Par un arrêt du 30 septembre 2021, la Cour administrative d’appel de Lyon a condamné l’Etat à verser 1 300 000 euros de dommages-intérêts à un Conseil départemental après avoir constaté une carence avérée et prolongée des dispositifs d’hébergement d’urgence, alors que la collectivité départementale avait assuré le logement à l’hôtel d’une centaine de familles déboutées du droit d’asile.

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1. Les faits

De 2012 à 2016, le Conseil départemental prend en charge, en lieu et place de l’Etat, les frais d’hébergement à l’hôtel de 102 familles nécessitant un hébergement d’urgence. La plupart d’entre elles sont ou ont été déboutées du droit d’asile ; les structures d’hébergement d’urgence relevant de l’Etat sont toutes saturées et, par ailleurs, la préfecture refuse par principe à ces familles le bénéfice de l’hébergement au motif qu’elles sont en situation irrégulière.

Le Département adresse au préfet une demande préalable indemnitaire qui ne prospère pas.

2. La procédure

Le Président du Conseil départemental (CD) saisit le Tribunal administratif (TA) d’une action en responsabilité extracontractuelle dirigée contre l’Etat, sollicitant l’allocation de 1 700 000 € de dommages–intérêts. En effet, il considère que peut être reprochée à l’Etat une carence avérée et prolongée dans l’exercice de sa compétence en matière d’hébergement d’urgence. Plus précisément, il soutient que :

  • l’Etat a commis une faute dans l’exercice de son pouvoir de police des étrangers, générant ainsi les circonstances qui ont rendu nécessaire l’hébergement d’urgence des familles ;
  • ces familles remplissaient les conditions requises pour bénéficier de l’hébergement d’urgence relevant de la compétence de l’Etat ;
  • l’Etat devait assurer leur hébergement d’urgence au titre de sa compétence en matière d’aide sociale et ce, nonobstant le fait que certaines d’entre elles fussent en situation irrégulière pour avoir été déboutées du droit d’asile ;
  • les dispositifs d’hébergement d’urgence relevant de la compétence de l’Etat étaient saturés ;
  • le Département n’est intervenu, au titre de sa compétence supplétive, que pour pallier la carence de l’Etat.

En défense, le préfet fait valoir que :

  • rien ne prouve que les familles concernées se trouvaient dans une situation économique et sociale leur ouvrant droit au dispositif d’hébergement d’urgence ;
  • des moyens significatifs ont été engagés par l’Etat, pendant la période considérée, pour accroître très significativement le nombre de places d’hébergement d’urgence, de sorte qu’aucune carence ne peut lui être reprochée ;
  • en l’absence de circonstances exceptionnelles avérées, les familles déboutées du droit d’asile n’avaient pas le droit d’accéder au dispositif d’hébergement d’urgence étatique ;
  • une part au moins des interventions du Département était justifiée par l’exercice de sa compétence obligatoire en matière d’aide sociale à l’enfance (ASE), compétence dont l’Etat ne saurait être comptable ;
  • le remboursement des frais de petit-déjeuner ne peut être revendiqué car il existe un dispositif d’aide alimentaire ;
  • le Conseil départemental s’étant engagé volontairement, il doit assumer seul la charge de ses dépenses.

Au vu de ces arguments du préfet, le TA déboute le Département qui interjette appel.

La collectivité départementale maintient son argumentation qu’elle complète par divers griefs adressés au jugement (défaut de réponse à conclusions, insuffisance de motivation, erreur de fait, dénaturation).

Le préfet maintient lui aussi ses moyens de défense.

3. La solution

Pour arbitrer le litige, la Cour administrative d’appel (CAA) commence par rappeler la législation déterminant la répartition des compétences entre l’État et le Département :

  • en vertu des articles L. 121-7 et L. 345-1 du Code de l’action sociale et des familles (CASF), l’Etat, titulaire de la compétence d’aide sociale en matière de logement, d’hébergement et de réinsertion, doit assurer l’accueil en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) des personnes et familles qui connaissent de graves difficultés, notamment économiques, familiales, de logement, de santé ou d’insertion, sa mission étant de les aider à accéder ou à recouvrer leur autonomie personnelle et sociale ;
  • conformément aux articles L. 222-1, L. 222-2, L. 222-3 et L. 222-5, le Conseil départemental exerce sa compétence en matière d’aide sociale à l’enfance (ASE), notamment sous la forme d’aides à domicile et d’aides financières, au profit des femmes enceintes et mères isolées avec leurs enfants de moins de 3 nécessitant un soutien matériel et psychologique lorsqu’elles sont sans domicile.

