Samedi 15 Janvier 2022Bernard Frédérick

Ils ont trouvé le cognac délicieux… Des dignitaires du régime nazi sont rassemblés près de Berlin ce 20 janvier 1942 pour organiser à l’échelle industrielle l’extermination des juifs d’Europe. Clandestine, cette rencontre ne sera mise au jour qu’après la guerre.

C’est à la villa Marlier, station balnéaire de Wannsee, près de Berlin, qu’a été planifiée l’horreur nazie. © Ullstein Bild/Roger-Viollet

Prévue au 9 décembre 1941, puis repoussée au 20 janvier 1942, une conférence, qui se tint à la villa Marlier, dans le quartier de Wannsee (banlieue de Berlin), réunit autour du Reichssicherheitshauptamt (Office central de la sûreté du Reich, ou RSHA) Reinhard Heydrich et quinze hauts responsables nazis durant 90 minutes. Le procès-verbal de la réunion est rédigé par le SS Obersturmbannführer Adolf Eichmann. Trente copies en sont faites et adressées aux participants. Une seule nous est parvenue, découverte en 1947 dans les archives du ministère des Affaires étrangères du Reich à Prague.

C’est, à ce jour, la seule pièce écrite qu’on n’ait jamais trouvée concernant la mise en œuvre du génocide des juifs par les Allemands. Lors de son procès à Jérusalem, en avril 1961, Eichmann l’a commentée sans apporter plus d’explications, sauf à déclarer qu’à Wannsee, « on avait bu du cognac »…

Le 31 juillet 1941, quelques jours après l’attaque allemande contre l’Union soviétique, Göring, Reichsmarschall et numéro 2, s’était adressé à Heydrich : « Je vous charge par la présente de prendre toutes les mesures préparatoires nécessaires du point de vue organisationnel, pratique et matériel du régime, pour une solution globale de la question juive dans la sphère d’influence allemande en Europe. Là où ces dispositions touchent à la compétence d’autres instances gouvernementales, leur participation doit être requise. Je vous charge en outre de me soumettre sous peu un plan d’ensemble des mesures organisationnelles, pratiques et matérielles nécessaires pour mener à bonne fin la solution finale souhaitée de la question juive. »

 « La solution finale » concerne 11 millions de juifs à travers l'Europe, pays non occupés inclus. © Universal History Archive/UIG / Bridgeman Images

 « La solution finale » concerne 11 millions de juifs à travers l’Europe, pays non occupés inclus. © Universal History Archive/UIG / Bridgeman Images

À l’époque, officiellement, Heydrich travaillait à penser « l’évacuation » des juifs du Reich à l’Est ou encore à un transfert de tous à… Madagascar ! Puis Göring imagina que, la guerre gagnée contre Staline, il serait possible d’envoyer les juifs plus à l’est encore, au-delà de l’Oural.

Sur le terrain, en URSS, les massacres de masse avaient cependant commencé. Les Einsatzgruppen, unités mobiles de la SS, exécutaient les juifs par centaines de milliers. Ils avaient commencé par abattre ceux qui avaient des responsabilités dans l’appareil communiste, comme ils tuaient les commissaires politiques de l’Armée rouge. Puis, très vite, les hommes en âge de porter les armes. À partir d’août, on commença à tuer également les femmes et les enfants, puis, à la fin de l’été, des communautés entières, dans des massacres d’une ampleur inimaginable : à Babi Yar, près de Kiev, en deux journées, pas moins de 33 000 juifs furent exécutés, en septembre. Ce même mois, la première expérience de meurtre par le gaz eut lieu à Auschwitz, sur des prisonniers de guerre soviétiques. En octobre, une première vague de déportation des juifs allemands toucha les ghettos de Pologne. De nouveaux camps étaient construits en Pologne, comme Chelmno, ou tout juste ouverts – Belzec, Treblinka.

