Dans la guerre que livre l’armée russe en Ukraine, l’écrivaine et académicienne appelle, dans une tribune au « Monde », à distinguer comme le faisait Victor Hugo « ceux qui mènent et ceux qui sont menés » et à parier sur une « autre Russie ».

Tribune. Au moment où l’Ukraine, pays libre et souverain, se voit envahie par la deuxième armée du monde, l’armée russe, un premier devoir s’impose : celui de clamer haut et fort notre solidarité pleine et entière avec le peuple ukrainien, et de lui porter secours dans les épreuves qu’il traverse. C’est un devoir impérieux, et il serait criminel de s’y soustraire. Et dans le même temps, il est un autre devoir, absolu lui aussi : celui de faire entendre notre préoccupation pour la Russie, pour le désastre qui l’attend, pour ses soldats qui meurent en Ukraine, pour sa population qui sera la première victime des justes sanctions infligées.

Mais qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit nullement de trouver des excuses aux Russes, d’évoquer les menées de l’OTAN et l’humiliation que nous avons fait subir à la Russie après la chute de l’URSS. Elle n’a été pour Vladimir Poutine, cet ancien « kagébiste », qu’un prétexte pour asseoir, sur son malheur, un pouvoir vulgaire et corrompu, revanchard et militarisé.

Pourtant, notre soutien sans réserve à l’Ukraine ne peut à long terme se passer d’un soutien à la Russie, à son peuple, actuellement captif d’un pouvoir qu’il approuve encore massivement, mais que rejettent un nombre de plus en plus grand de Russes interdits de parole, menacés. Nous devons faire savoir aux Ukrainiens que nous ne les abandonnerons pas, et en même temps faire savoir à ces Russes courageux que nous sommes à leurs côtés.

En pleine seconde guerre mondiale, le philosophe Karl Jaspers écrivait : à côté de l’Allemagne de Hitler, il y a « quelque chose de plus large, une autre Allemagne, plus grande, plus profonde ». De même, dans les années 1990, il y avait une « autre Serbie » que celle de Milosevic. Une Serbie où une petite minorité se réclamait de l’héritage multiethnique de l’ex-Yougoslavie. De même, aujourd’hui, nous devons parier sur une « autre Russie », nous adresser à elle, parfois contre elle-même, l’objurguer de se faire entendre, la rappeler à son passé, à sa grandeur, à ses souffrances, à son courage, pour l’aider à dire non, pour soutenir ceux qui le font déjà, et le faire savoir.

L’échange entre Hugo et Herzen

De ce pari difficile et pourtant nécessaire, nous avons un exemple éclatant avec l’attitude de Victor Hugo en 1863. Il est en exil depuis 1851. En janvier 1863, il reçoit un appel du grand écrivain russe Alexandre Herzen : « Grand frère, au secours ! » La Russie tsariste est en train de réprimer avec brutalité un soulèvement qui a éclaté sur la partie du territoire polonais qu’elle occupe. On comptera de 10 000 à 15 000 morts parmi les Polonais. En France, aucune condamnation officielle. Malgré la pression de l’opinion publique, majoritairement soulevée d’indignation, Napoléon III s’enferme dans un silence gêné.

Mais il ne peut étouffer la voix de Victor Hugo qui répond à Herzen par un vibrant appel, reproduit dans de nombreux journaux : « Soldats russes, redevenez des hommes ! » Victor Hugo, dans ces années-là, est sur tous les fronts de la justice et de la liberté. En 1859, il proteste contre la condamnation à mort de John Brown qui avait appelé à l’insurrection contre l’esclavage. Et en 1860, il est le seul à condamner la violence criminelle des troupes anglo-françaises qui le 6 octobre ont saccagé à Pékin cette merveille, le Palais d’été. Il écrit : « Les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais. »

Mais, aujourd’hui, qui vraiment se soucie des Russes, à part une extrême droite qui a toujours eu de la faiblesse pour les régimes autocratiques ? Qui fait vraiment, comme Victor Hugo, la différence entre ceux qui mènent et ceux qui sont menés ? Et qui ose invoquer, comme il le fait, votre souffrance à vous, soldats russes « violemment arrachés à vos mères, à vos fiancées, à vos familles » ?

« Grand frère », dit Herzen. « Maître vénéré », écrivait Louise Michel à Victor Hugo. Soyons capables aujourd’hui d’être à la hauteur de ce qu’il nous a légué. C’est en son nom que je veux faire entendre qu’il y a une grande, une belle, une généreuse Russie. Trompée, trahie, pervertie par le dictateur qui a su capter et corrompre son ancienne soif de grandeur.

Je ne suis pas russe. Je n’ai pas d’attache personnelle en Russie. J’ai découvert la Russie d’abord dans son admirable littérature, et ensuite dans ses vastes paysages, à travers la steppe, le long de ses fleuves, jusque dans ses zones les plus reculées, du cercle polaire à Vladivostock et à la mer du Japon. Et j’ai vu s’ouvrir des trésors d’accueil, d’hospitalité, toutes les formes d’une bonté populaire sans arrière-pensée que la modernité a oubliées, et même impitoyablement condamnées.

Humilité, tendresse, chez Tolstoï, du simple soldat Petit Faucon, qui illumine Guerre et Paix : « Le bonheur, mon ami, c’est comme l’eau dans le filet du pêcheur : on tire, c’est gonflé ; on soulève, il n’y a rien. » Humilité, tendresse encore et autodérision chez Tchekhov, l’anti-Poutine absolu. Et aujourd’hui, dans le sombre univers des films de Zviaguintsev, la nature, les lacs, les paysages, « qu’aucun tyran ne pourra nous enlever », seul contrepoint à la corruption sociale, politique et religieuse de la Russie contemporaine.

Si le peuple russe a pu si souvent se relever des souffrances que l’histoire lui a infligées, ce n’est pas par quelque miracle de l’« âme russe ». C’est par l’exercice immémorialement transmis d’une compassion qui s’adresse à tout ce qui vit, et vient frapper au cœur ce personnage d’un récit d’Andreï Platonov, quand son regard s’attarde sur un infime brin d’herbe au bord d’un chemin.

Cette Russie-là n’est pas morte. On la brime, on l’enferme, on l’interdit : mais elle est là, aidons-la à se faire entendre. Un murmure gonfle, et grossit, déjà il couvre le grondement des chars.

Danièle Sallenave est écrivaine, membre de l’Académie française et autrice de L’Eglantine et le Muguet (Gallimard, 544 pages, 22,50 euros)

Danièle Sallenave(Ecrivaine et membre de l’Académie française)

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