D’un côté, un ancien médecin, les urnes et la démocratie. De l’autre, un général putschiste, les mitraillettes et la dictature. Entre les protagonistes du 11 septembre 1973, le panthéon chilien devrait pouvoir choisir. Et pourtant…

par Franck Gaudichaud

 

Le Monde diplomatique

 

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François Bard. – « Persuader », 2019 © ADAGP, Paris, 2023 – Courtesy Galerie Olivier Waltman

«N’oubliez jamais que bientôt s’ouvriront à nouveau les larges avenues qu’empruntera l’homme libre pour bâtir une société meilleure. » De part et d’autre du spectre politique, quasiment toutes les Chiliennes et tous les Chiliens connaissent la dernière allocution de Salvador Allende, d’où est tirée cette citation. Ce discours dit « des larges avenues », le président chilien élu en 1970 le prononce le 11 septembre 1973, lors du coup d’État fomenté par le général Augusto Pinochet. Allende est enfermé dans le palais présidentiel de La Moneda, avec quelques proches, et les armes à la main. Il sait qu’il ne sortira pas vivant de l’édifice présidentiel. Dans cette ultime adresse à la population, Allende entend laisser « une leçon morale pour châtier la félonie, la couardise et la trahison » ainsi que le témoignage « d’un homme digne qui fut fidèle à la loyauté des travailleurs » (lire « ‘‘L’histoire les jugera’’ »). Cinquante ans après, comme il l’avait prédit, le « métal tranquille » de sa voix continue à résonner et le premier président marxiste démocratiquement élu de l’histoire du cône Sud demeure l’une des figures centrales de l’histoire mondiale des gauches au XXe siècle.

En pleine guerre froide, l’expérience de la « voie chilienne vers le socialisme » a duré moins de trois ans (de novembre 1970 à septembre 1973). Elle a néanmoins transformé le pays andin de neuf millions d’habitants et passionné le monde intellectuel et militant, d’un bout à l’autre de la planète. Les gauches (autour du Parti socialiste et du Parti communiste), à l’origine, en 1969, de la coalition qui prend le nom d’Unité populaire (UP), proposent une transition vers le socialisme à la fois démocratique et révolutionnaire, institutionnelle, électorale et non armée : il ne s’agit plus de miser sur la guérilla et les kalachnikovs, mais sur la mobilisation des classes populaires et du mouvement ouvrier. Se fondant sur ce qu’ils estiment — à tort — relever d’une tradition historique légitimiste de l’armée et d’une certaine flexibilité de l’État chilien, Allende et les siens parient que les militaires respecteront le suffrage universel et qu’il deviendra possible d’imposer la volonté majoritaire à l’oligarchie sans tirer le moindre coup de feu. Bien loin des options stratégiques de la révolution cubaine, ce pari de rupture légaliste est considéré comme suicidaire par la gauche extraparlementaire, dont le jeune Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), alors dirigé par Miguel Enríquez.

La victoire d’Allende, le 4 septembre 1970 (avec une majorité toute relative de 36,6 % des voix), face aux candidats de droite et démocrate-chrétien, suscite une immense vague d’espoir. Les « quarante mesures » du gouvernement, prises au tout début du mandat, visent à doper la croissance, à redistribuer — de façon très ambitieuse — les richesses, à augmenter les salaires, à approfondir la réforme agraire commencée sous le gouvernement antérieur ou encore à placer les principales ressources nationales (minières en particulier) sous le contrôle de l’État. La nationalisation de plusieurs dizaines de grandes entreprises et de 90 % des banques permet la constitution d’une aire de propriété sociale (APS), où est mis en place un système de cogestion, entre salariés et administrations publiques. Le secteur privé demeure néanmoins très présent dans l’économie nationale. Le pays vit un climat d’effervescence : les grèves, les occupations de terres ou d’usines se multiplient… Mais la gauche demeure minoritaire au Parlement.

La bourgeoisie et les grands propriétaires réagissent aux politiques de la coalition comme les vampires à l’ail : ils frissonnent d’épouvante. Le 6 novembre 1970, le président américain Richard Nixon déclare devant le Conseil national de sécurité : « Notre principale préoccupation avec le Chili, c’est le fait qu’il [Allende] puisse consolider son pouvoir et que le monde ait l’impression qu’il serait en train de réussir. (…) Nous ne devons pas laisser l’Amérique latine penser qu’elle peut prendre ce chemin sans en subir les conséquences. » Le président chilien a pris ses fonctions l’avant-veille. En 1971, l’expropriation du cuivre (première réserve au monde), alors aux mains de sociétés américaines, est interprétée comme une déclaration de guerre par la Maison Blanche. Allende s’affirme, de plus, comme un leader des États non alignés. Il défend le droit des pays colonisés à l’autodétermination et dénonce le système financier international. Très tôt, l’Agence centrale de renseignement (CIA), l’ambassade des États-Unis mais aussi de puissantes multinationales affectées par les nationalisations conspirent pour abattre en plein vol cette expérience radicale originale (1).

