Elles combattent la pratique, héritée des colons espagnols, dite du « chineo ». En dénonçant ces violences sexuelles longtemps impunies, elles mettent l’Argentine face à son passé colonial. 

Louise André-Williams

22 janvier 2023 à 14h57

SaltaSalta (Argentine).– Laurentina Nicacio, 28 ans, roule déjà depuis plus de trois heures sur des chemins défoncés, au milieu d’immenses champs de soja arrosés de pesticides. En cette fin d’année 2022, il fait 44 degrés à l’ombre à Salta, vaste province s’étirant de la cordillère des Andes à la frontière du Paraguay. Mis à part le bruit blanc des arroseurs automatiques, la vie semble s’être évaporée de ces terres. « On a du mal à l’imaginer, mais il y a encore des gens qui vivent là-dedans, explique Laurentina. Ce sont les derniers à n’avoir pas été chassés par la déforestation. » 

La jeune femme appartient au peuple wichi, l’un des 34 peuples autochtones reconnus officiellement par le pays. Depuis quatre ans, elle sillonne la région pour recueillir la parole de jeunes filles victimes de viols, toutes issues de la même ethnie qu’elle. Depuis qu’elle a pris à bras-le-corps ce combat, en faisant bénévolement office d’interprète wichie dans les commissariats, la jeune femme de 28 ans, mère de deux enfants en bas âge, a du mal à trouver le sommeil. Elle est régulièrement victime d’insultes et de menaces. « La nuit, des hommes ou leurs familles hurlent sous ma fenêtre pour m’intimider »,glisse-t-elle dans un souffle. 

Un panneau en bois signale enfin le village qu’elle cherchait. Il y a une semaine, une habitante l’a alertée à propos d’une jeune fille de 13 ans, Paulina*, dont elle cherche à recueillir le témoignage. Elle sortait de l’école lorsqu’un homme d’une quarantaine d’années l’aurait violée. Il menace maintenant de la tuer si elle le dénonce.

Laurentina Nicacio. © Photo Javier Corbalan

Des signalements comme celui-ci, Laurentina en reçoit plusieurs dizaines par mois depuis qu’elle a lancé son association en 2019 pour venir en aide à ces jeunes filles, dans un contexte de prise de conscience nationale à propos du « chineo ». C’est ici, dans cette région du nord de l’Argentine qui concentre la plus forte population de peuples autochtones, qu’un procès historique a allumé l’étincelle de la révolte à laquelle la jeune femme participe désormais et qui mobilise aujourd’hui juristes et chercheurs : le « procès Juana », une affaire de viol collectif dont les répercussions durent encore.

Les faits remontent à 2015. La victime, une jeune fille de 12 ans, issue d’une communauté wichie, sort acheter du pain avec deux amies. Soudain, neuf hommes surgissent. Ses amies réussissent à leur échapper, mais pas elle. Elle subit les pires sévices : violée à plusieurs reprises, droguée, elle est abandonnée, seule, au milieu d’une forêt. L’affaire se transforme en scandale national lorsque, six mois plus tard, la petite fille n’ayant pas eu le droit d’avorter, accouche d’un fœtus anencéphale. « Juana » parviendra à reconnaître les coupables : des « criollos » de son village, autrement dit des hommes qui se définissent comme blancs.

Martin Yañez, anthropologue cité comme expert au cours du procès, convainc les jurés qu’il ne s’agit pas d’un « banal » viol en réunion sur mineure mais d’un cas typique de chineo, un crime raciste qui trouve son origine dans l’histoire coloniale du pays. « Dans les chroniques des Espagnols qui arrivent sur le continent au XVIe siècle, on trouve déjà des traces de ces viols sur des femmes indigènes, rapporte-t-il. Des crimes où intervient la catégorie de race. »

Il s’agit là de la supériorité supposée naturelle des Espagnols et, selon leur système de castes, de leurs descendants nés sur le continent sud-américain : les criollos (les créoles).

Une violence héritée de la colonisation

Ces viols, loin de disparaître à la chute de l’Empire espagnol, se sont perpétués jusqu’à aujourd’hui, dans une pratique banalisée que les hommes blancs surnomment dans le Nord le chineo. La reconnaissance de la dimension raciste du viol de « Juana » a permis de condamner en 2019 six accusés à 17 ans de prison ferme, et de déclarer pénalement responsables deux autres, mineurs au moment des faits. Un dernier est toujours en fuite. C’est la première fois que l’un de ces viols, qui font rarement l’objet de procès, est suivi de si lourdes peines.

