats et combattent, partagent l’expérience de la mort, se retrouvent sous le feu de l’ennemi, une sorte de fraternité d’armes se crée entre ces hommes. Sur le plan des chiffres, il y a proportionnellement autant de morts africains que de morts français. Cela dit, pour établir un véritable bilan, il faut considérer toutes les conséquences de cette guerre sur les pays africains qui l’ont alimentée en hommes. Et là, le bilan est extrêmement lourd.

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Christophe Kantcheff

Par Christophe Kantcheff

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