01 septembre 2021

L’entreprise de conquête amorcée au XVe siècle par la royauté espagnole a rendu possible la mise en place d’un « système-monde » : le capitalisme. Le sociologue et militant des quartiers populaires Saïd Bouamama retrace ici l’histoire des rapports de domination et de dépendance Nord/Sud, de l’esclavage à la néo colonisation. Une synthèse indispensable à la compréhension des luttes et des rapports de forces contemporains

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Le 23 mars 2019, le village d’Ogossagou, au centre du Mali, était le lieu d’un massacre dans lequel périrent atrocement plus de cent soixante personnes appartenant à la communauté peule. À cette triste occasion, les grands médias nous ont abreuvés une nouvelle fois d’explications culturalistes et essentialistes, en termes de « guerres ethniques », d’affrontements « tribaux », de conflits « ancestraux » entre Dogons et Peuls… Ce type d’explications, aussi anciennes que la conquête barbare du continent américain et l’esclavage ignoble, permet de masquer les causes profondes d’une situation, qui sont de nature économiques et politiques.

« Ce système-monde a un nom : le capitalisme ; et il a une histoire, dont les différentes phases correspondent aux différents visages qu’a pris la domination : esclavage, colonisation, néo colonisation. »

Sur le plan économique, l’État malien se caractérise par une dépendance totale vis-à-vis de l’Union européenne, ce qui développe une dualité entre un « Mali utile », dans lequel l’État est encore un minimum présent, et un « Mali inutile », délaissé. Toutes les économies dépendantes (celles de l’époque coloniale comme celles d’aujourd’hui) se caractérisent en effet par la mise en valeur de certaines parties du territoire national (celles nécessaires à l’exploitation des ressources : infrastructures routières, portuaires, adduction d’eau, etc.) et le délaissement d’autres (inutiles pour cette exploitation). Cela se traduit par la disparition de l’État de régions entières, et donc la destruction des bases matérielles permettant la construction d’une nation. Sur le plan politique, la présence des troupes françaises et l’instrumentalisation de la diversité culturelle malienne permet de diviser le pays et de renforcer encore sa dépendance vis-à-vis de l’Europe en général, et de la France en particulier. Derrière les apparences se cache donc la dépendance — c’est-à-dire l’imposition d’une logique de fonctionnement économique guidée par les besoins d’une puissance étrangère et en contradiction avec les besoins des peuples indigènes. Au-delà du Mali, c’est l’ensemble des pays dits du « tiers monde » qui est touché par ce système de mise en dépendance. Il convient de le prendre en compte en le resituant dans son contexte historique et économique.

L’histoire longue de la domination

Le débarquement de Christophe Colomb sur le continent qui sera appelé « américain » marque pour l’humanité entière le passage à une nouvelle ère historique. Après lui s’enclenche un processus de dépendance imposé par la violence totale, qui a pour conséquence le développement d’un « système-monde1 », c’est-à-dire d’une logique économique comprenant un « centre » dominant et des « périphéries » dominées2. La longue histoire de la dépendance commence avec ces deux facettes en interaction : le développement industriel et technologique d’un côté de la planète, et la destruction des économies communautaires, de l’autre. À compter de cette période, nous ne sommes plus dans des histoires multiples, mais dans des histoires liées entre elles par la violence. Le développement économique des uns a eu comme condition, et comme moyen, la destruction des économies communautaires des pays et peuples transformés en périphéries de l’Europe. La pauvreté des uns ne peut pas s’expliquer sans interroger les liens de causalité avec la richesse des autres, de même que le progrès des droits sociaux ici n’est possible que par leur négation là-bas. Ce « système-monde » a un nom : le capitalisme ; et il a une histoire, dont les différentes phases correspondent aux différents visages qu’a pris la domination : esclavage, colonisation, néocolonisation.

L’entreprise de conquête amorcée au XVe siècle par la royauté espagnole a rendu possible la mise en place d’un « système-monde » : le capitalisme. Le sociologue et militant des quartiers populaires Saïd Bouamama retrace ici l’histoire des rapports de domination et de dépendance Nord/Sud, de l’esclavage à la néocolonisation. Une synthèse indispensable à la compréhension des luttes et des rapports de forces contemporains.


