Insécurité et violences en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, manifestations en Israël contre les projets de loi qui menacent les institutions démocratiques, insatisfaction des militaires, fronde des banquiers : à peine revenu au pouvoir, Nétanyahou affronte une crise multiple.

René Backmann

30 janvier 2023 à 19h59

UnUn mois seulement après son retour au pouvoir, à la tête du gouvernement le plus à droite, le plus religieux et le plus raciste de l’histoire israélienne, Benyamin Nétanyahou affronte depuis quelques jours une crise d’une gravité, d’une ampleur et d’une complexité inédites dans un pays qui a pourtant connu trois quarts de siècle d’existence tourmentée.

Aux problèmes sécuritaires évidents nés de l’engrenage d’opérations meurtrières de l’armée israélienne et de « vengeances » ou de « réponses naturelles », tout aussi meurtrières, de groupes armés islamistes palestiniens ou d’individus radicalisés ou égarés, s’ajoutent de multiples difficultés ou périls que le gouvernement n’avait pas anticipés, ou qu’il a lui-même provoqués. Et la conjugaison de ces risques, de ces menaces, de ces dangers est d’autant plus inquiétante qu’elle s’accompagne d’un climat politique et social très tendu. À lire aussi Jérusalem : le temps du deuil et la crainte d’un embrasement

25 janvier 2023

Chaque fin de semaine, désormais, ont lieu des cortèges ou des rassemblements reprenant les slogans et les thèmes de la manifestation qui avait réuni le 14 janvier plus de 100 000 personnes à Tel-Aviv, pour s’opposer aux projets de réforme de Nétanyahou, notamment dans le domaine de la justice. Projets que les organisateurs considèrent comme dangereux pour le fonctionnement des institutions démocratiques. Et menaçants pour la prospérité économique.

Destinés avant tout à protéger le premier ministre des poursuites pour « corruption », « fraude », « abus de confiance » engagées contre lui depuis près de cinq ans, ces projets, que ses alliés de l’extrême droite religieuse ont promis de soutenir en échange de leur entrée dans la coalition et au sein du gouvernement, permettraient à la Knesset (le Parlement israélien) d’imposer ses vues à la Cour suprême. Ce que l’opposition et nombre de juristes tiennent pour le commencement de la fin de l’État de droit et l’amorce d’une mutation autoritaire du pouvoir inacceptable. Dérapage que confirment d’ailleurs les attaques récentes contre les médias et l’offensive contre l’audiovisuel public.

Benjamin Netanyahou après une conférence de presse à Jérusalem, le 25 janvier 2023. © Photo Ronen Zvulun / Pool / AFP

Grisé apparemment par son succès électoral et conforté dans ses convictions par une cour de conseillers dévoués, Nétanyahou ne semble pas avoir mesuré la nature et la composition de l’opposition à ses projets liberticides. Au point de n’avoir pas imaginé que près de 400 économistes signeraient une mise en garde contre les conséquences imprévues de la transformation autoritaire du régime. Et que même le personnel de l’industrie du « high tech » – l’avant-garde de sa « start up nation » – se mobiliserait aussi contre lui. Le tout après avoir manifestement négligé ou sous-estimé le niveau de colère de la population palestinienne.

Il n’était pourtant pas nécessaire d’être un expert pour comprendre que la situation sécuritaire en Cisjordanie pouvait devenir explosive.

La révolte latente des Palestiniens, en particulier des jeunes, contre l’inefficacité, l’illégitimité démocratique, la corruption de leurs dirigeants, trop passifs face à un pouvoir israélien aux ambitions politiques et territoriales sans limites, était déjà décrite et documentée depuis des années. Ajoutée à l’absence de toute solution aux humiliations provoquées par des décennies d’occupation et de colonisation, exploitée par des courants islamistes actifs, cette révolte ne pouvait pas ne pas se traduire, à un moment ou à un autre, par une explosion de violence.

Explosion rendue plus inévitable encore par la multiplication des provocations verbales et factuelles de la part des alliés religieux ou ultra-nationalistes de Nétanyahou, hostiles à toute forme d’État palestinien futur, qui venaient d’assurer sa victoire et entendaient en encaisser les bénéfices.

Réticences militaires

Les morts de la synagogue de Neve Yaakov, colonie de la périphérie de Jérusalem, comme ceux de Silwan, quartier palestinien de Jérusalem investi depuis des années par les colons, ne s’expliquent pas autrement. Une enquête conjointe menée en décembre par un centre de recherches palestinien de Ramallah et l’Université de Tel-Aviv avait d’ailleurs montré que l’espoir d’une solution à deux États n’avait jamais été aussi faible depuis plus de 20 ans. Le recours à la lutte armée, selon la même enquête, était tenu pour inévitable par 40 % des Palestiniens. Et 61 % des Palestiniens, mais aussi 65 % des Israéliens, estimaient qu’une nouvelle Intifada était à l’horizon.

Même avec à sa disposition une armée surpuissante, moderne et efficace, et fort du soutien d’une opinion publique en majorité favorable à ses thèses, il y aurait déjà eu dans ce constat matière à s’alarmer pour le premier ministre israélien. Mais avec une armée qui manifeste publiquement ses réticences face à certains choix du premier ministre et qui affirme son désaccord avec les projets, dans le domaine militaire, de deux des principaux ministres, il y a là de quoi nourrir une certaine inquiétude. D’autant que les réticences des militaires font écho aux reproches et aux rejets des manifestant·es.

