Dans l’archipel stratégique du Pacifique Sud, malgré la volonté de l’exécutif français de régler la question du processus de décolonisation sous ce quinquennat, les communautés se font toujours face. Fortement éprouvé par la crise sanitaire, appelé à ne pas participer à ce vote, le peuple kanak n’abandonne rien de son rêve d’indépendance.

Julien Sartre

12 décembre 2021 à 11h18

Nouméa, Poindimié, Houaïlou (Nouvelle-Calédonie).– À 7 heures du matin, lorsque les bureaux de vote ont ouvert dans les quartiers sud de Nouméa, la capitale, où se concentre la population aisée et blanche, la file était déjà longue et les électeurs se pressaient à l’entrée. « Nous avons évidemment voté “non”, assurait du ton de l’évidence David Plumley, retraité des services publics, installé dans l’archipel depuis plus de 30 ans, venu voter de bon matin avec son épouse. L’idée d’indépendance est un symbole très fort mais dire que la Nouvelle-Calédonie est une colonie française est tout simplement faux. On a une vraie autonomie et beaucoup de compétences locales, ici. Qu’apporterait l’indépendance à la Nouvelle-Calédonie ? Dans le Pacifique Sud, l’influence de la Chine est déjà forte, aux Salomon, aux Tonga, aux Fidji… Si la France s’en va, qu’arrivera-t-il à la Nouvelle-Calédonie ? »

La question une nouvelle fois posée aux électeurs est simple : souhaitent-ils que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? Mais, à la différence des deux précédents référendums de 2018 et 2020, qui ont vu à chaque fois le « non » l’emporter, cette fois, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) appelle au boycott du scrutin, en raison de la pandémie qui continue d’endeuiller l’île.

Dans ce bureau de vote situé dans une école primaire près de l’Anse Vata, l’une des plages chics de la ville, l’idée majoritaire est cependant que « c’est important de voter car il y a de gros enjeux et rester en France est une garantie de vivre ensemble pour tous et en paix », comme l’affirme Jean-Yves Koten, un autre électeur. L’ambiance est tout à fait calme dans la file d’attente et aux alentours, sous un soleil déjà écrasant. Le long de la baie, les cyclistes et les joggeurs pratiquent leurs activités sportives habituelles, exactement comme si rien d’inhabituel ne se passait ce dimanche.

Rien à voir avec les quartiers nord de Nouméa, où la population est majoritairement kanak, du peuple autochtone, mais aussi océanienne, c’est-à-dire wallisienne et tahitienne. Ces populations ont beaucoup plus largement tendance à voter “oui” et à respecter les consignes du FLNKS, qu’il s’agisse du sens du vote ou, en l’occurrence, de l’appel à la non-participation.

En traversant la ville, les forces militaires se font de plus en plus visibles, jusqu’à devenir une présence massive, occupant chaque rond-point avec d’imposants véhicules, devant chaque bureau de vote. Dans le bureau de vote le plus majoritairement kanak, et le plus indépendantiste, celui de Montravel, les gendarmes tiennent littéralement un check-point avec barrières et voitures en travers de la route, vérifiant les allées et venues, « s’assurant que tout le monde peut voter dans la sérénité et la sécurité », comme le décrit un gendarme.

Dans ce bureau de vote-ci, pas de file d’attente, seulement une poignée d’électeurs qui vont et viennent, en disant comme Adèle, jeune femme kanak visiblement hésitante et préoccupée : « Je vais probablement voter blanc mais je ne suis pas encore décidée. » Elle fait partie des rares Kanak visibles aux abords des bureaux de vote ce dimanche. Les chiffres de la participation confirmeront plus tard dans la journée que l’appel à la non-participation du FLNKS a été suivi très strictement par la partie indépendantiste de l’électorat.

À Nouméa et surtout dans les quartiers sud de la ville, la participation était d’un point meilleure qu’au référendum de 2020 à la mi-journée, s’établissant à 34 %, contre 33 % l’année dernière. Dans l’ensemble du pays, et en particulier dans les îles Loyauté, où la population vote beaucoup plus en faveur de l’indépendance et où elle appartient en majorité au peuple autochtone, la participation a en revanche été divisée par deux. À 17 heures, le Haut Commissariat – équivalent sur place de la préfecture, soit le représentant du gouvernement français dans l’archipel – communiquait un taux de participation de 41 %, contre 79 % à la même heure en 2020.