Le 23 mars 2019, le village d’Ogossagou, au centre du Mali, était le lieu d’un massacre dans lequel périrent atrocement plus de cent soixante personnes appartenant à la communauté peule. À cette triste occasion, les grands médias nous ont abreuvés une nouvelle fois d’explications culturalistes et essentialistes, en termes de « guerres ethniques », d’affrontements « tribaux », de conflits « ancestraux » entre Dogons et Peuls… Ce type d’explications, aussi anciennes que la conquête barbare du continent américain et l’esclavage ignoble, permet de masquer les causes profondes d’une situation, qui sont de nature économiques et politiques.

« Ce système-monde a un nom : le capitalisme ; et il a une histoire, dont les différentes phases correspondent aux différents visages qu’a pris la domination : esclavage, colonisation, néocolonisation. »

Sur le plan économique, l’État malien se caractérise par une dépendance totale vis-à-vis de l’Union européenne, ce qui développe une dualité entre un « Mali utile », dans lequel l’État est encore un minimum présent, et un « Mali inutile », délaissé. Toutes les économies dépendantes (celles de l’époque coloniale comme celles d’aujourd’hui) se caractérisent en effet par la mise en valeur de certaines parties du territoire national (celles nécessaires à l’exploitation des ressources : infrastructures routières, portuaires, adduction d’eau, etc.) et le délaissement d’autres (inutiles pour cette exploitation). Cela se traduit par la disparition de l’État de régions entières, et donc la destruction des bases matérielles permettant la construction d’une nation. Sur le plan politique, la présence des troupes françaises et l’instrumentalisation de la diversité culturelle malienne permet de diviser le pays et de renforcer encore sa dépendance vis-à-vis de l’Europe en général, et de la France en particulier. Derrière les apparences se cache donc la dépendance — c’est-à-dire l’imposition d’une logique de fonctionnement économique guidée par les besoins d’une puissance étrangère et en contradiction avec les besoins des peuples indigènes. Au-delà du Mali, c’est l’ensemble des pays dits du « tiers monde » qui est touché par ce système de mise en dépendance. Il convient de le prendre en compte en le resituant dans son contexte historique et économique.

L’histoire longue de la domination

Le débarquement de Christophe Colomb sur le continent qui sera appelé « américain » marque pour l’humanité entière le passage à une nouvelle ère historique. Après lui s’enclenche un processus de dépendance imposé par la violence totale, qui a pour conséquence le développement d’un « système-monde1 », c’est-à-dire d’une logique économique comprenant un « centre » dominant et des « périphéries » dominées2. La longue histoire de la dépendance commence avec ces deux facettes en interaction : le développement industriel et technologique d’un côté de la planète, et la destruction des économies communautaires, de l’autre. À compter de cette période, nous ne sommes plus dans des histoires multiples, mais dans des histoires liées entre elles par la violence. Le développement économique des uns a eu comme condition, et comme moyen, la destruction des économies communautaires des pays et peuples transformés en périphéries de l’Europe. La pauvreté des uns ne peut pas s’expliquer sans interroger les liens de causalité avec la richesse des autres, de même que le progrès des droits sociaux ici n’est possible que par leur négation là-bas. Ce « système-monde » a un nom : le capitalisme ; et il a une histoire, dont les différentes phases correspondent aux différents visages qu’a pris la domination : esclavage, colonisation, néocolonisation.

La violence totale et systémique comme acte de naissance

Les contradictions économiques qui travaillent le mode de production féodal en Europe conduisent dès le XIVe siècle à la montée en puissance d’une bourgeoisie commerciale. Celle-ci ne dispose cependant pas de la masse de capitaux permettant l’émergence du mode de production capitaliste, avec son développement industriel extensif et sa construction d’un marché national. C’est ce que Marx appelle « l’accumulation primitive ». À cette première phase de développement, les conditions ne sont pas réunies pour qu’émerge un nouveau mode de production susceptible de vaincre et de remplacer le mode de production féodal. Mais la découverte de l’or et de l’argent du continent américain va permettre à la bourgeoisie commerciale européenne de sortir de cette impasse. Comme le souligne Samir Amin, la naissance du capitalisme et sa mondialisation vont de pair : « Le système mondial n’est pas la forme relativement récente du capitalisme, remontant seulement au troisième tiers du XIXe siècle lorsque se constituent l’impérialisme (au sens que Lénine a donné à ce terme) et le partage colonial du monde qui lui est associé. Au contraire, nous disons que cette dimension mondiale trouve d’emblée son expression, dès l’origine, et demeure une constante du système à travers les étapes successives de son développement. En admettant que les éléments essentiels du capitalisme se cristallisent en Europe à partir de la Renaissance — la date de 1492, amorce de la conquête de l’Amérique, serait la date de naissance simultanée du capitalisme et du système mondial —, les deux phénomènes sont inséparables3. »

