Les agents de la CNDA et les avocats du droit d’asile dénoncent une « politique du chiffre » menée par la présidente de cette haute juridiction administrative, Dominique Kimmerlin.

Par Julia Pascual

Publié hier à 10h26, mis à jour hier à 11h10

C’est une difficulté sur laquelle les ministres de l’intérieur butent les uns après les autres : l’instruction des demandes d’asile est trop longue. Elle s’étale en moyenne sur quinze mois, a encore rappelé, le 23 septembre, l’actuel locataire de la place Beauvau, Gérald Darmanin, lors du débat qui l’opposait sur France 2 à Valérie Pécresse, candidate déclarée à l’Elysée. Mais à vouloir absolument raccourcir les délais de jugement, on en vient parfois à enrayer la machine. La présidente de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en fait l’expérience cette semaine : ses méthodes suscitent l’ire de ses agents et des avocats qui appellent à des mouvements de grève ces jours-ci.

Les premiers, réunis au sein d’une intersyndicale CGT-FO-UNSA, dénoncent une « politique du chiffre » tandis que les seconds, par la voix de l’association des avocats du droit d’asile Elena, fustigent un piétinement de leur profession.

Lors de la campagne de 2017, Emmanuel Macron promettait que le traitement d’une demande d’asile sous sa présidence ne pourrait excéder six mois. Avec le double objectif de mieux prendre en charge les réfugiés, mais aussi d’éviter le maintien sur le territoire de personnes ne relevant pas d’un besoin de protection internationale.

Des décisions rendues sans audience

C’était compter sans une série de contrariétés : l’augmentation continue de la demande d’asile (à l’exception de l’année 2020), la suspension d’audiences du fait de la pandémie ou encore plusieurs mouvements de grève en 2018 et 2019 qui ont perturbé le fonctionnement de la CNDA.

Cette dernière, qui traite les recours des demandeurs d’asile déboutés en première instance, est considérée comme la plus importante juridiction administrative par le nombre de décisions rendues (66 464 affaires jugées en 2019). Sa présidente, Dominique Kimmerlin, n’a eu de cesse d’essayer d’atteindre les objectifs de délais fixés par la loi asile et immigration de 2018. Quitte à semer la discorde.

L’un des principaux griefs à son encontre tient aux décisions rendues par ordonnance, c’est-à-dire sans audience et donc sans entendre le demandeur d’asile. Cette méthode représente environ un tiers des dossiers traités par la Cour chaque année. Mais avocats et agents considèrent qu’un virage a été opéré en 2020. Ils reprochent à la présidence de demander aux magistrats d’orienter vers ces ordonnances de rejet de plus en plus des dossiers qui mériteraient une tout autre attention. « Avant, les ordonnances concernaient des troisième ou quatrième demandes de réexamen, des dossiers sans motif sérieux de crainte ou des demandes de ressortissants de pays d’origine sûrs, rapporte l’avocate Oumayma Selmi, présidente d’Elena. Là, c’est devenu un outil de gestion des stocks et elles sont prises tous azimuts indépendamment de la problématique. Aujourd’hui, quasiment une demande sur deux en provenance du Bangladesh est rejetée par ordonnance, alors que la situation du pays se dégrade. Cela concerne aussi des Nigériannes victimes de traite ou des Guinéennes victimes de mariage forcé. »

« La Cour subit des pressions »

Autre point de crispation : le combat mené par la présidence contre les reports d’audience. Depuis 2019, les magistrats se voient notifier leurs taux individuels de renvois d’affaires. Dans le compte rendu d’une assemblée générale des formations de jugement tenue le 20 septembre, que Le Monde a consulté, la présidente déplore encore un taux de 30 % de renvois : « Un quart des renvois à la Cour sont dus à l’absence de l’avocat, du requérant ou des deux. (…) Ce n’est pas acceptable, il convient donc de lutter contre cette culture du renvoi », est-il écrit. La présidence fait notamment savoir que les arrêts maladie présentés à l’appui de demandes de renvoi et paraissant frauduleux sont signalés à l’ordre des médecins ; et joint au compte rendu un rappel des moyens de maintenir une audience en dépit de l’absence de l’avocat.

Dans son appel à faire grève les 4 et 5 octobre, l’association Elena dénonce une « chasse aux sorcières » tandis que les syndicats d’agents, qui ont déposé un préavis de grève pour le 8 octobre, épinglent une « atteinte à l’indépendance du juge ».

« La Cour subit des pressions des autorités, pense Sébastien Tüller, du Syndicat indépendant des personnels du Conseil d’Etat (Sipce-UNSA Justice). La présidente ne cesse de nous rappeler qu’on bénéficie de moyens financiers et humains mais que les délais et le nombre de dossiers restent trop importants. On n’a rien contre l’objectif en soi mais il se fait au détriment des agents et de la qualité de l’instruction. On traite treize affaires par audience, on travaille soir et week-end, il y a beaucoup d’exaspération et de colère. »

Sollicitée dimanche 3 octobre pour une réaction, la présidence de la Cour n’a pas souhaité répondre.

Julia Pascual

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