Les milieux urbains découvrent alors avec effarement l’existence du chineo. Dans cet immense pays bercé par le mythe d’une Argentine blanche dont la population descendrait, selon l’adage populaire, des « bateaux venus d’Europe », les populations autochtones et noires demeurent encore marginalisées dans les médias.

Aucun chiffre n’existe pour documenter ce fléau. Seulement les cris d’alerte des femmes autochtones qui, lasses d’être ignorées, ont décidé de passer à l’action. Le 22 mai 2022, elles se sont réunies dans un village de Chicoana, au sud de la province de Salta, pour, selon leurs mots, « poser un ultimatum au gouvernement argentin ».

Dans ce village niché au pied de la cordillère des Andes, 250 femmes wichies, chorotes, guaranies, mapuches, issues au total de 36 peuples autochtones, se sont retrouvées dans la petite école de la rue principale pour organiser un « parlement », avec des groupes de travail pour raconter, dans leurs langues, les viols qu’elles avaient subis. Puis elles ont partagé leurs conclusions en assemblée plénière et ont demandé,dans une déclaration commune, que le chineo soit considéré par la justice argentine comme un « crime de haine, imprescriptible et puni par des peines maximales ».

rancisca, mère de « Juana », dans sa maison. © Photo Javier Corbalan

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Depuis, des réactions politiques ont commencé à émerger. La sénatrice Nora Giménez, issue de la coalition gouvernementale, a présenté en novembre dernier un projet de loi pour « faire des violences subies par les femmes, les adolescentes et les filles autochtones, sous ses différentes formes, une modalité spécifique de violence […] tenant compte des multiples formes de discrimination dont [ces dernières] souffrent »,proposant notamment de doter les tribunaux et commissariats de traducteurs et traductrices bilingues maîtrisant leurs langues natales. La province de Salta a quant à elle lancé un programme de sensibilisation sur le chineo dans les écoles.

Présente lors du « parlement » de Chicoana, Moira Millán, écrivaine et militante appartenant au peuple mapuche, figure en Argentine de la lutte pour les droits des peuples autochtones, est encore hantée par les témoignages qu’elle y a entendus. Portant désormais le combat jusqu’en Europe – elle y promeut la campagne « Basta de Chineo » (« Stop au chineo ») lancée en 2020 –, Millán y voit une lutte plus large contre ce que son mouvement (Mujeres Indígenas por el Buen vivir) a nommé le « terricide », « tous les moyens par lesquels le système anéantit la vie ».

L’impunité de ces viols est le résultat d’une « logique génocidaire », affirme-t-elle, dont l’État argentin serait conscient : « Le manque d’eau, de nourriture, de transports publics, l’isolement de ces femmes et de leurs communautés, la destruction de leurs terres, de leur spiritualité… C’est le signe d’une colonialité qui habite le pouvoir et qui garantit limpunité et la perpétuation de ces viols. »

Un village où la ségrégation est partout visible

« Colonialité » : ce mot prend tout son sens quand, dans le sillage de Laurentina, on découvre enfin le village où le viol de la petite Paulina a été signalé. Dans la chaleur écrasante, la géographie des lieux témoigne d’une ségrégation visible à l’œil nu.

D’un côté, les autochtones, une centaine, et leurs bicoques – quelques branches surmontées de bâches en plastique qui s’envolent à la moindre intempérie –, de l’autre, les criollos, une trentaine, et leurs maisons en dur, entourées parfois d’un petit jardin propret.

Les Wichis, souvent des familles nombreuses, survivent principalement grâce aux aides sociales, mais, dans cette zone, cela ne suffit plus. Les taux de dénutrition et de mortalité infantile y atteignent des sommets, poussant l’ONU à qualifier en 2020 la situation des communautés wichies de Salta de « crise humanitaire comparable à celle dont souffre le Soudan du Sud ».

Le territoire des criollos, lui, est fréquemment matérialisé par une école ou un poste de police – symboles de la conquête de ces terres rebelles par l’État argentin au début du XXe siècle. Ces hommes blancs, souvent pauvres, jouissent d’une situation économique supérieure à celle des autochtones. Ils travaillent dans l’épicerie du coin, comme travailleurs agricoles, ou encore dans les institutions locales (commissariat, mairie) : c’est ce pouvoir local qui garantit l’impunité aux violeurs, affirme Laurentina.