« La mise au travail forcée des peuples indigènes pour la production d’or et d’argent précède la traite esclavagiste qui s’appliquera aux peuples africains. »

Avant lui, Marx avait déjà souligné que le pillage de l’or des peuples indigènes du continent américain avait été l’un des deux vecteurs (le second étant l’expropriation violente des paysans, les forçant à se transformer en prolétaires contraints de vendre leur force de travail) essentiels de l’accumulation primitive, donnant naissance au capitalisme. Dès cette phase initiale, la mise en esclavage caractérise le nouveau mode de production en gestation. La mise au travail forcée des peuples indigènes pour la production d’or et d’argent précède la traite esclavagiste qui s’appliquera aux peuples africains. Comme le souligne Eric Williams : « Dans les Caraïbes, le terme d’esclavage a été trop exclusivement appliqué aux Nègres. […] Le premier exemple de commerce d’esclaves et de main‑d’œuvre esclavagiste dans le Nouveau Monde ne concerne pas le Nègre mais l’Indien. Les Indiens succombèrent rapidement sous l’excès de travail et, comme la nourriture était insuffisante, ils mouraient de maladies importées par le Blanc4. » C’est tout le continent européen qui bénéficie de ce pillage, même si l’Espagne constitue dans un premier temps le pays à qui est délégué le sale boulot de mise au pas violente des peuples indigènes. La Couronne espagnole, endettée, redistribue, par ses remboursements des prêts et des intérêts, les fruits de son brigandage d’État à l’ensemble des banques européennes. Il n’est donc pas abusif de considérer que l’ensemble des pays qui connaîtront un développement industriel en Europe le doivent pour une part essentielle à la destruction physique d’une partie de l’humanité.

Le capitalisme infantile est indissociable de l’esclavage

Le manque de main‑d’œuvre indigène, comme la résistance multiforme des peuples autochtones, conduit le nouveau mode de production capitaliste à la traite négrière. Cette véritable industrie de déshumanisation est la base économique de la révolution industrielle européenne. Marx restitue comme suit la place de l’esclavage dans l’industrialisation des États-Unis d’Amérique et du vieux continent : « L’esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. […] Sans esclavage vous n’avez pas de coton ; sans coton vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies ; ce sont les colonies qui ont créé le commerce mondial ; c’est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanisée. Aussi, avant la traite des nègres, les colonies ne donnaient à l’ancien monde que très peu de produits et ne changeaient pas visiblement la face du monde5. »

Ce qui a été appelé de manière eurocentrique le « miracle européen » du XVIIIe siècle n’est en réalité, d’abord et essentiellement, que la conséquence d’un crime contre l’humanité dont les effets matériels et traumatiques sont loin d’avoir disparu avec l’abolition. De nombreux travaux contemporains sont venus confirmer cette place essentielle de l’esclavage comme condition de possibilité de l’accumulation primitive, puis de la révolution industrielle. Sans être exhaustifs, nous pouvons citer : Eric Williams6, Robin Blackburn7, Joseph Inikori8, Michael Perelman9, etc. Il faudra attendre les révoltes des esclaves, de plus en plus fréquentes et de plus en plus radicales, pour que se fissure le socle reliant développement industriel et esclavage. Toute l’histoire du XVIIIe siècle est marquée par ces révoltes, dont les leaders sont trop peu connus aujourd’hui et bien sûr pas enseignés : Mackandal à Saint-Domingue10 ; Orookono au Surinam11, Moses Bom Saamp en Jamaïque12, etc. La révolution haïtienne — se déployant de 1791 à 1804 — apparaît à la fois comme le résultat de cette série d’insurrections et le moteur de nouvelles révoltes, par la symbolique que revêt son caractère victorieux.

