Bien peu se rappellent que, de 1918 à 1921, une partie de l’Ukraine vécut à l’heure de Nestor Makhno et de son insurrection libertaire.

L’invasion russe de l’Ukraine a stimulé l’intérêt pour la passionnante histoire de ce pays et de son peuple. Très rares sont pourtant ceux à évoquer la Makhnovtchina, ce soulèvement anarchiste qui tire son nom de son guide charismatique, Nestor Makhno, et qui, au sortir de la première guerre mondiale, lutta « contre les Rouges et les Blancs », et ce jusqu’à l’absorption de l’Ukraine dans la nouvelle Union soviétique. La radicalité d’une telle insurrection a entraîné sa marginalisation par l’historiographie nationaliste, tandis que la vulgate léniniste s’employait à la calomnier, tout en effaçant ses traces. Il n’en est que plus éclairant de revenir sur cette expérience collective, qui prônait « l’indépendance sociale et laborieuse des ouvriers et des paysans » face au nationalisme de l’éphémère république d’Ukraine.

Une autogestion de guerre

La paix conclue par les bolcheviks avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, en mars 1918, livre de fait l’Ukraine à leurs armées, qui occupent le pays et y soutiennent les représailles contre-révolutionnaires. La résistance s’organise au nom de la Volnitza, cette « vie libre » à laquelle les Ukrainiens associent leur indépendance. Makhno, un anarchiste ukrainien, condamné à Moscou à la réclusion à perpétuité, et libéré par la révolution de février 1917, fait de sa bourgade natale de Houliaïpole, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Marioupol, le centre régional d’une guérilla libertaire. Dès l’été 1918, il proclame que « vaincre ou mourir » est « le dilemme qui se dresse devant les paysans et les ouvriers de l’Ukraine au présent moment historique ». « Mais mourir tous, nous ne pouvons pas, nous sommes trop. Nous sommes l’humanité. Donc nous vaincrons », explique-t-il. Il est surnommé Batko (« Père »), du fait de ses indéniables qualités de commandement militaire. Un de ses camarades de lutte le décrit « dévoué jusqu’au fanatisme à la classe à laquelle il appartient, à celle des paysans pauvres dénués de tout droit, subjugués, écrasés ».

De novembre 1918 à juin 1919, la Makhnovtchina contrôle le sud-est de l’Ukraine, y compris le port stratégique de Marioupol et une portion du Donbass. L’influence de ses partisans s’étend jusqu’aux portes de Kharkiv, au nord, et d’Odessa, à l’ouest. Des « communes libres » voient le jour à l’initiative des paysans les plus déshérités, en liaison avec des « conseils libres des travailleurs », véritables antithèses des conseils/soviets alors établis par le pouvoir bolchevik. L’école se veut émancipée de l’Eglise comme de l’Etat, selon les thèses libertaires du pédagogue Francisco Ferrer, fusillé à Barcelone en 1909. Ces quelques mois d’utopie concrète demeurent forcément inaboutis, dans un contexte où la guerre impose à nouveau ses priorités. Deux congrès régionaux des « paysans, ouvriers et partisans » se tiennent en janvier et février 1919, consacrant la « mobilisation volontaire » face aux troupes contre-révolutionnaires du général russe blanc Denikine, qui lance l’offensive à partir du Donbass, épaulée par sa cavalerie tchétchène.

L’armée noire des partisans

La Makhnovtchina, boutée hors de son fief, accepte d’être intégrée comme « armée insurrectionnelle d’Ukraine » au sein de l’Armée rouge, mais en conservant ses drapeaux noirs et le principe d’élection de ses officiers, d’où de virulentes diatribes à son encontre de la part de Léon Trotski, commissaire soviétique à la guerre. La contre-offensive rebelle n’en est pas moins fulgurante durant l’hiver, libérant l’Ukraine des envahisseurs blancs, désormais commandés par le général Wrangel, qui tente une amorce de reconquête.

Une fois encore, les partisans de Makhno tiennent bon, en dépit des campagnes de diffamation et de répression lancées contre eux par Moscou. Mais, dès que le péril blanc est bel et bien écarté, la direction bolchevique affecte, en novembre 1920, quatre corps d’armée à la liquidation de la Makhnovtchina.

Malgré les coups d’éclat de l’insurrection, le rapport de force est écrasant, contraignant Makhno, en juillet 1921, à se réfugier en Roumanie, non sans avoir déclaré à son dernier carré : « Le communisme que nous avons appelé de nos vœux suppose la liberté individuelle, l’autogestion, l’initiative et la créativité. (…) Nous avons tenté de construire une société reposant sur les principes anarchistes de non-violence, mais les bolcheviks (…) ont fait de la violence leur droit. » C’est sur les ruines de la Makhnovtchina que Moscou peut enfin abolir l’indépendance ukrainienne au sein de l’URSS.

Makhno, exilé en Pologne, puis en Allemagne, finit par s’installer en avril 1925 en France. Il travaille comme aide-fondeur à Vincennes, puis comme ouvrier aux usines Renault de Boulogne-Billancourt. A la tuberculose contractée dans les prisons tsaristes s’ajoutent les séquelles des multiples blessures endurées au combat. Hospitalisé à l’hôpital Tenon, à Paris, il y décède en juillet 1934 et est incinéré au Père-Lachaise. Rares seront sans doute ceux qui se rassembleront en ce 1er-Mai devant la plaque à son nom, au columbarium du plus grand cimetière parisien. Et nul ne sait s’ils entonneront alors cette chanson composée en sa mémoire par Etienne Roda-Gil, avec pour couplet final « Makhnovtchina, Makhnovtchina, armée noire de nos partisans/Qui voulait chasser d’Ukraine à jamais tous les tyrans. »

Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po)

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