Le tribunal administratif de Rouen vient de débouter la préfecture qui demandait aux gestionnaires de centres d’hébergement d’urgence d’exclure de leur dispositif « insertion » les étrangers en situation irrégulière faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire exécutoire. Une décision qui vient contredire les circulaires et les récents engagements du ministère de l’intérieur.
Manuel Sanson
26 novembre 2022 à 18h34
Nouvel épisode dans la bataille judiciaire entre la préfecture de Seine-Maritime et les défenseurs de la cause des étrangers et étrangères en quête d’une régularisation en France. Cette fois, c’est l’hébergement d’urgence et le principe de l’accueil inconditionnel des personnes défavorisées que le préfet de Seine-Maritime souhaite restreindre. Depuis plus d’un an, la représentation de l’État demande en effet aux gestionnaires de centres d’hébergement d’urgence d’exclure de leur dispositif « insertion » les étrangers et étrangères en situation irrégulière faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire exécutoire.
« De cette manière, la préfecture détourne le dispositif d’hébergement d’urgence et d’insertion pour obliger les personnes étrangères sans papiers à quitter le territoire au mépris de la situation de détresse à laquelle elles sont confrontées », dénonçaient une vingtaine d’associations à l’occasion de la saisine du tribunal administratif de Rouen en 2021. La juridiction vient de trancher au fond sur plusieurs requêtes, dont celle de la Cimade, seule association à avoir obtenu gain de cause.
À l’issue de cette procédure, les nouvelles règles voulues par la préfecture et qui contreviennent au principe de l’accueil inconditionnel des personnes en détresse sont irrégulières.
Capture d’écran du site de la préfecture de Seine-Maritime.
« Il ne résulte ni des dispositions précitées, ni des termes mêmes du plan départemental d’action pour le logement et l’hébergement des personnes défavorisées que le préfet a compétence pour exclure les étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français exécutoire de l’accueil au sein du dispositif d’insertion et ainsi arrêter des règles d’éligibilité des demandeurs à l’accès à ce dispositif. Le moyen tiré de l’incompétence du préfet doit être accueilli », estiment les magistrats.
En conséquence, ils annulent la lettre circulaire du 9 avril 2021 signée du directeur départemental de l’emploi, du travail et des solidarités (DETS) de Seine-Maritime qui prévoyait d’exclure du dispositif de l’hébergement d’urgence « insertion » les étrangers et étrangères sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Contactée, la préfecture fait savoir qu’elle « prend acte de la décision du tribunal administratif et n’envisage pas, en l’état, de faire appel ». « Il appartiendra à la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités de prendre en compte la décision juridictionnelle »,ajoute la représentation de l’État.
« Système de discrimination »
La censure du tribunal administratif de Rouen intervient dans un contexte politique particulièrement défavorable aux étrangères et étrangers. Dans une circulaire émise très récemment dans le sillage de l’affaire Lola, Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur, incite les préfets à exécuter toujours plus d’OQTF. « À la demande du président de la République, nous travaillons à vous donner les outils pour une application effective de la vérification des situations administratives des étrangers pris en charge indûment par l’hébergement d’urgence », écrit notamment le ministre.
En Seine-Maritime, le préfet appliquait déjà les volontés gouvernementales. Sauf que le tribunal vient d’en signifier l’illégalité.
Jusque-là, les gestionnaires de centre d’hébergement d’urgence « insertion » de Seine-Maritime devaient, en application du plan départemental d’action pour le logement et l’hébergement des personnes défavorisées au titre de la période 2017-2022, mais surtout du courrier du directeur DETS précité, interroger les services de la préfecture pour vérifier que le demandeur ou la demandeuse d’un hébergement n’était pas sous le coup d’une OQTF.
Au printemps 2021, le préfet de Normandie et de Seine-Maritime avait aussi officialisé les restrictions appliquées aux étrangères et étrangers en situation irrégulière, dans un courrier que Mediapart a pu consulter. La missive était adressée au président du conseil départemental de Seine-Maritime et à certains maires du territoire.
« Ce système de discrimination est en cours d’application », témoigne aujourd’hui un travailleur social rouennais. Clairement, les étrangers sous OQTF sont exclus du dispositif de l’hébergement d’urgence “insertion”, soit lorsqu’ils formulent une demande, soit au moment du renouvellement. » Selon cette même source, les étrangers et étrangères sous OQTF n’ont plus à leur disposition que le dispositif de l’hébergement d’urgence « mise à l’abri », soit un accueil de courte durée et au coup par coup à l’hôtel.
