29 octobre 2021 Par Pascale Mariani

La Colombie fait face à un afflux de migrants haïtiens en provenance du Brésil et du Chili, où ils avaient émigré il y a quelques années. Près de 20 000 se retrouvent coincés dans la petite ville de pêcheurs de Necocli, dans le nord-ouest du pays.

Necocli (Colombie).– S’il n’y avait ces sacs de voyage çà et là dans la rue, ces milliers de regards angoissés et ces tentes sur la plage, on se croirait dans n’importe quelle ville haïtienne.

« Pwason, pwason… », crie un vendeur colombien de poissons qui a appris le mot en créole pour s’adapter à la nouvelle clientèle. À Necocli, dans le nord-ouest de la Colombie, les passants, la musique et les plats préparés vendus dans la rue viennent tous d’Haïti. 

Depuis juillet, les migrants haïtiens sont contraints de passer plusieurs semaines dans cette petite ville de pêcheurs. Une halte imprévue dans leur périple vers les États-Unis. Ils seraient en ce moment plus de 8 000 à arpenter les rues de Necocli. « Je suis en train de dépenser ici tout mon argent », se désespère Waldo, père de deux enfants. Devant le guichet d’une des deux compagnies de bateaux traversant le golfe d’Uraba, il tente de faire changer la date de ses billets, prévus pour dans trois semaines. En attendant, les maigres économies de Waldo s’épuisent, rendant incertaine la suite du voyage. 

Contrairement à d’autres migrants, il n’a « personne qui puisse [l’]aider en [lui] envoyant de l’argent », ajoute-t-il. Il ne sait pas ce qu’ils vont devenir, une fois leurs économies consumées dans cet entonnoir entre l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale. Necocli, d’où partent les bateaux qui traversent le golfe d’Uraba vers les villages colombiens d’Acandi et Capurgana, à la frontière avec le Panama, est un point de transit obligé sur la route vers le Nord.  

Début septembre, la Colombie et le Panama ont, d’un commun accord, limité à 500 le nombre de passages quotidiens entre les deux pays. La décision aurait été prise sous la pression des autorités panaméennes, débordées par un afflux inédit de migrants. Plus de 70 000 candidats à l’exil auraient traversé l’isthme depuis le début de l’année, un chiffre record. « Il y a des jours où le Panama a reçu 1 500 à 2 000 migrants. Il y a même eu une semaine où nous en avons reçu 10 000, y compris les dimanches », s’alarmait en août Samira Gozaine, directrice de l’organisme de contrôle migratoire panaméen. À Necocli, en Colombie, en octobre 2021. © Photo Pascale Mariani pour Mediapart À Necocli, en Colombie, en octobre 2021. © Photo Pascale Mariani pour Mediapart

« La migration est un phénomène que nous ne pouvons pas arrêter, mais nous pouvons garantir que le passage se fera de manière sûre et contrôlée », ajoutait-elle. Pourtant, le chemin est tout sauf sûr. Pour gagner le Panama depuis la Colombie, les migrants doivent traverser la redoutable forêt du Darién, plusieurs jours de marche à travers la jungle, à la merci des groupes armés, des rivières en crue et des bêtes sauvages.

De tous les continents

En 2010, à peine quelques centaines de migrants se risquaient à franchir le Darién pour atteindre la frontière avec les États-Unis. Leur nombre a enflé de manière exponentielle au fil des années.

Les premiers à affluer furent les Cubains. Ils trouvèrent dans ce long détour à travers le continent américain une alternative au passage en « balsas », ces radeaux de fortune, par un détroit de Floride désormais trop contrôlé.

Certains viennent d’autres continents, du Népal, du Bangladesh, du Cameroun ou du Congo, par petits groupes. Les Haïtiens, poussés toujours plus nombreux par la misère et les désastres nationaux vers le rêve américain, sont les plus nombreux. La Colombie, le Panama et la plupart des pays latino-américains les laissent généralement passer, tout en cherchant tant bien que mal à réguler le transit.  © Infographie Mediapart © Infographie Mediapart

Sur le port de Necocli, le directeur d’une des deux compagnies de ferry autorisées à transporter les migrants vers la frontière panaméenne commence à trouver la situation compliquée. « Aujourd’hui, nous ne pouvons vendre des tickets que pour voyager dans un mois. D’ici là, tous les billets sont déjà vendus », explique Freddy Marin, sur une plage de Necocli aménagée en embarcadère.

Si on nous autorisait à faire passer plus de monde, la situation pourrait se normaliser rapidement.