« Je ne suis pas allé voter et je ne le ferai pas aujourd’hui, assurait par exemple Bernard Christian, 40 ans, Kanak habitant de la commune du Mont-Dore, la banlieue proche de Nouméa, rencontré dans la rue avec du matériel de pêche à l’arrière de son pick-up. Je ne voterai pas en signe de solidarité avec toute la communauté kanak et parce que le peuple indigène a droit à son indépendance. »

Il est sur la même ligne que la grande majorité de la population de Saint-Louis, la tribu kanak la plus proche de Nouméa, où tout est resté très calme toute la journée. « Peut-être le calme avant la tempête, s’inquiète Adolphe Wamytan, jeune habitant de la tribu, ingénieur à la mine de Goro, célibataire. Ici, dans la tribu, tout le monde respecte l’appel à la non-participation du FLNKS et nous sommes plus préoccupés par le cyclone qui arrive lundi que par le vote. J’espère que tout le monde respectera la consigne de non-violence car nous ne voulons pas donner aux militaires français l’opportunité de démontrer leur pouvoir de répression. Ce référendum ne résout rien : nous, membres du peuple autochtone, nous devrons être là et unis pour la suite et les négociations à venir. Nous n’abandonnerons jamais l’idée d’indépendance. »

La communauté wallisienne, elle, a dû faire face cette année à un gros cas de conscience : ces Océaniens sont réputés voter pour la France mais leur position et l’émergence d’un nouveau parti communautaire, l’Éveil océanien, ont semblé amorcer un changement l’année dernière. Leur communauté représente 10 % de la liste électorale spéciale, ils sont donc en position de « faiseurs de roi » et d’inverser la tendance. En temps normal.

Le FLNKS, avec lequel l’Éveil océanien siège au Congrès, l’assemblée locale, comptait très officiellement sur la communauté wallisienne et futunienne pour aller chercher la victoire du “oui”, avant d’appeler à la non-participation.

« Nous sommes obligés de voter, car nous avons été éduqués avec l’idée que nous ne pouvons rien faire sans la France, déplore Toafatavao, Wallisien de 56 ans, retraité, bien connu dans sa communauté, vivant dans un bidonville du quartier nord de Nouméa, à Ducos. Le Covid et la pandémie ont fait une grosse partie de cette histoire, tous les partis pro-France sont venus ici et ont dit à tout le monde qu’il fallait que la France reste pour que nous puissions guérir et nous faire vacciner. Je me sens obligé de voter pour la France car nous ne nous sentons pas capables de faire notre pays par nous-mêmes mais, au fond de mon cœur, je sens aussi que le résultat ne sera pas en faveur du peuple, qui n’a rien aujourd’hui et n’aura pas plus demain. »

Ce troisième et dernier référendum sur l’indépendance n’a ressemblé à rien d’autre et certainement pas aux deux précédents. « Il nous a été tout simplement impossible de faire campagne et d’organiser ce référendum, à cause de tout le deuil que nous subissons, confirme Johanyto Wamytan, 40 ans, Kanak vivant à Dumbea, une commune voisine de Nouméa, également cadre politique du mouvement indépendantiste pour le parti Union calédonienne (UC). La coutume du deuil est vraiment cruciale pour le peuple kanak : c’est un moment où les chefs de clan peuvent se réunir pendant plusieurs semaines pour renouer des alliances et faire vivre la coutume. Le tombeau n’est fermé et terminé qu’au bout d’un an. Personnellement, j’ai perdu une tante importante pendant cette crise. Nous n’avons pas pu faire la coutume. Le monde coutumier a été suspendu, c’est une chose terrible pour nous, à la fois spirituelle et très concrète. »

La coutume, c’est cet ensemble de règles et d’interdits qui est aussi un réseau clanique et interpersonnel : le tout permet la vie ancestrale du peuple autochtone. Parmi les morts du Covid, on trouvait une majorité d’Océaniens et le Sénat coutumier a déclaré « un an de deuil national kanak » avant que la France ne décide de maintenir le référendum au 12 décembre 2021, malgré les demandes de report de la partie indépendantiste.

En ce jour de vote, dimanche 12 décembre, il est très difficile de recueillir la parole des leaders indépendantistes du FLNKS, voire impossible : dans la foulée de leur non-participation, ils ont annoncé qu’ils ne prendraient pas la parole publiquement. Contrairement aux deux scrutins précédents, ils n’ont pas de QG électoral et ne réagissent pas officiellement aux résultats du référendum. Ils ne participent pas davantage aux soirées électorales à la télévision et ont déjà annoncé qu’ils ne prendraient pas part aux discussions que le ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu, veut entamer dès lundi 13 décembre au matin.