 La Cour déduit de ces dispositions que la compétence de l’Etat pour l’hébergement des familles n’exclut pas l’intervention supplétive du Département lorsque la santé des enfants, leur sécurité, leur entretien ou leur éducation l’exigent. Dès lors, la collectivité départementale ne peut légalement refuser à une famille avec enfants l’octroi ou le maintien d’une aide entrant dans le champ de ses compétences – que la situation des enfants rendrait nécessaire – au seul motif qu’il incombe en principe à l’Etat d’assurer leur hébergement.

Poursuivent son raisonnement, le juge d’appel relève qu’en vertu de l’article L. 121-4 (nous corrigeons ici une erreur de plume du greffe qui cite l’article L. 121-3), le Département de décider de conditions ou de montants plus favorables que les prestations légales d’aide sociale relevant de sa compétence, distinctes de sa compétence supplétive en matière d’hébergement intéressant des familles avec enfants ne relevant pas de l’ASE. C’est pourquoi le préfet ne peut se prévaloir du fait que le Conseil départemental aurait choisi de mettre en oeuvre volontairement, à ses frais, sa compétence facultative.

La CAA constate que le CD rapporte la preuve que les familles concernées connaissaient de graves difficultés notamment économiques, familiales, de logement, de santé ou d’insertion.

Le fait que la plupart d’entre elles soient composées d’étrangers en situation irrégulière est sans incidence sur le constat qu’elles étaient susceptibles de bénéficier de l’hébergement social d’urgence et donc de l’intervention supplétive de la collectivité départementale. C’est pourquoi le préfet ne pouvait opposer ses propres modalités d’attribution des places d’hébergement social, notamment celle consistant à mettre fin au logement de familles d’étrangers définitivement déboutés de leur demande d’asile, pour soutenir que le Département aurait volontairement accueilli ces familles à ses frais.

Par ailleurs, les textes précités n’imposent pas au Département de prouver l’existence de circonstances exceptionnelles pour justifier de leur prise en charge.

Ceci étant, la CAA admet que l’Etat a effectivement consenti des efforts conséquents pour accroître ses capacités d’hébergement sur la période (+ 355 places). Si ces efforts excluent que soit retenue une carence caractérisée, néanmoins le Conseil départemental peut néanmoins se prévaloir d’une carence avérée et prolongée. En effet, il prouve qu’il a dû prendre en charge pour des durées significatives des familles n’ayant pas ou plus obtenu de places d’hébergement dans les divers dispositifs gérés par l’Etat, ces derniers étant saturés en permanence. Sur ce point précis, le juge d’appel qu’il y a carence prolongée dès l’instant le délai d’admission en CHRS dépasse 1 mois à compter de la demande de la famille ou de son éviction de l’établissement. Il y a donc bien eu une carence avérée et prolongée et la responsabilité extracontractuelle de l’Etat peut donc être engagée.

Enfin, s’agissant de l’appréciation du préjudice appelant indemnisation, la Cour constate que le Département a dûment rapporté la preuve des frais qu’il a exposés en caractérisant la situation de détresse des familles et en produisant les factures des nuitées d’hôtel. Mais elle indique également que la compétence du Département ne concerne que l’hébergement, de sorte que doit être exclu le coût des petits-déjeuners.

Dès lors, la CAA condamne l’Etat à verser au Département près de 1 300 000 euros produisant intérêt au taux légal à compter de la date de présentation de la demande préalable indemnitaire ; une somme est également allouée au CD au titre des frais irrépétibles.

4. Commentaire

Cet arrêt présente un grand intérêt à la fois théorique et pratique pour les acteurs du champ de l’exclusion sociale.

Au plan des principes d’abord, il rappelle le droit dont disposent les familles déboutées du droit d’asile – et donc en situation irrégulière – de bénéficier d’un hébergement d’urgence en CHRS dès lors qu’elles remplissent les conditions de droit commun. Il souligne par ailleurs que le Département est tenu d’une obligation à l’égard de ces familles au titre de l’ASE dès lors qu’elles comprennent des enfants, la carence fautive de l’Etat étant caractérisée par une absence de places disponibles et un délai d’admission supérieur à 1 mois.

En pratique ensuite, cet arrêt indique que les professionnels des centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) – qui ont notamment pour mission, conformément à l’article L. 311-3 du CASF et à l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne accueillie, d’informer les usagers sur leurs droits – disposent d’un outil important : orienter toute famille déboutée du droit d’asile vers les services sociaux du Département, en vue d’une prise en charge de leur hébergement au titre de l’ASE. Cela suppose bien sûr que la saturation des CHRS soit avérée et que le délai d’attente avant admission soit supérieur à 1 mois mais, hélas, cette situation est sans doute loin d’être exceptionnelle …

CAA Lyon, 6ème Ch., 30 septembre 2021, Président du Conseil départemental du Puy-de-Dôme c/ Préfet du Puy-de-Dôme, n° 19LY02979

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