Le directeur de la compagnie de ferry

Derrière lui, d’un côté les voyageurs du jour – des familles haïtiennes assises sur des rangées de chaises en plastique, l’air grave sous leurs gilets de sauvetage –, de l’autre une foule exaspérée qui fait la queue, parfois depuis la veille, dans l’espoir de pouvoir acheter un billet. « Nous ne pouvons en faire passer que 500 par jour », souligne Freddy Marin – bien moins que ceux qui arrivent. « Et donc il y a comme un barrage, qui a provoqué une accumulation de migrants. »

« Si on nous autorisait à faire passer plus de monde, la situation pourrait se normaliser rapidement », poursuit le directeur de la compagnie de ferry, qui ne transportait auparavant que des groupes épars de touristes s’aventurant dans ce coin paradisiaque. À Necocli, en Colombie, en octobre 2021. © Photo Pascale Mariani pour Mediapart À Necocli, en Colombie, en octobre 2021. © Photo Pascale Mariani pour Mediapart

Mais « ce qui était avant une opportunité pour Necocli est aujourd’hui un problème. Les migrants n’ont plus d’argent à dépenser ici », conclut-il. La petite municipalité est dépassée par la situation : l’hôpital est saturé, l’eau vient à manquer et les ordures s’accumulent sur les trottoirs. Des milliers de migrants qui n’ont pas les moyens de se payer un toit pour dormir se sont installés dans des tentes sur la plage qui longe le centre-ville. 

Parmi eux, Williana Balde, 35 ans, cuisine sur un feu de camp devant sa tente quelques poissons chétifs achetés au marché. Avec son mari et leur fille de 5 ans, elle vient du Brésil, comme beaucoup de ses compatriotes bloqués à Necocli. Ces dix dernières années, le géant d’Amérique du Sud, en besoin de main-d’œuvre bon marché, a accueilli des dizaines de milliers d’Haïtiens.

Chassés du Brésil et du Chili

Aujourd’hui, l’économie du Brésil, anémiée par la pandémie, n’a plus grand-chose à leur offrir. « On se tue au travail pour gagner 250 dollars par mois. On ne peut rien faire avec ça, même pas envoyer de l’argent à nos enfants », dont trois sont restés au pays, raconte Williana, qui était femme de ménage au Brésil.

Avec quelques dollars durement économisés, elle a décidé de prendre la route vers l’Amérique du Nord. « On va aux États-Unis pour chercher une meilleure vie. Une vie où je pourrai travailler pour payer l’université à mes enfants, et où je trouverai une aide psychologique pour ma fille », dit-elle en désignant la petite Francesca, qui joue dans le sable.

Diagnostiquée autiste, l’enfant n’a pu recevoir une attention médicale adéquate au Brésil. Williana sait que la frontière américaine est l’obstacle majeur. Elle sait aussi que des Haïtiens sont déportés des États-Unis pour être renvoyés en Haïti. « Ce serait pour nous une tragédie », dit-elle, résolue cependant à aller jusqu’au bout.

Dans les rues qui mènent à la plage de Necocli, la plupart des maisons sont occupées par des familles haïtiennes. Les habitants de cette ville à l’économie déprimée sont partis s’installer ailleurs ou ont expulsé leurs locataires colombiens pour louer en dollars leurs logements aux migrants.

« Ils font payer 10 dollars la nuit par personne. Une famille de cinq personnes paye donc 50 dollars la nuit. Ça fait une somme énorme au bout de quelques jours », observe Ernst Steeven Pierre, 24 ans, mains dans les poches et casque audio autour du cou. Lui vient du Chili, où il avait immigré avec son père cinq ans auparavant. À l’époque, les lois migratoires y étaient favorables aux Haïtiens. Mais leur récent durcissement par le gouvernement de Sebastián Piñera les chasse aujourd’hui en masse du pays. 

« Beaucoup d’entre nous avaient un visa temporaire. Depuis qu’il s’est périmé, nous ne pouvons plus rien faire dans le pays », dit Ernst Steeven, qui était étudiant en marketing digital à Santiago du Chili. Sans permis de séjour, il ne peut pas renouveler son inscription à l’université, ni travailler légalement. Avec en poche son iPhone et un disque dur, il a pris la route vers les États-Unis. Un oncle l’attend à Boston. Grâce à l’aide de sa famille aux États-Unis, il peut se payer un lit dans une chambre partagée avec climatisation, un petit luxe à Necocli. 

Le jour du départ, après en moyenne un mois d’attente, les migrants sont placés en file sur le ponton. Beaucoup ont dans leurs bras de très jeunes enfants. Ils embarquent, disciplinés et prêts au pire, dans l’un des bateaux les transportant vers la forêt du Darién. Ceux qui l’ont traversée avant eux leur ont parlé de cadavres trouvés sur les chemins, morts d’épuisement, de femmes violées et des fréquents braquages des groupes qui la traversent. 

Pour l’instant, le Panama n’est encore qu’un pan de terre bleue, au loin. Plus au nord, l’inconnu et plusieurs frontières d’Amérique centrale les attendent. « C’est comme si on allait sauter dans un précipice », observe Ernst Steeven en regardant partir les voyageurs du jour. Bientôt, ce sera son tour. Comme des milliers d’autres, il cherchera à atteindre coûte que coûte un pays qui ne veut pas d’eux, au nom du droit à pouvoir vivre dignement quelque part. 

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