Pour avoir été aussi strictes et aussi suivies, les consignes de non-participation du FLNKS sont passées par la coutume. « Les instructions sont d’abord parties du Sénat coutumier, puis elles ont été répercutées par les responsables aux aires coutumières, qui sont au nombre de huit. Ici, nous sommes en pays Païci, explique Kolo, un ancien de la tribu de Neouyo, également responsable de district pour le Sénat coutumier, récipiendaire des consignes du FLNKS. Mediapart l’a rencontré chez lui, dans la tribu de Neouyo, sur la Grande-Terre, en province Nord, à plusieurs heures de route de la capitale Nouméa. C’était avant que les consignes de non-prise de parole et de silence public ne soient appliquées.

En province Nord, comme ici à Ponérihouen, l’abstention a été massive et les consignes de non-participation du FLNKS suivies à la lettre. © JS

De Thio à Hienghène, en passant par Houaïlou, la population est ultra-majoritairement autochtone, c’est le pays Kanak. C’est aussi un pays minier – le paysage de forêt primaire et de sublimes plages alterne avec les ravages de l’exploitation de nickel. Là où les collines verdoyantes n’ont pas été lacérées par les gigantesques pelleteuses, c’est le lieu d’expression de l’agriculture traditionnelle du peuple premier : « Ici, c’est la maison commune, nous sommes en terre coutumière, personne ne paye de loyer et nous vivons selon nos propres règles, selon les règles de la coutume, pas dans le système occidental, tient à préciser Marcel, un des anciens de la tribu. Ici, ce n’est pas la France, notre communauté a ses propres règles. Nous sommes exaspérés par le fait que la France nous impose sa politique depuis un siècle et demi, depuis la colonisation. »

« Je ne suis pas indépendantiste par romantisme ou par goût de la révolution,affirme encore avec force un jeune homme kanak, vivant de l’agriculture traditionnelle, sans emploi au sens occidental du terme. Il s’appelle Punda. Je respecte les consignes du FLNKS et moi et mes camarades nous n’irons pas voter parce que nous estimons les raisons du Front logiques et légitimes. Des gens d’autres nations viennent ici et entendent nous apprendre à vivre, mais nous n’avons pas de SDF dans notre société, nous. Elle est déjà inclusive, écologique, économe. Je ne dis pas que c’est la meilleure ou encore qu’elle n’a pas de défauts, mais il y a de belles et bonnes choses dedans et je ne veux pas la voir disparaître. Je ne veux pas vivre dans un monde occidental. »

Sous l’énorme frangipanier qui orne l’entrée de la « maison commune », les Kanak de Tibarama et de Neouyo ont longuement palabré pour parvenir à ces conclusions et à une position unitaire. Dimanche 12 décembre, dans les chiffres de la participation au troisième et dernier référendum, bureau de vote par bureau de vote, la parole de Punda a été vérifiée.

Matthias Chauchat est professeur de droit public à l’université de Nouvelle-Calédonie. Engagé de longue date dans le combat indépendantiste, c’est l’un des meilleurs connaisseurs des arcanes juridiques du droit de la décolonisation qui s’applique en Océanie. Sur le plan du droit, il déplore que « tout l’édifice construit depuis 30 ans s’écroule : en maintenant le référendum, en faisant sans les Kanak et en s’engageant dans la voie de la violence institutionnelle, l’État a choisi d’ouvrir la voie à une réforme du corps électoral. »

Roland Berlo, à côté de l’urne contenant six bulletins de vote au bureau délocalisé des îles, à Nouméa, le 12 décembre 2021. © JS

Un point de vue encore confirmé encore dimanche 12 décembre à Nouméa par Roland Berlo, 58 ans, retraité, président du bureau de vote délocalisé des îles Belep. Là-bas, où la population est uniquement composée de Kanak, personne n’est allé voter. Au bureau de vote délocalisé à Nouméa, afin que les personnes originaires de ces îles lointaines puissent voter près de leur lieu de travail ou de résidence, six personnes ont fait le déplacement, sur un total de 200 inscrits. « C’est très simple,expose Roland Berlo en désignant l’urne vide à côté de laquelle il se trouve. On a demandé au peuple kanak de ne pas aller voter et le mot d’ordre a été suivi. Nous n’avons pas voté parce que nous sommes en deuil. Le peuple kanak est très soudé, au Nord, au Sud, aux îles. Il en a toujours été ainsi. »

Julien Sartre

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