« C’est la nécessité de détruire entièrement cette réalité précoloniale, pour permettre la généralisation des rapports capitalistes, qui explique la violence coloniale. »

Les progrès techniques ouvrant désormais de nouvelles possibilités, l’esclavage sera aboli en offrant une compensation aux propriétaires, leur permettant de se moderniser et/ou de se reconvertir. Aucune indemnisation ne sera en revanche versée aux anciens esclaves, les contraignant ainsi à se vendre comme travailleurs dit « libres » à leurs anciens maîtres. La réalité est bien éloignée du roman de l’« abolitionnisme » enseigné dans nos livres d’histoire, présentant la fin de l’esclavage comme une prise de conscience humaniste et altruiste. La première figure de l’esclave, celle de la domination dans l’histoire de la mondialisation capitaliste, est devenue inopérante, irréaliste et non rentable ; elle cède la place à une autre : celle de l’indigène de la colonisation.

Le capitalisme de jeunesse est intrinsèquement lié à la colonisation

L’une des caractéristiques du mode de production capitaliste est qu’il ne peut fonctionner qu’en s’étendant. La concurrence acharnée pousse à une extension des rapports sociaux capitalistes à l’ensemble de la planète. La colonisation du XIXe siècle peut dès lors se définir comme l’extension à l’échelle du monde des rapports sociaux basés sur la propriété privée et le profit. Pour ce faire, il fallait bien entendu détruire les rapports sociaux indigènes et les formes d’organisations sociales et culturelles qu’ils avaient engendrées. Ceux-ci et celles-ci sont, malgré une grande diversité de formes, centrés sur une logique communautaire agraire, pastorale ou encore forestière, dans laquelle prédomine la propriété collective du groupe familial et/ou de la tribu et/ou du clan, etc. Le critère central des choix sociaux est la reproduction du groupe, avec en conséquence une logique d’autosuffisance alimentaire et une cohérence avec les équilibres de l’écosystème naturel. C’est la nécessité de détruire entièrement cette réalité précoloniale, pour permettre la généralisation des rapports capitalistes, qui explique la violence coloniale. Cette dernière n’est ni une dérive liée aux personnalités de certains colonisateurs ou de certains États, ni une option parmi d’autres à laquelle pourrait s’opposer une illusoire « colonisation humanitaire ». Elle est consubstantielle à la colonisation, comme le rappelle Aimé Césaire : « Le colonialisme est un régime d’exploitation forcenée d’immenses masses humaines, qui a son origine dans la violence et qui ne se soutient que par la violence13. »

La nécessité impérieuse de détruire la propriété privée de la terre a pu prendre des formes différentes d’un endroit à l’autre (expropriation, démantèlement juridique des terres collectives par l’imposition d’une nouvelle législation, massacres de populations entières pour faire place nette aux colons, etc.), mais elle a été une constante de « l’œuvre coloniale ». Le besoin tout aussi vital pour le colonialisme de trouver de la main‑d’œuvre a pu se décliner sous des modalités diverses (réquisitions, quasi-esclavage, code de l’indigénat, etc.), mais il a été un universel de la colonisation à son stade de jeunesse. Bref, la colonisation suppose l’annihilation complète de la base matérielle des sociétés colonisées, et la chosification de leurs peuples.

« Le capital colonial se fructifie par le pillage des matières premières et la surexploitation de la force de travail des colonies, pour revenir ensuite en Europe assurer le miracle industriel. »

