Pour accéder à l’école, des élèves des communes de l’intérieur sont confiés à des familles d’accueil sur le littoral, où les abus et négligences sont monnaie courante. Mis en place en 2005, ce système prolonge les violences éducatives perpétrées durant la colonisation. Alors que les institutions restent largement sourdes aux alertes, Mediapart a enquêté pendant plus d’un an.

Emile Boutelier

22 janvier 2023 à 10h21

Cayenne, Maripasoula, Trois-Sauts (Guyane).– Le visage et les bras constellés de tatouages rutilants, de jeunes Amérindiens wayampi traînent sur le débarcadère de Trois-Sauts, village cerné par la forêt amazonienne. On est à deux jours de pirogue du littoral. Ils ont entre 15 et 20 ans, parfois moins, et pourtant, en pleine période de travail scolaire, n’ont pas école. Comme eux, nombre de jeunes Amérindiens ou Noirs marrons de Guyane (les descendants d’esclaves révoltés ayant fui les plantations) sont déscolarisés après avoir mal vécu leur passage dans des « familles hébergeantes » sur le littoral.

Ce système a été mis en place en 2005 par les autorités pour loger 400 élèves par an sur le littoral, mais il est aujourd’hui accusé de prolonger des violences éducatives perpétrées pendant la colonisation par l’État français et l’Église catholique. La vingtaine de récits récoltés depuis 2021 par Mediapart, complétés par des documents confidentiels, attestent en tout cas de maltraitances généralisées.

« J’ai failli abandonner mes études », raconte Taylor, un Noir marron de 19 ans qui a vécu plusieurs mois chez une dame logeant six jeunes dans une petite extension sans cuisine de sa maison. « Même quand il pleuvait, la dame refusait de nous déposer en voiture le matin. On se levait à 4 heures, pour avoir le bus, et le soir on ne rentrait jamais avant 19 heures. » Comme lui, beaucoup de jeunes sont logés dans des familles des quartiers prioritaires et périphériques de Cayenne et sont contraints de faire plusieurs heures de marche sous les intempéries pour gagner leur établissement. Une source d’épuisement, alors même que plusieurs d’entre eux souffrent de malnutrition.

Parfois traumatisés par leur passage sur le littoral, les jeunes de Trois-Sauts reviennent au village sans avenir. © Photo Émile Boutelier

« En six mois chez la dame, je suis passé de 80 à 69 kilos pour 1,86 mètre, poursuit Taylor, originaire de Maripasoula. Le matin, elle nous donnait du pain sec avec du lait, le midi c’était riz blanc et poulet surgelé. Et le soir, nous ne mangions jamais. » Fait marquant : la quasi-totalité des jeunes interrogés ne mangent pas en même temps que les familles qui, lorsqu’elles ont des enfants du même âge, leur réservent un autre régime alimentaire.

« Parfois, on ne prenait pas le petit-déjeuner parce que la gardienne gardait la nourriture pour sa fille. Le soir, on ne pouvait manger que vers 21-22 heures, et moi je m’endormais vers 20 heures. Je pouvais passer trois jours sans manger », raconte ainsi Martha*, une Amérindienne de 24 ans originaire du Haut-Maroni, dont la famille n’avait pas les moyens de payer la cantine.

Rémunérées à hauteur de 500 euros par mois et par hôte, dont 100 euros réglés par les familles et 400 euros pris en charge par la collectivité territoriale de Guyane (CTG), beaucoup des 210 familles d’accueil n’hésitent pas à cumuler, logeant souvent quatre ou cinq adolescents (et jusqu’à 10), souvent à plusieurs dans une chambre et parfois dans des conditions indignes.

« Le logement était très sale, il y avait beaucoup de cafards, des champignons sur les murs, des éviers pleins de bassines sales qui moisissaient pendant des semaines », témoigne Anthony*, un Noir marron de Maripasoula qui a passé un an dans cette famille hébergeante. Toilettes défectueuses, eaux de douche puisées dans des puits ou des mares impropres, absence d’Internet ou réseau électrique dangereux… De nombreux témoignages font état de logements insalubres, mais aussi de maltraitances plus volontaires. 