Le 14 décembre 1941, Himmler rencontra Viktor Brack, le chef du programme SS pour les meurtres « par pitié » des malades mentaux et des handicapés physiques. Des notes indiquent qu’ils ont discuté des territoires de l’Est occupés et de « l’euthanasie ». Quelques jours plus tard, le personnel du programme de Brack arrivait dans les camps d’extermination en construction, pour aider à établir et à superviser l’utilisation du gaz en vue d’exécutions de masse.

Dans les ghettos, à Varsovie, à Lodz et partout, enfants, femmes et hommes mouraient à petit feu de faim, de froid, de maladie ; dans les forêts d’Ukraine et de Lituanie, on fusillait au bord de fosses communes. La Shoah était à l’œuvre ; ce n’était pas à Wannsee qu’on allait en décider, comme on l’a longtemps cru. Alors pourquoi cette réunion ?

Rappelons d’abord qu’elle devait se tenir le 9 décembre. Or, le 5, l’Armée rouge lance une contre-offensive à Moscou, mettant fin à la perspective d’une conquête rapide de l’URSS (1) ; le 7, les Japonais, alliés du Reich, attaquent les États-Unis à Pearl Harbor, ce qui provoque, le lendemain, l’entrée en guerre des États-Unis contre le Japon. Hitler décide de déclarer la guerre aux États-Unis, le 11 décembre. Le 8 décembre, Heydrich reporte la réunion.

Pour l’historien allemand Christian Gerlach, le report de la réunion par Heydrich avait pour but d’en élargir l’objectif initial, qui, selon lui, ne portait que sur la déportation des juifs du Reich ; ce n’est qu’après le discours d’Adolf Hitler du 12 décembre 1941 que Heydrich a pu élargir le thème de la réunion pour la consacrer à la solution finale de la question juive. (2)

Le 12 décembre 1941, en effet, Hitler s’adresse aux plus hauts responsables du parti nazi lors de la réunion des Reichs et Gauleiters. Goebbels en fit le compte rendu à ses cadres : « En ce qui concerne la question juive, le Führer est résolu à faire table rase. Il a prophétisé aux juifs qu’ils subiraient la destruction s’ils provoquaient encore une guerre mondiale. Cela n’était pas qu’une phrase. La guerre mondiale est là, la destruction des juifs doit en être la conséquence. C’est une question à considérer sans aucune sentimentalité. » (3)

Quelques jours après cette réunion, le 18 décembre 1941, dans le Dienstkalender de Himmler, l’agenda professionnel retrouvé dans les Archives à Moscou par Gerlach, apparaît la liste, assortie de brefs commentaires – des points que Himmler voulait aborder lors d’une réunion avec Hitler. Notamment celui-ci : « Judenfrage | als Partisanen auszurotten. » À l’évidence, le mot-clé « question juive » n’avait pas été écrit en même temps que « à exterminer en tant que partisans »; c’est donc ce que propose Hitler que rapporte ici Himmler.

À l’ouverture de la conférence, à Wannsee, Heydrich déclare : « Au cours de la solution finale, les juifs de l’Est devront être mobilisés pour le travail avec l’encadrement voulu. En grandes colonnes de travailleurs, séparés par sexe, les juifs aptes au travail seront amenés à construire des routes dans ces territoires, ce qui sans doute permettra une diminution naturelle substantielle de leur nombre. Pour finir, il faudra appliquer un traitement approprié à la totalité de ceux qui resteront, car il s’agira évidemment des éléments les plus résistants, puisque issus d’une sélection naturelle, et qui seraient susceptibles d’être le germe d’une nouvelle souche juive, pour peu qu’on les laisse en liberté. »

Il poursuit : « Au cours de l’exécution pratique de la solution finale, l’Europe sera passée au peigne fin d’ouest en est. L’opération débutera sur le territoire du Reich, y compris les protectorats de Bohême et de Moravie, à cause de la situation du logement et de la spécificité socio-politique du Reich. »

À tous, Heydrich précise que le patron, c’est lui, que « environ 11 millions de juifs » sont concernés en Europe, et il fournit des statistiques pays par pays, même pour la Grande-Bretagne ! « En France occupée et non occupée, indique-t-il, le recensement des juifs pour l’évacuation sera effectué, selon toute vraisemblance, sans grande difficulté »(4). On le constatera en juillet 1942 !