Plutôt le terrorisme d’État que le « cancer marxiste »

À Santiago, la droite — soutenue à coups de millions de dollars par Washington, comme le démontrera une enquête du Sénat américain (2) — se fixe pour objectif de désarticuler le bloc sociopolitique qui épaule la gauche au pouvoir. Elle se met en quête d’appuis au sein des secteurs réactionnaires des forces armées. Les attentats de Patrie et Liberté, une organisation d’extrême droite, font trembler la population. Le grand patronat et certaines professions libérales déclenchent boycotts et lock-out pour ravager l’économie. Les médias conservateurs — dont le quotidien El Mercurio —, rouages essentiels de ce dispositif, n’ont de cesse d’alerter sur les « dérives » de la « dictature marxiste ». L’étau se resserre peu à peu sur le processus révolutionnaire, tandis que l’explosion de l’inflation, le boycott international et le développement du marché noir éloignent les couches moyennes urbaines. En 1972, le Parti démocrate-chrétien cesse d’hésiter et bascule dans l’opposition frontale.

Le mouvement ouvrier résiste. En réponse à chaque tentative de grève patronale, les formes d’auto-organisation et de pouvoir populaire, notamment au sein des « cordons industriels », se multiplient (3). Mais la gauche est de plus en plus divisée, alors que le gouvernement s’évertue à croire qu’il sera possible d’éviter l’affrontement. En vain.

Le matin du 11 septembre 1973, avec l’appui de l’administration Nixon (mais aussi — on le sait aujourd’hui — de la dictature brésilienne (4)), les différentes branches des forces armées se soulèvent. La gauche se trouve désarmée tant au plan politique que militaire. La bataille du Chili prend fin, dramatiquement (5). S’appuyant sur un catholicisme national-conservateur et la doctrine de la sécurité nationale, la dictature civico-militaire ferme le Parlement, réprime dans le sang les syndicats, proclame l’état de siège, pratique la censure. Contre le « cancer marxiste », le terrorisme d’État s’abat sur le pays. Durant seize années, les militaires et la police politique torturent des dizaines de milliers de personnes, assassinent plus de 3 200 individus, dont plus d’un millier sont encore aujourd’hui disparus (leurs corps n’ayant jamais été retrouvés). Des centaines de milliers de personnes sont contraintes à l’exil. Cette période de brutalisation de masse coïncide, dès 1975, avec celle d’une thérapie de choc économique qui transforme le Chili en laboratoire à ciel ouvert d’un néolibéralisme débridé : le pays devient le parangon des « Chicago Boys » et des théories monétaristes chères à l’économiste Milton Friedman.

Cinquante ans après le coup d’État, la guerre des mémoires fait rage dans un pays profondément fracturé. Soutenu par le Parti communiste, M. Gabriel Boric (Front large) a certes réussi à battre — avec 56 % des voix — M. José Antonio Kast (Parti républicain, PR), candidat d’extrême droite, lors de la présidentielle de 2021, en affichant un programme critique du néolibéralisme (6). Mais M. Kast est arrivé en tête du premier tour, laissant loin derrière les partis traditionnels. Admirateur affiché du général Pinochet, l’homme fort des droites chiliennes est le fils d’un ancien lieutenant nazi ayant fui l’Europe. Catholique fondamentaliste, il a, comme sa famille, soutenu la dictature (l’un de ses frères en a même été ministre).

De son côté, si M. Boric cite volontiers Allende comme exemple, c’est surtout pour en appeler au respect des institutions et des droits humains face à ceux qui ont assassiné la démocratie en 1973, pas pour exalter le militant anti-impérialiste. Sans majorité parlementaire, sans réel lien avec les mouvements populaires et alors qu’une partie de sa coalition fait l’objet d’un scandale de corruption, M. Boric gouverne à l’« extrême centre » — bien loin des « larges avenues » imaginées par Allende.

Il y a deux ans, la fin des héritages autoritaires et du néolibéralisme paraissait pourtant possible, grâce à la force du grand soulèvement social d’octobre 2019. Désormais, ce sont les réactionnaires qui ont le vent en poupe. Après le rejet massif du projet de Constitution, féministe et progressiste, en 2022 par référendum, c’est paradoxalement le PR qui est maintenant chargé de conduire la rédaction d’une nouvelle Carta Magna, après ses excellents résultats aux élections constituantes de mai 2023. Les « enfants » de Pinochet se voient ainsi attribuer la responsabilité de remplacer la Constitution de 1980, imaginée par leur mentor…

Deux spectres hantent donc toujours la politique chilienne et dessinent des voies différentes pour le pays : un ancien dictateur décédé en 2006 et jamais jugé ; un socialiste pacifiste, mort avec un pistolet-mitrailleur à la main. Depuis cinquante ans, le Chili hésite…

Franck Gaudichaud

Professeur en histoire et études latino-américaines à l’université Toulouse Jean-Jaurès.

(1) Lire Evgeny Morozov, « Une multinationale contre Salvador Allende », Le Monde diplomatique, août 2023.

(2) « Multinational corporations and United States foreign policy », rapport sur les auditions conduites par le Sénat américain, Government Printing Office, Washington, DC, 1974.

(3¡Venceremos ! Expériences chiliennes du pouvoir populaire, Syllepse, Paris, 2023 (deuxième édition).

(4) National Security Archive, « Brazil abetted overthrow of Allende in Chile », 31 mars 2023, Washington, DC.

(5) Patricio Guzmán, La Bataille du Chili, Atacama production, France-Cuba-Chili, 1975-1979, documentaire en trois parties.

(6) Lire « Tout commence au Chili », Le Monde diplomatique, janvier 2022.

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