Les hébergeants considèrent souvent que leur devoir est de nous “régler”, c’est-à-dire de nous éduquer aux “bonnes manières” du littoral.

Michel Aloïké

« On n’avait pas le droit d’utiliser l’électricité pour la télévision ou la lumière, donc on devait faire nos devoirs avec nos portables, raconte Alex*, un Amérindien du Haut-Maroni. On faisait la vaisselle tous les soirs dans des bassines alors qu’il y avait une machine, et pareil pour le linge. » Alors que la charte prévoit une participation équitable des jeunes aux tâches ménagères de la maison, plusieurs d’entre eux se voient contraints de les faire toutes.

« Les week-ends, on devait se lever à 6 heures du matin pour nettoyer toute la maison », se souvient Rita*. À cela s’ajoutent les brimades, comme les interdictions d’accès au réfrigérateur de la maison, parfois cadenassé, ou les interdictions non justifiées de sortie périscolaire ou en période de vacances. Des brimades liées à une stigmatisation à bas bruit des populations amérindiennes et noires marronnes, longtemps qualifiées de « primitives » par l’administration coloniale française.

Le village de Trois-Sauts s’étend sur le fleuve Oyapock. Près de 800 habitants vivent dans les cinq hameaux du village. Sur l’autre rive, c’est le Brésil. © Photo Émile Boutelier

« Certaines familles refusent tout simplement de prendre des Amérindiens, explique Jeannette Anataka, directrice de l’association Akaneïtuna qui s’occupe des jeunes du Haut-Maroni. Les gens ont tellement d’a priori sur les Amérindiens qu’ils croient toujours qu’on est malpropres, qu’on sent mauvais ou qu’on n’est pas civilisés. »

Le vocabulaire employé par les jeunes et les familles est, à cet égard, révélateur. « Les hébergeants considèrent souvent que leur devoir est de nous “régler”, c’est-à-dire de nous éduquer aux “bonnes manières” du littoral, dénonce Michel Aloïké, qui a recueilli de nombreux témoignages de jeunes rentrés au village. Et les jeunes appellent toujours leur famille hébergeante des “gardiens”. »

Dans la droite ligne de la « mission civilisatrice » de la colonisation, cette focale disciplinaire se retrouve jusque dans les textes de cadrage du dispositif. La « fiche de renseignements » oblige ainsi les parents du jeune placé à « informer la CTG de tout antécédent judiciaire ». Ce qui, en plus d’être une violation du droit à la vie privée, montre qu’il est d’emblée considéré comme un potentiel délinquant.

À bien des égards, ce système semble être une continuation du processus d’acculturation forcée menée dans les internats catholiques (appelés « Home Indiens ») à partir des années 1930, et dont un livre-enquête vient de révéler l’ampleur (Allons enfants de la Guyane, d’Hélène Ferrarini, paru en septembre – voir nos articles ici et ). En particulier, le règlement intérieur interdit aux jeunes de « recourir à l’usage de la langue maternelle […] lorsque la famille n’en a pas l’usage », c’est-à-dire dans la quasi-totalité des cas.

Je n’arrivais pas à suivre les cours, j’étais dans les pommes.

Angel

En plus d’être illégale au regard de la Convention internationale des droits de l’enfant, qui garantit leur liberté d’expression, cette mesure apparaît d’autant plus cruelle que la réciproque n’est pas vraie, et que nombre de jeunes disent se faire insulter ou gronder dans des langues qu’ils ne maîtrisent pas. « Quand elle s’énervait, elle me disait souvent des insultes en créole », se rappelle Anthony à propos de son hôtesse.

