Au premier semestre de l’année, les gangs ont tué plus de 2 000 personnes dans l’île des Caraïbes. Deux ans après l’assassinat du président Jovenel Moïse, la situation a empiré. Le Conseil de sécurité pourrait donner son feu vert dans les prochains jours à l’envoi d’une force internationale composée de policiers sous l’égide du Kenya.

François Bougon

14 août 2023 à 15h58

EnEn Haïti – État failli ravagé depuis trop longtemps par des crises sécuritaires, humanitaires, environnementales et politiques –, les enlèvements sont devenus une des principales sources de revenus des gangs qui contrôlent désormais une grande partie du pays. Ces groupes criminels, liés souvent aux élites politiques, martyrisent la population, tuent, violent, pillent et rackettent. En toute impunité en raison de l’impuissance de la police et de la justice. Ou de leur duplicité.

Selon le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH), organisme en place depuis 2019, les groupes criminels ont tué plus de 2 000 personnes au cours des six premiers mois de l’année 2023 (une augmentation de 125 % par rapport à la même période de 2022) et en ont kidnappé plus de 1 000 (+ 49 %).

Dans un rapport publié lundi, « Vivre un cauchemar » (lire ici), basé sur une enquête de terrain fouillée – qui s’ajoute à ceux des Nations unies, notamment celui de février dernier sur les abus commis par les gangs dans un quartier de la commune de Cité Soleil dans la zone métropolitaine de la capitale Port-au-Prince et celui d’octobre 2022 sur l’utilisation des viols comme arme pour « répandre la peur » –, l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) dénonce « une réponse étatique faible, voire non existante ».

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Manifestation contre l’insécurité, le 7 août 2023 à Port-au-Prince. © Photo Richard Pierrin/AFP

Pour le géographe haïtien Jean-Marie Théodat, maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du laboratoire Prodig, Haïti, « victime d’une violence systémique de la part des gangsters », vit « une situation de guerre qui ne dit pas son nom ». Le bilan des morts « est équivalent à ce qui se passe en Ukraine », souligne-t-il.

« Tous les droits sont bafoués », constatait de passage dans le pays fin juin, l’expert indépendant pour l’ONU (Organisation des nations unies) sur la situation des droits humains en Haïti William O’Neill. Selon les Nations unies, cette crise sécuritaire perturbe l’accès aux aliments et aux soins : près de la moitié des 11,5 millions de Haïtien·nes sont ainsi en « grave insécurité alimentaire ».

Alors que faire ? Face à cette situation qui n’a cessé d’empirer depuis 2018 (Mediapart l’a documentée à maintes reprises, par exemple ici et ), des appels en faveur d’une intervention internationale ont été lancés depuis plusieurs mois, y compris par le très impopulaire Premier ministre Ariel Henry, qui occupe le pouvoir depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021 – sans jamais avoir élu démocratiquement.

Le Kenya prêt à intervenir

Sa demande exprimée fin 2022 a été relayée par le secrétaire général des Nations unies, António Guterres. Ce dernier, lors d’une brève visite à Port-au-Prince le 1er juillet, a déclaré que « le monde doit agir maintenant pour endiguer la violence et l’instabilité ». Il a plaidé, dans le domaine de la sécurité, pour le « déploiement d’une force multinationale pour aider la police nationale d’Haïti », non pas une mission des Nations unies, a-t-il précisé,mais « une force de sécurité robuste déployée par les États membres pour travailler main dans la main avec la police nationale haïtienne pour vaincre et démanteler les gangs et rétablir la sécurité dans tout le pays ».

Un texte publié par le New York Times en juin et rédigé par un ponte haïtien de la médecine, Jean W. Pape, montre bien le sentiment ambivalent qu’éprouve la société haïtienne. Il jugeait certes que « les Haïtiens ne peuvent pas surmonter cette crise – la pire que j’ai vue dans ma vie – sans une intervention étrangère », ajoutant n’avoir « jamais pensé qu’[il] plaiderai[t] pour que le monde envoie des soldats », car « le bilan des interventions étrangères en Haïti est tragique ». « Au cours de notre histoire en tant que nation indépendante, écrit-il, les puissances occidentales nous ont fait payer un prix très élevé pour notre liberté, ce qui a entraîné une misère et une pauvreté systémiques. Mais aujourd’hui, je ne vois pas d’autre solution. »

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Dans une résolution adoptée le 14 juillet, le Conseil de sécurité de l’ONU a prié le secrétaire général de lui soumettre, d’ici au 15 août, un rapport écrit « décrivant toute la gamme des possibilités d’appui que pourrait fournir l’Organisation pour améliorer l’état de la sécurité, notamment mais non exclusivement l’appui à la lutte contre le commerce et le détournement illicites d’armes et de matériel connexe, la formation supplémentaire de la Police nationale d’Haïti, l’appui à une force multinationale non onusienne, ou la possibilité d’une opération de maintien de la paix, dans le cadre d’un règlement politique en Haïti ».