C’est à ce prix que l’épopée industrielle européenne du XIXe siècle a pu se réaliser. Le capital colonial se fructifie par le pillage des matières premières, d’une part, et la surexploitation de la force de travail des colonies, d’autre part… pour revenir ensuite en Europe assurer le « miracle industriel ». L’historien guyanais Walter Rodney le décrit dans son ouvrage au titre significatif, Et l’Europe sous-développa l’Afrique : « L’histoire du capital européen qui a été investi en Afrique doit être revue. Le capital qui a été investi en Afrique au XIXe siècle s’était constitué grâce à l’esclavage. Le flux net de ressources allait des colonies aux métropoles. Ce qu’on appelait bénéfices revenait l’année d’après sous forme d’investissements14. » En atteste toute une série de travaux économiques que la chercheuse en sciences politiques Jennifer Pitt résume comme suit : « Les analyses économiques récentes […], indiquent que la violence et la coercition résultant de la domination coloniale européenne jouèrent un rôle essentiel dans l’énorme croissance économique intervenue en Europe […], croissance que ne connurent pas les pays qui, comme la Chine, se contentèrent de s’adonner au commerce15. »

L’histoire contemporaine de la domination

Un tel système ne pouvait qu’engendrer des résistances. De même que les résistances à l’esclavage n’ont jamais cessé, de la première capture à l’abolition, les résistances à la colonisation ont caractérisé toute l’ère historique et toute l’aire géographique coloniale, de la conquête aux indépendances du milieu du XXe siècle. Il faudra cependant attendre les fissures grandissantes dans l’hégémonie capitaliste mondiale pour que se modifient les rapports de force et que le système de dépendance se trouve contraint une nouvelle fois à changer de masque. Nous avons tenté de restituer ailleurs16 ce processus qui — de la Révolution bolchevik à la victoire contre le nazisme, de Bandung à la Tricontinentale, de Diên Biên Phu au déclenchement de la lutte armée en Algérie et au Cameroun, etc. — a substitué à cette forme directe de dépendance qu’est le colonialisme une forme indirecte : le néocolonialisme.

Le processus d’imposition du néocolonialisme

Les résistances radicales à la colonisation (en particulier les luttes armées des indépendantistes vietnamiens, algériens et camerounais) s’accélèrent dans un contexte de grande mutation économique dans le fonctionnement des économies des principales puissances coloniales. La concurrence, qui caractérise le mode de production capitaliste, a conduit logiquement (comme aux États-Unis auparavant) à la concentration et à la monopolisation. Lénine17 a décrit admirablement, dès 1916, l’émergence du capital financier — c’est-à-dire la fusion du capital industriel et bancaire comme résultat logique de la concurrence entre capitaux. Dans le livre qu’il consacre à ce nouveau stade monopolistique du capitalisme, qu’il nomme l’« impérialisme », il décrit ce qui sera appelé un demi-siècle plus tard le « néocolonialisme » : « Cette époque n’est pas seulement caractérisée par les deux groupes principaux de pays : possesseurs de colonies et pays coloniaux, mais encore par des formes variées de pays dépendants qui, nominalement, jouissent de l’indépendance politique, mais qui en réalité, sont pris dans les filets d’une dépendance financière et diplomatique18. »

« Lénine a décrit admirablement l’émergence du capital financier — c’est-à-dire la fusion du capital industriel et bancaire comme résultat logique de la concurrence entre capitaux. »

L’avancée étasunienne en matière de concentration du capital et de monopolisation économique explique que ce soit ce pays qui a en premier développé cette nouvelle forme de dépendance avec de nombreux pays d’Amérique latine qu’il considère comme son « arrière-cour ». Cinquante ans plus tard, l’Europe suit le même chemin en précipitant des indépendances formelles et en les corsetant. Voici ce qu’en dit le leader populaire marocain Mehdi Ben Barka : « Cette orientation [néocoloniale] n’est pas un simple choix dans le domaine de la politique extérieure ; elle est l’expression d’un changement profond dans les structures du capitalisme occidental. Du moment qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale, par l’aide Marshall et une interpénétration de plus en plus grande avec l’économie américaine, s’est éloignée de la structure du XIXe siècle pour s’adapter au capitalisme américain, il était normal qu’elle adopte également les relations des États-Unis avec le monde ; en un mot qu’elle ait aussi son Amérique Latine19 ».