La conférence de Wannsee a établi le contrôle de la SS sur la machine du crime, appuyant celui-ci sur l’ensemble de l’appareil d’État et des institutions. C’était son objectif, avant toute chose. Pour une si gigantesque « œuvre » – l’extermination de 11 millions de personnes–, il fallait une organisation sans bavure, que chacun remplisse les tâches assignées – on sait que c’est Eichmann lui-même, par exemple, qui s’occupa des transports ; et, enfin, surtout, que tout cela reste secret.

Hitler ne cessa de rappeler, jusqu’en 1945, sa « prophétie » du 30 janvier 1939 (qu’il postdatera après coup au 1er septembre 1939), selon laquelle « si la finance juive internationale en Europe et hors d’Europe devait parvenir encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors le résultat ne serait pas la bolchevisation du monde, et par là la victoire du judaïsme, mais, au contraire, l’anéantissement de la race juive en Europe ».

Mais si l’idéologie fasciste gouvernait les nazis, avec la défaite devant Moscou, d’autres problèmes majeurs se profilent. Christian Gerlach le souligne, l’extermination des juifs, même si elle s’inscrivait sur un terrain d’antisémitisme bien ancré en Allemagne, n’aurait pu subir la radicalisation et l’accélération survenues entre la fin 1941 et les premiers mois de l’année 1942 sans l’énorme pression économique qui s’est exercée pour sauvegarder l’économie allemande et le bien-être de la population « aryenne », dont le régime nazi a dû tenir compte (5). Pour lui, la crise économique et les besoins alimentaires rendirent nécessaire, aux yeux des nazis, d’anéantir ces populations jugées inutiles afin de mieux redistribuer l’espace et les ressources.

Un autre historien, l’Américain Christopher Browning, estime cependant que les aspects idéologique et économique ne peuvent être opposés, car c’est précisément leur interaction qui avait été à l’origine de la radicalisation des nazis. (6) Ces derniers ne s’embarrassent pas des contradictions. À la question « doit-on épargner les travailleurs juifs nécessaires à la bonne marche de l’économie d’une région par ailleurs dévastée ou ceux-ci doivent-ils subir le sort commun ? », un haut responsable du ministère des territoires occupés de l’Est répondit, le 18 décembre 1941 : « Par principe, les facteurs économiques n’ont pas à être pris en compte. » (7).

À propos de la conférence de Wannsee et, plus largement, du processus de décision politique de la solution finale, les débats entre historiens se poursuivent. Ils ont été, un temps, très rudes ; ils se sont pacifiés. Il est vrai que les historiens sérieux ont besoin d’archives, faute de quoi on en est réduit à des conjectures, et sur cette page tragique de l’histoire contemporaine, les archives, il n’y en a pas ou pas beaucoup. Les nazis ont pris soin de tout effacer. ­Himmler avait dit, en substance, qu’on n’écrirait jamais cette histoire. Il a eu tort. Malgré ce lourd handicap, le manque d’archives, les historiens, surtout, depuis quelques années, de jeunes historiens allemands, réinvestissent un passé plus terrible pour eux que pour aucun de leurs confrères. (1) Voir « l’HD » n° 780 du 4 novembre 2021, « 5 décembre 1941, La contre-offensive soviétique ». Et “Barbarossa” se fracassa sur Moscou », par Bernard Frédérick.
(2) Voir Christian Gerlach, « Sur la conférence de Wannsee. De la décision d’exterminer les juifs d’Europe », Liana levi, 1999.
(3)  Cité par Gerlach.
(4) Compte rendu écrit par Eichmann. http://d-d.natanson.pagesperso-orange.fr/wannsee.htm
(5) « The Extermination of the European Jews », Cambridge University Press, 17 mars 2016.
(6) « Les Origines de la solution finale L’évolution de la politique antijuive des nazis, septembre 1939-mars 1942 », de Christopher R. Browning, le Seuil 2009.
(7) Ouvrage cité.

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