Quelques jours avant de céder son poste à son successeur Herzl Halevi, le chef d’état-major de l’armée israélienne, le général Aviv Kochavi a dressé, la semaine dernière face aux journalistes spécialistes des questions militaires, un bilan de ses quatre années de commandement.

Et il leur a révélé une partie du contenu de la conversation qu’il a eue avec Nétanyahou, lorsque celui-ci a annoncé qu’il venait de constituer une coalition pour gouverner. Précisant qu’il avait informé de cette conversation son successeur, qui partage ses positions, il indique qu’il avait manifesté un désaccord clair avec la plupart des changements proposés par Nétanyahou, à la demande de ses deux alliés d’extrême droite, Itamar Ben-Gvir, actuel ministre de la sécurité nationale, et Bezalel Smotrich, actuel ministre des finances.

Périls sur la démocratie

Il a ainsi refusé que la coordination des activités du gouvernement dans les territoires occupés, qui relève de l’état-major, soit transférée au ministère des finances, comme le réclamait Smotrich. Que le commandement de la police des frontières en Cisjordanie soit transféré de l’armée à la Sécurité nationale, selon le souhait de Ben-Gvir. Et qu’une garantie d’immunité soit offerte aux soldats et aux policiers dans l’exercice de leurs missions, comme le voulaient les deux nouveaux ministres extrémistes.

Le général Kochavi, en accord sur ce point aussi avec son successeur, a confié aux journalistes qu’il avait fait part au premier ministre de son hostilité à l’interruption du financement de l’Autorité palestinienne, comme à la réduction de la coordination sécuritaire avec les Palestiniens, que réclament de nombreuses voix au sein du gouvernement.

Il a enfin informé Nétanyahou de son opposition à la disparition de l’Autorité palestinienne, proposée par les mêmes. « S’il n’y avait plus d’Autorité palestinienne,lui aurait-il expliqué, selon l’échange rapporté par Haaretz, l’armée israélienne devrait se déployer dans les villes palestiniennes. Ce qui signifie que nous serions contraints de mettre en œuvre un ordre de bataille totalement différent. Et que nous devrions affecter à ces missions beaucoup plus de bataillons, de réserve comme d’active. C’est une décision qui peut avoir une légitimité politique. Mais on doit en mesurer les ramifications. »

Le général Kochavi n’a pas confié aux journalistes quelle avait été la réaction du premier ministre à ses mises en garde. On peut imaginer qu’il ne les a pas acceptées facilement. D’abord parce qu’Aviv Kochavi est un officier conservateur qui est resté silencieux pendant ses quatre années de commandement. Ensuite, et surtout parce que ces positions du chef d’état-major sortant, apparemment endossées par son successeur, le placent en porte-à-faux avec ses alliés d’extrême droite dont le soutien est indispensable s’il veut faire adopter par la Knesset les dispositions qui le mettront à l’abri des poursuites judiciaires en cours.

Et ce n’est pas le seul problème affronté par Nétanyahou avec les militaires et les responsables de la sécurité. Lundi 23 janvier, le directeur de l’Institut national des études de sécurité (INSS) a remis au chef de l’État l’édition 2023 de son « Analyse stratégique » annuelle. À côté des considérations géostratégiques notamment liées à la récurrente menace iranienne, on y trouve un avertissement inhabituel sur le risque que constitue pour la « résilience sociale » de la société israélienne l’affaiblissement ou la disparition éventuelle des « freins et contrepoids » indispensables au bon fonctionnement des institutions démocratiques.

En d’autres termes, pour les stratèges de l’INSS, comme pour les responsables de l’opposition, et de multiples voix politiques, de la droite à la gauche, les projets législatifs de la nouvelle coalition et son dérapage vers l’autoritarisme et vers un modèle de régime illibéral constituent un péril mortel pour la démocratie israélienne. Et une menace pour la cohésion de la société face aux dangers intérieurs et extérieurs.

Pour Nétanyahou, dont la priorité à court terme reste l’affaiblissement durable de la Cour suprême et, à plus long terme, l’instauration de relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite – ce qu’il avait ébauché avec l’aide de Donald Trump –, le défi qu’il doit affronter aujourd’hui relève de la quadrature du cercle.

Il lui faut à la fois réduire l’insécurité en Cisjordanie, sans déclencher une opération militaire qui provoquerait l’indignation du monde arabe et indisposerait Riyad, et donner des gages de fermeté à ses alliés d’extrême droite et à leur électorat, dont l’appui est indispensable pour museler la Cour suprême. Sa réponse, pour l’heure, semble être de céder au populisme et à la démagogie raciste de Ben-Gvir et de Smotrich en multipliant à l’égard des Palestiniens les punitions collectives illégales au regard du droit international – démolitions de maisons, expulsions, suppression des droits de résidence – et en encourageant les colons à s’armer encore davantage.

Ce qui, apparemment, n’est pas jugé suffisant par les intéressés. Mais comment pourrait-il en être autrement avec un premier ministre qui a choisi, pour échapper à ses juges, de faire alliance avec des politiciens comme Ben-Gvir et Smotrich. Deux hommes dont la spécialité est d’arroser d’essence les incendies.

René Backmann

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