Propos recueillis par Julia Pascual

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Des policiers anti-émeutes font face à des migrants à Melilla, le 24 juin 2022. JAVIER BERNARDO

Sara Prestianni est spécialiste migration au sein de l’ONG EuroMed Droits. Elle analyse la façon dont les politiques migratoires sont devenues l’objet de chantage entre l’Espagne et le Maroc.

Plus de vingt migrants sont morts le 24 juin en tentant d’entrer dans l’enclave espagnole de Melilla. Ce drame était-il prévisible ?

Sara Prestianni Il est le fruit de mois de tension avec les migrants au Maroc. Après les accords d’avril 2022 entre Rabat et Madrid qui se sont engagés à renforcer leur coopération en matière migratoire, le climat s’est durci. En témoignent le démantèlement des campements autour de la ville de Nador [limitrophe de Melilla], les arrestations de migrants ou les difficultés accrues d’accès aux soins.

Ce drame est aussi la conséquence du désespoir des migrants qui tentent le passage, coûte que coûte. Les forces marocaines étaient prêtes à tout pour les arrêter au nom de l’apaisement des relations avec l’Espagne. La frontière a fait le reste, avec ses multiples barrières où se sont écrasées des centaines de personnes. Il y a eu plus de 37 morts, selon un bilan non définitif d’ONG, des arrestations, et presque 400 personnes ont été refoulées vers Nador alors qu’elles étaient déjà en territoire espagnol. On a aussi assisté à des tentatives d’enterrer les cadavres avant même leur identification.

Existe-t-il des précédents ?

En octobre 2005, six migrants avaient été tués par balles à Melilla lors de plusieurs centaines de tentatives de passage. La route des enclaves était encore peu utilisée à l’époque, mais elle commençait à servir d’alternative au passage par le détroit de Gibraltar où le système d’interception à l’aide de radars et de caméras venait d’être mis en place. En 2005, la clôture à Ceuta et Melilla ne dépassait pas trois mètres de hauteur et les migrants la franchissaient en utilisant des échelles. Désormais, la frontière de Melilla atteint les dix mètres de haut.

Il se trouve de nombreux Soudanais parmi les victimes. Comment analysez-vous cela ?

C’est un élément nouveau. Auparavant, les Soudanais passaient par la Libye limitrophe afin de traverser la Méditerranée centrale vers l’Italie. Mais le renforcement des capacités des autorités libyennes dans les interceptions en mer, grâce à un soutien européen et notamment italien, le niveau de violence dans les centres de détention ou le nombre de morts en mer les ont sûrement poussés à prendre d’autres routes. Mercredi 29 juin, on a aussi appris que les corps de vingt migrants, a priori tchadiens,avaient été retrouvés dans le désert libyen, vers les frontières avec le Soudan et le Tchad. Le groupe s’était perdu.

Ces exemples nous montrent comment le renforcement d’une frontière, sans l’ouverture de voies légales d’accès au territoire européen, ne fait que déplacer les routes vers d’autres « portes de l’Europe » en les rendant plus coûteuses en termes de vies humaines.

Lundi 27 juin, quatorze migrants sont morts dans l’incendie d’une pirogue au Sénégal, qui se dirigeait vers les Canaries. Comment cette route est-elle apparue ?

Historiquement, elle est la conséquence du renforcement des contrôles au niveau de Ceuta et de Melilla suite aux événements d’octobre 2005. En 2006, plus de 30 000 personnes sont arrivées aux Canaries, principalement depuis la Mauritanie et le Sénégal. Cette année-là, plus de 1 000 personnes ont péri en mer. Le déploiement de Frontex à partir de l’été 2006au large des deux pays subsahariens a eu pour effet de déplacer les départs vers la Libye et la Tunisie.

En 2020 et 2021, la route des Canaries a été rouverte – au départ de Dakhla [dans le Sahara occidental] et de Tarfaya [au Maroc] – à mesure que les contrôles se durcissaient en Méditerranée. En 2021, selon l’organisation espagnole Caminando Fronteras, 22 000 personnes sont arrivées aux Canaries et 4 000 sont mortes, principalement en raison de la durée du voyage et des conditions de la traversée. C’est la route migratoire la plus mortifère.

En quoi les migrations entre le Maroc et l’Espagne répondent-elles à une logique géopolitique ?

Le Maroc a été l’un des premiers pays avec lequel l’Union européenne et l’Espagne ont négocié pour externaliser le contrôle des frontières en essayant d’empêcher l’arrivée des migrants. Rabat a instrumentalisé ce dossier à des fins politique et économique, en renforçant le contrôle ou au contraire en fermant les yeux devant les départs de migrants selon les circonstances.

L’exemple le plus parlant remonte probablement à mai 2021, quand près de 10 000 migrants ont franchi la frontière à Ceuta en moins de 48 heures.Ce passage a été interprété par l’Espagne comme une mesure de rétorsion à un moment de fortes tensions diplomatiques au sujet du statut du Sahara occidental [dont le Maroc revendique la souveraineté].

La logique qui consiste à lier soutien au Maroc et politique migratoire revient en boomerang aux pays de la rive nord de la Méditerranée. Cette logique est comparable à un chantage qui s’effectue au détriment des migrants, devenus les pions de jeux diplomatiques. Cela engendre bien souvent des situations de violations des droits humains.

Et quel rôle joue l’UE dans ces relations ?

Les Européens jouent essentiellement le rôle de bailleurs de fonds. Depuis la création du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique en novembre 2015, le Maroc a reçu près de 183 millions d’euros. Bien que ce mécanisme de financement mobilise principalement les ressources de l’aide publique au développement, il a été utilisé à plus de 90 % pour des projets de renforcement des frontières

En même temps, l’Union européenne négocie un accord de réadmission avec le Maroc qui permettrait aux Etats membres, non seulement d’expulser les ressortissants marocains en situation irrégulière, mais aussi ceux qui auraient transité par son territoire. Jusqu’ici, rien n’a encore été conclu. Cependant, les différentes réunions qui ont eu lieu sur le sujet depuis vingt ans ont permis au Maroc de demander une augmentation du soutien financier qu’il perçoit et de renforcer son rôle dans les relations internationales. C’est ce jeu diplomatique dont les migrants sont trop souvent les victimes.

Julia Pascual

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