« C’est extrêmement précaire, ça empêche l’étranger de formuler une demande de régularisation de sa situation puisqu’il a besoin d’une adresse stable pour ce faire », décrypte notre contact. Selon ce travailleur social, les associations chargées de l’hébergement d’urgence, « financées à 100% sur fonds publics », pratiquent désormais « une forme d’autocensure ». « Si elles ne jouent pas le jeu, elles ne sont plus financées. Alors tout le monde rentre dans le cadre, même si c’est illégal », explique-t-il.
Si nous avions perdu, la décision aurait permis de formaliser et de généraliser une mise à l’écart des personnes sous OQTF en France.
Bénédicte Vacquerel, de la Cimade.
De longue date, la préfecture de Seine-Maritime fait preuve d’une fermeté particulière dans ses politiques vis-à-vis des étrangers et étrangères. Notre partenaire Le Poulpe a documenté, il y a plusieurs mois, la manière dont la représentation de l’État faisait tout, y compris des choses illégales, pour mener la vie dure aux étrangers et étrangères en quête d’une régularisation.
Interrogée sur ce point, la préfecture dit seulement « appliquer la législation et la réglementation en vigueur ».
Selon Gérard Sadik, la Seine-Maritime a souvent fait office de « poisson-pilote » dans l’application de certaines mesures liées à la politique de l’État en matière d’immigration, telles « la régionalisation de l’enregistrement des demandes d’asile ou l’expérimentation de la circulaire Collomb ».
« Les pratiques d’exclusion des étrangers sous OQTF s’utilisaient déjà dans certains départements français mais la préfecture de Seine-Maritime a été la première à les écrire dans des documents officiels », ajoute Bénédicte Vacquerel, déléguée nationale Cimade en Normandie. Cette dernière confère à la récente décision du tribunal administratif une portée nationale : « Si nous avions perdu, la décision aurait permis de formaliser et de généraliser une mise à l’écart des personnes sous OQTF en France. »
Les juges rouennais ont rappelé le droit en même temps qu’ils ont explicité la jurisprudence du Conseil d’État, plus haute instance de l’ordre judiciaire administratif.
« Pratique inadaptée »
À l’occasion du litige tranché à Rouen, la Cimade avait introduit une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). L’association entendait interroger l’éventuelle incompatibilité d’une jurisprudence du Conseil d’État, datée de 2016, avec « l’objectif à valeur constitutionnelle d’accès à un logement décent » et le principe constitutionnel « de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ». Le tribunal administratif de Rouen a refusé de transmettre la QPC, au motif qu’elle ne présentait pas « un caractère sérieux ».
Ce rejet venait paradoxalement renforcer les positions de la Cimade : « Ces décisions [la jurisprudence du Conseil d’État de 2016 – ndlr], qui concernent l’office du juge du référé-liberté, n’impliquent pas une exclusion des personnes étrangères faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français exécutoire, ou dont les demandes d’asile ont été définitivement rejetées, du droit à accéder à un hébergement d’urgence, ni qu’elles ne pourraient plus se maintenir dans un tel hébergement. » De manière implicite, la justice administrative réaffirmait la nécessité d’appliquer le principe de l’accueil inconditionnel.
« Le département de la Seine-Maritime n’est pas un territoire d’expérimentation d’une nouvelle règle,se défend la préfecture. En revanche, une pratique inadaptée, qui semble être propre à ce département, a été identifiée, aboutissant à ce que le SIAO [Service intégré d’accueil et d’orientation – ndlr] oriente indifféremment des étrangers sous OQTF sur l’hébergement d’urgence (conformément au principe d’inconditionnalité) mais aussi dans des hébergements d’insertion, qui impliquent des mesures d’intégration auxquelles ces étrangers n’ont pas vocation à accéder. » Et d’ajouter : « Le préfet prend acte que cette contradiction entre deux politiques publiques ne peut être réglée par une mesure d’organisation décidée par ses soins, mais par une modification des textes. Le préfet vient de saisir l’administration centrale dans cet objectif. »
L’on se demande bien désormais quel tour de passe-passe juridique le ministère de l’intérieur va sortir de son chapeau pour restreindre l’accès des étrangers et étrangères sous OQTF au dispositif de l’hébergement d’urgence, volonté clairement assumée dans la circulaire du ministre de l’intérieur évoquée plus haut.
« L’hypothèse d’engager un recours contre ce texte est sur la table », souffle Gérard Sadik, pour la Cimade, affirmant notamment que le ministère de l’intérieur « n’a pas compétence » pour intervenir sur les dispositifs généralistes d’hébergement d’urgence. Cette ambition de restreindre l’accès des étrangères et étrangers sous OQTF à l’hébergement d’urgence pourrait cependant revenir par la fenêtre, à l’occasion de l’examen du projet de loi sur l’immigration porté par le même Gérald Darmanin.
Manuel Sanson