Mutation profonde de la structure économique et crainte de la radicalisation des peuples colonisés se conjuguent donc dans la décennie 1950 pour susciter la conversion néocoloniale des principaux pays colonisateurs. Les indépendances de la décennie 1960 seront minutieusement préparées, les futurs chefs d’État soigneusement sélectionnés et les mécanismes de la nouvelle dépendance consciencieusement élaborés. La dépendance quitte le masque de la « colonisation » pour prendre celui de la « coopération ». De Gaulle lui-même tient à préciser les choses : « L’indépendance réelle, l’indépendance totale, n’appartient en vérité à personne. Il n’y a pas de politique possible sans la coopération. Il n’y a pas de pays, si grand et si puissant qu’il soit, qui puisse se passer des autres20. » Plus cynique, direct et paternaliste, son premier ministre Michel Debré s’adresse au futur président de l’État gabonais comme à un petit enfant : « On donne l’indépendance à condition que l’État s’engage, une fois indépendant, à respecter les accords de coopération signés antérieurement : il y a deux systèmes qui entrent en vigueur en même temps : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre21. » Tous les chefs d’État africains qui refuseront cette conversion néocoloniale feront l’objet d’assassinats, de coups d’État ou de politiques de déstabilisation (ce sera le cas de Sylvanus Olympio, Sékou Touré, Modibo Keita, etc.). Derrière la fameuse « coopération » se révèle ce qui sera plus tard appelé par François-Xavier Verschave la « Françafrique22 ».

Les mécanismes du néocolonialisme

Si des logiques similaires existent pour les autres puissances coloniales, la France, avec ses « accords de coopération23 », est le pays qui a le plus formalisé la nouvelle forme de la dépendance. Le contenu de ces accords se lit comme un mode d’emploi du néocolonialisme. Les accords économiques maintiennent la zone franc, la monnaie coloniale adossée au franc français, le droit de véto sur les instituts « africains » d’émission monétaire et l’obligation de déposer les avoirs financiers africains au Trésor français. Autrement dit, les nouveaux États indépendants se voient confisquer leur souveraineté monétaire. Ces mêmes accords maintiennent les privilèges douaniers pour les entreprises françaises, la liberté totale de transfert des bénéfices en France, et obtiennent des garanties contre les nationalisations et l’accès privilégié aux minerais dits « stratégiques ». Concrètement, les États africains sont spoliés de leur souveraineté économique, et en particulier du choix de leur politique de commerce extérieur.

« Les accords de coopération mutilent ainsi gravement la souveraineté des États et, encore plus dangereusement, celle des populations. »

Les accords de défense, pour leur part, maintiennent la présence militaire française dans les anciennes colonies et « offrent » une formation des cadres militaires par l’armée française. Le « pré carré » français est ainsi préservé en Afrique, et l’armée française peut venir au secours des chefs d’État africains quand ceux-ci sont mis en difficulté par la colère de leurs peuples. Enfin, les accords culturels instaurent — sous le masque de la francophonie — la langue française comme langue nationale, et la dépendance culturelle des élites dont l’imaginaire et les habitus restent ainsi durablement orientés vers Paris. Les accords de coopération mutilent ainsi gravement la souveraineté des États et, encore plus dangereusement, celle des populations. François-Xavier Verschave le résume fort bien quand il souligne que « les pays francophones au sud du Sahara ont été, à leur indépendance, emmaillotés dans un ensemble d’accords de coopération politique, militaire et financière qui les ont placés sous tutelle24. »

Un tel système ne pouvait qu’engendrer un endettement massif, puis un surendettement, vis-à-vis des grandes banques des anciennes puissances coloniales, mais aussi vis-à-vis des banques étasuniennes qui ont vu là l’occasion d’avoir leur part du gâteau africain. De grands projets d’infrastructures au profit de l’exportation seront encouragés, de grands barrages — inadéquats aux besoins locaux mais pour le plus grand plaisir des multinationales de la construction — seront promus, des dépenses somptuaires de dictateurs seront financées, etc., avec pour résultat l’accumulation d’une dette publique faramineuse. Cette dette nouvelle s’ajoute à la dette plus ancienne souscrite par les puissances coloniales auprès de la Banque mondiale, que celle-ci transfère, tout simplement, aux nouveaux États. Les anciens colonisés deviennent ainsi héritiers d’une dette contractée pour les exploiter et les piller. Ce n’est bien sûr pas par philanthropie que la Banque mondiale, le FMI et les banques privées occidentales autorisent ce surendettement, mais pour disposer d’un moyen de pression, activable selon leurs intérêts.