Rejoignant le constat de Moira Millán, elle souligne que la destruction de la forêt, et du mode de vie wichi, au profit d’une agriculture intensive reposant sur le travail de saisonniers, porte sa part de responsabilité dans la multiplication des viols. « C’est facile pour ces travailleurs, ils disparaissent de la région du jour au lendemain, puis d’autres recommencent », se lamente-t-elle. À croire le témoignage de la voisine qui l’a alertée, Paulina aurait été violée par un saisonnier blanc travaillant dans un champ non loin.

Dans les rues du village, la jeune fille demeure introuvable. Malgré l’acharnement de Laurentina, ses questions se heurtent systématiquement au silence des habitant·es : personne, à part la voisine qui l’a alertée et qui craint d’être aperçue en sa compagnie, n’est au courant. Même l’institutrice de la petite école, désertée par l’adolescente depuis son agression, feint de ne rien savoir, écarquillant exagérément les yeux.

Affiches « Abolition du chineo » à Buenos Aires. © Photo Cristian Pirovano

« Elle a peur », se désole Laurentina qui ne peut lui en vouloir : en 2014, une institutrice du sud de la province a été assassinée d’un coup de fusil de chasse dans la poitrine, pour avoir tenté de protéger une jeune Wichie d’un violeur criollo. Le soleil décline. Il faut reprendre la route. Laurentina se promet de revenir la semaine prochaine, avant que les pluies diluviennes de décembre ne rendent le hameau inaccessible.

Une assemblée générale et un match de foot

Malgré le vent de contestation qui souffle aujourd’hui sur ces contrées désolées, la peur continue de museler les femmes de la région de Salta. À Pluma del Pato, un village situé non loin de là, 25 femmes wichies se sont réunies en assemblée en février 2022 et ont écrit une lettre aux autorités pour demander justice : leurs enfants, dénoncent-elles, sont tous nés de viols commis par des criollos.

Quatre d’entre elles ont porté plainte, tandis que neuf autres ont sollicité la justice pour obtenir de leurs violeurs un soutien économique. Un an plus tard, plusieurs victimes, terrorisées, ont fini par abandonner l’idée des poursuites. Luis Gerardo Veliz, l’avocat de plusieurs d’entre elles, a lui-même fait l’objet de pressions de la part des criollos. 

Lorsque Laurentina regagne enfin son village de Ballivián, après ces heures de recherches infructueuses, un soleil rouge illumine les champs. Bien qu’épuisée, elle se dirige vers le terrain de football éclairé par la lumière froide de grands lampadaires. En Argentine, dans ces communautés du Nord où il n’y a pas d’eau potable, pas de nourriture, pas d’accès à la santé et à la justice, on trouve toujours un terrain de foot…

Marchant sur la terre ocre jonchée de déchets plastiques, Laurentina explique qu’elle a peut-être trouvé un moyen de délier les langues des jeunes filles sans trop éveiller les soupçons des criollos. Il y a un an, elle a eu l’idée de créer une équipe de football exclusivement féminine dans son village. Des grappes de gamines débarquent sur le terrain. Certaines portent le maillot de Maradona, d’autres celui de Messi, mais la plupart de simples tee-shirts. Il est 21 heures : leur entraînement quotidien commence. 

Sur le bord du terrain, Laurentina prend des nouvelles de l’une d’elles. Elle a 13 ans et elle a été violée, il y a deux mois, par un pasteur criollo du village. Grâce à une manifestation organisée par l’équipe de foot et qui a mobilisé, en octobre, plus de 300 personnes du village, sa famille s’est finalement décidée à porter plainte.

L’entraînement prend fin. Demain, l’équipe jouera pour la première fois contre d’autres femmes autochtones qui, enthousiasmées par son idée, ont elles aussi créé leur club : Les Femmes de Pluma del Pato, le village où l’omerta avait dissuadé des victimes de déposer plainte. Laurentina espère relancer ainsi leur combat, porté par la solidarité entre communautés villageoises féminines.

En attendant le match de demain, elle regarde avec émotion s’éloigner par petits groupes les jeunes filles dans les rues de Ballivián, leurs rires défiant la nuit et peut-être les violeurs qui s’y cachent.

Louise André-Williams

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