Ces conditions de vie provoquent un fort taux de décrochage parmi les élèves des communes de l’intérieur. « Lorsque je suis venu au lycée, je n’arrivais pas à suivre les cours, j’étais dans les pommes », raconte Angel, un jeune de Trois-Sauts, seul scolarisé d’une fratrie de sept enfants. Si des statistiques peinent à émerger, un rapport de l’Unicef d’avril 2021 indique l’existence de vagues de décrochage scolaire massives chez les jeunes de Camopi-Trois-Sauts, sur le fleuve Oyapock, au moment d’aller au lycée sur le littoral. Si 85 % des élèves de la commune sont scolarisés entre 11 et 14 ans, seuls 5 % d’entre eux le sont encore entre 18 et 24.

Un jeune de Trois-Sauts profite du passage d’un instructeur pour postuler à la Légion étrangère. © Photo Émile Boutelier

Mais notre enquête révèle aussi des cas d’abus plus graves. « Une nuit, alors que ma camarade de chambre était absente, le fils de la dame qui nous hébergeait est venu me toucher les pieds dans mon sommeil, raconte Jane*, une Amérindienne de 15 ans au moment des faits. Je lui ai dit de partir, et il m’a menacée si je parlais. Après ça, j’ai été obligée de fuir ma famille hébergeante, car j’avais peur de rester toute seule. » Interrogé sur l’existence d’une enquête pénale, le procureur de la République de Cayenne, Yves Le Clair, refuse de répondre précisément, mentionnant « des enquêtes en cours sur l’accueil de mineurs ».

« C’étaient des insultes, des engueulades permanentes. J’ai été broyé par mon arrivée sur le littoral, et la famille hébergeante y a joué un rôle important, raconte Johnny, passé dans le réseau des familles hébergeantes entre 2012 et 2014, et qui vit désormais à Maripasoula. J’ai commencé à boire dans ma famille d’accueil avec mon camarade de chambre, mais on était tellement mal dans nos vies qu’on n’avait que ça. » Lors de nos entretiens, plusieurs jeunes nous ont dit avoir déjà pensé au suicide au cours de leur séjour.

Sur les 210 familles hébergeantes du dispositif, une vingtaine de cas graves sont signalés chaque année aux associations. Un rapport du Défenseur des droits, datant de 2017, affirme que « des abus sexuels au sein des familles hébergeantes ne seraient pas dénoncés ». Mais à défaut de structures d’écoute et de contrôles réguliers, nombre d’abus échappent sans doute aux radars.

« Ce qui se passe dans les familles hébergeantes est souvent tabou chez les jeunes, glisse Jeannette Anataka. C’est de retour au village qu’ils confient ce qu’ils ont subi. La plupart ne le font sans doute jamais. » D’abord, il y a la peur des représailles. « Je voulais porter plainte parce que c’était inacceptable, mais en même temps j’avais peur qu’on me mette dehors et qu’on m’exclue du système des familles hébergeantes », glisse Jane.

Car lorsqu’un rapport de force s’engage entre un élève et sa famille hébergeante, tout semble se faire au bénéfice de cette dernière. Le règlement intérieur prévoit, par exemple, la possibilité de procéder unilatéralement à une « exclusion d’office » sans qu’« aucun recours [ne soit] possible ».

Des mesures discriminatoires

En novembre 2022, ce fut le cas de Dylan*, un Amérindien de 15 ans au regard pétillant, sorti du réseau sans avoir commis la moindre bévue. « J’avais fait une tentative de suicide il y a quelques années, donc je bénéficiais d’un dispositif contre le décrochage scolaire qui ne commençait qu’en novembre. On m’a dit de rentrer dans mon village en attendant qu’il commence. Mais quand je suis revenu, ma famille hébergeante avait pris un autre jeune, car elle ne touchait pas d’argent tant que je n’étais pas scolarisé chez elle. » Sans le logement fourni par une association de soutien aux jeunes, Dylan aurait dû rentrer dans son village.

Outre cet arbitraire, plusieurs documents consultés par Mediapart font état de mesures discriminatoires. « Toute jeune fille enceinte ne sera pas prise en charge financièrement par le réseau des familles hébergeantes », affirme le règlement intérieur, prévoyant qu’elles soient « remise[s] immédiatement à [leur] famille », même lorsqu’elles bénéficient d’une inscription dans un établissement scolaire.