Dès les débuts de la décennie 1980, les États africains sont dans l’impossibilité de rembourser leur dette et contraints de contracter de nouveaux prêts pour faire face à leurs échéances. Ceux-ci seront certes accordés, mais avec des « conditionnalités » définies par les fameux « plans d’ajustement structurel » (PAS). Ces plans imposent une spécialisation vers des produits d’exportation, une réduction drastique des services publics, une ouverture accrue des frontières douanières et du commerce extérieur, la suppression des subventions publiques pour les produits de première nécessité, la privatisation des entreprises publiques, la liberté de mouvement des capitaux, etc. Outre le poids exorbitant de la dette (entre 30 et 50 % des budgets nationaux25), les PAS ont pour effet de rendre les économies africaines de plus en plus extraverties. Ils ont aussi pour résultat la perte de tous les acquis sociaux des indépendances. En effet, après la longue nuit coloniale, l’attente des populations était telle (en matière de scolarisation, d’accès à la santé, à la terre, etc.) que même les pouvoirs les plus réactionnaires avaient été contraints d’améliorer les conditions d’existence de la population. Aussi timides soient-elles, ces avancées sont considérées comme excessives par les gendarmes du néocolonialisme que sont le FMI et la Banque mondiale.

« Aussi timides soient-elles, ces avancées sont considérées comme excessives par les gendarmes du néocolonialisme que sont le FMI et la Banque mondiale. »

À cette politique de prédation commune à toutes les puissances impérialistes, s’ajoutent des politiques spécifiques tout aussi iniques de l’Union Européenne. Les « accords de partenariat économique » de celle-ci ont comme objectif, comme le résume l’économiste Jean-Christophe Defraigne, « de créer plusieurs zones de libre-échange au sein du groupe ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique), ce qui devrait permettre aux multinationales européennes d’opérer plus efficacement au niveau régional26 ». Autrement dit, il s’agit de mettre en concurrence « libre et non faussée » la multinationale européenne du poulet avec le petit producteur malien, ou les enseignes de la grande distribution avec le petit commerçant sénégalais. Le Centre national de coopération au développement (CNCD), une ONG belge, en a évalué les effets prévisibles : « Une ouverture des économies entraînera une perte estimée entre 26 et 38 % des recettes douanières à l’horizon 2022. Ouverture à sens unique, d’ailleurs : l’Afrique n’a rien, ou presque, à exporter, sinon des matières premières (agricoles, pétrolières, métallurgiques), dont elle dépossède ses propres générations futures pour un bénéfice quasi nul. L’inverse n’est pas vrai. Les investissements étrangers connaissent en Afrique un “retour sur investissement” record (40 %), ce qui fait de la région une manne féconde pour les prédateurs27. »

Comme le soulignait Aimé Césaire en 1954 : « Le colonialisme n’est pas mort. Il excelle, pour se survivre, à renouveler ses formes28. » Les famines, disettes, guerres et autres malheurs qui accablent les peuples africains ne sont pas le résultat d’un quelconque atavisme, ni de cultures soi-disant allergiques au développement ou à la rationalité, de pseudo-guerres ethniques ou tribales, d’une prétendue allergie à l’Histoire. Ces catastrophes humaines sont le résultat logique des dépendances rapaces qui, de l’esclavage à la coopération en passant par la colonisation, ont permis le financement de l’accumulation primitive du capitalisme à ses débuts, la révolution industrielle du XVIIIe siècle, l’expansion économique des deux siècles suivants, et continuent aujourd’hui à enrichir les actionnaires des multinationales et des banques.


Illustrations de bannière et de vignette : Real Fun, Wow !