Fin juillet, le Kenya s’est dit prêt à mener cette force internationale une fois obtenu un mandat des Nations unies, recevant le soutien des États-Unis, puissance incontournable dans la région et qui s’est fait connaître par ses ingérences par le passé – Washington a occupé le pays entre 1915 et 1934.

C’est un chaos organisé, maîtrisé par les hommes politiques, il n’y a pas de malédiction.

Jean-Marie Théodat, géographe haïtien

Le secrétaire du cabinet aux affaires étrangères et à la diaspora du Kenya, Alfred Mutua, a indiqué dans un tweet que son pays était prêt à « déployer un contingent de 1 000 policiers pour aider à former et à aider la police haïtienne à rétablir la normalité dans le pays et à protéger les installations stratégiques ». « Le Kenya se tient aux côtés des personnes d’ascendance africaine à travers le monde, y compris celles des Caraïbes, et s’aligne sur la politique de l’Union africaine en matière de diaspora et sur notre propre engagement envers le panafricanisme », a-t-il poursuivi.

Cependant, avance Jean-Marie Théodat, « cela sera considéré par les Haïtiens comme un pis-aller, certes préférable aux forces américaines, françaises ou canadiennes qui ne seraient pas les bienvenues pour des raisons historiques évidentes »« C’est une façon opportune de faire avaler la pilule aux Haïtiens, dit le géographe à Mediapart. Mais il ne faut pas être dupe. Il ne faut pas attendre des Kényans qu’ils fassent des miracles, car ce ne sera qu’un millier de policiers face à des gangsters armés avec des munitions de guerre. J’ai bien peur que l’on fasse un pas en avant et deux pas en arrière parce que la solution haïtienne mériterait un traitement à la fois plus lourd et un accompagnement idéologique un petit peu plus musclé. Parce qu’entre le Kenya et Haïti, au-delà de la couleur de la peau, il n’y a absolument aucune convergence historique. »

Une nécessaire transition politique

Une telle intervention ne suffira pas en effet à résoudre toutes les crises dont souffre Haïti. D’autant plus que les élites au pouvoir, corrompues ou alliées avec les gangs qui règnent en maîtres à Port-au-Prince, sont l’un des principaux problèmes qu’affronte le pays. Malgré le discrédit dont il est l’objet, le premier ministre Ariel Henry s’accroche au pouvoir, avec le soutien tacite des Occidentaux, au premier rang desquels les Américains.

Dans son rapport publié lundi, HRW souligne que les représentants de la société civile que l’organisation a rencontrés lui ont déclaré « que des changements significatifs ne se produiraient vraisemblablement qu’avec la mise en place d’un nouveau gouvernement de transition plus légitime, dirigé de préférence par des technocrates qui n’ont pas de liens avec des groupes criminels et qui ne se présenteraient pas aux prochaines élections ». « Ils ont demandé instamment qu’une force internationale déployée dans le pays, quelle que soit sa nature, ne soutienne pas de fait le premier ministre Henry, indique le texte, qu’ils considèrent comme le dirigeant d’un gouvernement illégitime et corrompu ayant des liens présumés avec des groupes criminels, ni l’establishment politique qui l’accompagne au pouvoir. » 

Pour Jean-Marie Théodat, il faudrait opérer un « dégagisme » de toutes ces élites qui ont failli et qui « sont gangrenées par le trafic de drogue ». « Haïti est un véritable trou noir dans les Caraïbes, c’est par là que transite tout l’argent qui circule dans le bassin des Caraïbes en raison de l’absence d’État. C’est un chaos organisé, maîtrisé par les hommes politiques, il n’y a pas de malédiction », dit-il.

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En l’absence de tout ordre policier ou judiciaire, les habitants s’organisent pour faire justice eux-mêmes. Fin avril dernier, un mouvement désigné sous le terme de « Bwa Kale » a émergé, désignant des groupes d’autodéfense. Ils ont tué quelque 200 personnes soupçonnées d’appartenir à des gangs. Mais, selon un responsable humanitaire international cité par HRW, « c’est très dangereux car de nombreux innocents en sont victimes […] et si les gens refusent ou leur disent qu’ils violent également les droits humains, ils les accusent de défendre les gangs et les menacent ». « C’est une forme de légitime défense d’une population qui se sent agressée et qui ne peut compter sur le secours de personne, ni de l’État ni de l’étranger. Cela ne peut qu’aboutir à des débordements et ne peut pas remplacer la vraie justice, celle de l’État », estime Jean-Marie Théodat.

Un cercle vicieux s’installe. La réponse internationale ne sera sûrement pas à la hauteur. Les Haïtiennes et les Haïtiens continueront de souffrir. Dans l’attente de solutions.  

François Bougon

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