Au moins une élève a été déscolarisée en 2020-2021 pour ce motif, tandis qu’une autre élève, tombée enceinte à l’automne 2022, était menacée d’exclusion du dispositif jusqu’à son congé maternité. Comme le souligne le rapport de la préfecture de 2021, « dans ce cas [grossesse ou consommation de drogues], la CTG estime que les élèves sont en tort et aucune solution alternative ne leur est proposée ».

Une « fiche de renseignements » à remplir par les familles à l’inscription réserve aussi l’accès aux « [personnes] de nationalité française ou de nationalité étrangère en situation régulière », à rebours du droit à l’éducation de tous les mineurs et mineures résidant sur le territoire français.

Par ailleurs, un échange de mails révèle qu’en 2020-2021, au moins deux élèves se sont vu refuser une famille hébergeante car ils étaient porteurs de handicap.

L’incompétence des services de la collectivité met nos enfants en danger.

Alain Mindjouk, parent d’élève

Face aux abus, les jeunes sont la plupart du temps confrontés à une absence criante de structures d’écoute et d’accompagnement, garantissant une quasi-impunité aux familles hébergeantes. « Aucun contrôle de [leur] activité n’est réalisé par la CTG », déplore la note interne de la préfecture.

En 2022, au moins huit « informations préoccupantes » ont été transmises à la cellule de recueil des informations préoccupantes (présente dans tous les départements, chargée en France de la protection de l’enfance), dont deux tentatives d’agression. « Nous avons réalisé des dizaines d’interventions pour des cas de violences depuis le début de l’année 2022, explique Myriam Dufay, directrice de l’association L’Effet Morpho. Mais, même quand on arrive à sortir les enfants, les familles hébergeantes ne perdent quasiment jamais leur agrément, et elles reçoivent encore des jeunes l’année d’après. »

Plusieurs travailleurs sociaux que nous avons rencontrés constatent enfin que le dispositif remplace des Amérindiens, lorsqu’ils sont maltraités, par des Noirs marrons, ces derniers ne disposant pas d’association constituée pour les défendre. À lire aussi Comment la France et l’Église catholique ont « éduqué » de force deux mille enfants amérindiens de Guyane

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Le cas de Jane illustre à la perfection ce système d’impunité. Après que la jeune fille a fugué, accompagnée d’une camarade, aucune procédure d’enquête n’a été menée par la CTG, et deux autres jeunes filles ont été laissées dans la maison. « Les problèmes ont continué et il a fallu que nous y allions avec les gendarmes pour que l’on se décide à sortir ces jeunes filles de la famille maltraitante », témoigne Myriam Dufay.

Plus grave encore, un échange de mails datant d’octobre 2021, au sein des services de la protection de l’enfance de la CTG, évoque une « enquête pénale » en cours visant une famille, dans laquelle deux jeunes Amérindiens étaient pourtant toujours logés.

« L’incompétence des services de la CTG met nos enfants en danger », accuse Alain Mindjouk, un autre parent d’élève ayant été bénévole dans différentes associations de soutien aux élèves. Sollicité à de multiples reprises, le service communication de la collectivité n’a pourtant répondu à aucune de nos questions.

De son côté, l’instance représentative des communautés autochtones et noires marronnes de Guyane, le Grand Conseil coutumier, organisait il y a un mois un séminaire sur les enjeux de la scolarisation et la persistance des violences éducatives héritées de la colonisation. Au cœur des revendications : une réforme de ce système des familles hébergeantes.

À ce jour, malgré le nombre important de témoignages d’abus relevés par les associations, seules trois familles, dont celle de Jane, ont perdu leur agrément.

Emile Boutelier

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* Ces prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes qui se sont confiées.

Émile Boutelier, journaliste indépendant, signe ici son premier article pour Mediapart.

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