  1. Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2006.
  2. Ces concepts de « centre » et de « périphérie » ont été développés par Samir Amin : Le Développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Éditions de Minuit, 1973.
  3. Samir Amin, L’Histoire globale, une perspective afro-asiatique, Éditions des Indes savantes, 2013, p. 20.
  4. Eric Williams, Capitalisme et esclavage, Présence Africaine, 1968, p. 19.
  5. Karl Marx, Lettre à Annenkov du 28 décembre 1846, Lettres sur le Capital, Éditions sociales, 1964, p. 33.
  6. Op. cit.
  7. Robin Blackburn, The Making of New World Slavery. From Baroque to the Modern 1492–1800, Verso, 1997.
  8. Joseph E. Inikori, Africans and the Industrial Revolution in England. A Study in International Trade and Economic Development, Cambridge University Press, 2002.
  9. Michael Perelman, The Invention of Capitalism : Classical Political Economy and the Secret History of Primitive Accumulation, Duke University Press, 2000.
  10. François Mackandal dirigea plusieurs rébellions dans la colonie française de Saint-Domingue (l’actuel Haïti). Arrêté et condamné, il est brûlé vif sur la place publique en 1758, soit 33 ans avant la révolution haïtienne de 1791 qui déboucha sur la première république noire.
  11. Orookono dirigea une grande insurrection au XVIIe siècle au Surinam. Son épopée fut rendue célèbre par la publication d’un roman, en 1688, par l’écrivaine anglaise Aphra Behn qui affirme avoir été témoin des faits. L’insurrection est noyée dans le sang et Orookono meurt sous le supplice du démembrement, pour l’exemple.
  12. Zumbi Dos Palmares est un dirigeant d’un quilombo (royaume autonome fondé par des esclaves en fuite). Il mène leur résistance pendant quinze ans, de 1680 à 1695, après quoi il est fait prisonnier et décapité.
  13. Aimé Césaire, Le Colonialisme n’est pas mort, La Nouvelle Critique, n° 51, janvier 1954, p. 11.
  14. Walter Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, Black Classic Press, 2012, p. 230.
  15. Jennifer Pitt, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale (1770–1870), Éditions de l’Atelier, 2008, pp. 30–31.
  16. Saïd Bouamama, Figures de la révolution africaine, La Découverte, 2014.
  17. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Œuvres complètes, t. XXII, Éditions de Moscou, p. 222.
  18. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, op. cit., p. 284.
  19. Mehdi Ben Barka, Option révolutionnaire au Maroc. Écrits politiques 1957–1965, Syllepse, 1999, pp. 229–230.
  20. Charles De Gaulle à l’assemblée fédérale du Mali, 13 décembre 1959, Chroniques de la Communauté, La Documentation française, 1959, p. 6.
  21. Michel Debré, Lettre adressé à Léon Mba, 15 juillet 1960, cité dans Alfred Grosser, La Politique extérieure de la Ve République, Fondation nationale des sciences politiques, 1965, p. 74.
  22. François-Xavier Verschave, La Françafrique : le plus long scandale de la République, Stock, 1998.
  23. Pour un exposé exhaustif des accords de coopération et de leurs évolutions dans le temps, voir mon livre Manuel stratégique de l’Afrique, t. I et II, Investig’action, 2018.
  24. François-Xavier Verschave, La Françafrique : le plus long scandale de la République, op. cit., p. 74.
  25. Éric Toussaint, La Bourse ou la Vie, la finance contre les peuples, Syllepse, 1999.
  26. Jean-Christophe Defraigne, Introduction à l’économie européenne, Louvain-la-Neuve, 2013, p. 364.
  27. Erik Rydberg, Les APE : visées commerciales de l’Union européenne, Les Cahiers de la Coopération Internationale, n° 11, mai 2009, p. 11.
  28. Aimé Césaire, Le Colonialisme n’est pas mort, op. cit. p. 29.

REBONDS

☰ Lire les bonnes feuilles « Marx et Reclus face à l’esclavage », Ronald Creagh, septembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Saïd Bouamama : « Des Noirs, des Arabes et des musulmans sont partie prenante de la classe ouvrière », mai 2018
☰ Lire notre traduction « Femmes, noires et communistes contre Wall Street — par Claudia Jones », décembre 2017
☰ Lire notre entretien avec l’association Survie : « Il n’y a pas de bases militaires africaines en France », novembre 2016
☰ Lire notre article « Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme », Alain Ruscio, novembre 2014 Publié le 01 septembre 2021 dans Économie, Histoire par Saïd Bouamama

Saïd Bouamama

Sociologue et militant du Front uni des quartiers populaires (FUIQP). Il est l’auteur de nombreux ouvrages.

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